2020-02-05

 

Corps célestes

Toujours en quête d'un théâtre de science-fiction au Québec, je suis passé ce soir au Théâtre d'Aujourd'hui.  Je n'avais pas encore eu l'occasion de le visiter : la salle est de taille modeste, mais l'édifice est parfaitement situé en plein centre-ville et le grand vestibule combine la billetterie, le café, le vestiaire et des bancs pour l'attente.

La pièce signée Dany Boudreault et montée par Édith Patenaude (en co-production avec Messe Basse) a pour titre une tentative de jeux de mots, je suppose, puisqu'il est, d'une part, beaucoup question du corps des personnages et, d'autre part, un peu question des aurores boréales.  Malheureusement pour Boudreault, les aurores boréales ne sont pas des corps célestes (même si les Grecs les auraient sans doute classées dans les météores).

La mise à nu est un motif récurrent.  Hélène, alias Lili, est une réalisatrice de films porno, où elle joue parfois, et sa dernière production majeure s'appelait justement Corps célestes/Heavenly Bodies.

Sa sœur, Florence, la rappelle au bercail, la maison familiale au fond des bois, au milieu d'une forêt « érogène » où rôdent les derniers orignaux.  Leur mère, Anita, souffre d'une paralysie provoquée par un anévrisme, mais elle est quand même parvenue à réclamer sa fille Hélène, sa favorite peut-être, qui s'est pourtant sentie rejetée quinze ans plus tôt.

Flo occupe les lieux en compagnie de son conjoint, James, un anglophone qui se débrouille de mieux en mieux en français.  James est un soldat revenu de la guerre dans l'Arctique, mais pas entier.

Car il y a la guerre dans l'Arctique.  La Chine, les États-Unis et la Russie se disputent des territoires riches en hydrocarbures au mépris des frontières revendiquées par le Canada.  Quand ?  Ce n'est pas clair : pour les personnages , le 11 septembre 2001 remonte à plus de quinze ans, mais les deux sœurs chantaient Girls Just Want to Have Fun de Cyndi Lauper quand elles étaient petites : la chronologie n'est peut-être pas entièrement cohérente.

Autour de la maison, les bois sont hantés par des envahisseurs, venus du Nord ou du Sud, ou des réfugiés peut-être, ou des survivants de l'effondrement en cours, ou des tribus reconstituées, qui sait...

En filigrane, le réchauffement planétaire.  (Entre autres, il y a cette brève mention d'une chaleur accablante.)  Des flottes ne croisent-elles pas au large de l'île d'Ellesmere ?

Néanmoins, l'action dramatique se concentre sur les rapports entre les deux sœurs, sous le regard rusé de leur mère immobile.  Entre les deux, il y a James, le vétéran dont un bombardement a plus ou moins mutilé le membre viril.  Mais il y a aussi Isaac, le fils de James et Flo, un adolescent de quinze ans curieux de tout, y compris de la sexualité de sa tante pornographe.  Cette dernière suscite les confidences, dont celles de sa sœur, qui est terriblement en manque de sexe depuis que James ne peut plus (ou n'a plus envie de) la satisfaire.  Mais Flo sait-elle qu'Hélène a déjà fait l'amour, une fois, avec James, en lui procurant un orgasme sans éjaculation ?

Autour d'Hélène-Lili, il y a donc trois corps sortant de la norme — ceux de sa mère paralysée, de son ancien amant dévirilisé et d'Isaac, un peu obsédé par un testicule qui n'est pas encore descendu — et le corps de Flo, qui s'exhibe (en vain) pour fouetter la libido de James.

Ce ne sont pas les corps parfaits et fantasmatiques de la porno.  Ce sont les êtres imparfaits d'un futur très imparfait.  Et c'est ce futur assombri par la guerre, dont on entend passer les jets et les hélicos, qui finit rattraper la petite vie figée de la famille isolée en plein bois.

Isaac périt de son désir de liberté, et sûrement d'une trop grand ouverture.

La recherche d'ouverture est l'autre leitmotiv de la pièce de Boudreault.  L'ouverture des chairs au désir, l'ouverture des portes et fenêtres sur l'extérieur, mais aussi l'ouverture de la chair à ce qui la blesse, au sang et à la mort.  D'un trou dans un ventre de glaise, on peut faire une tête de figurine, mais on ne peut faire d'une trouée dans la forêt un refuge.  Et les bombes creusent des cratères dont on ne revient pas indemne.

L'ouverture est dangereuse, même quand elle est attirante, et on peut se demander si c'est le dilemme du Québec caquiste qui affleure ici, au risque de verser dans une projection étrangère aux intentions de l'auteur mais peut-être pas au climat politique de la province.

Quant à la science-fiction, elle à la fois indéniable et quasiment inutile.  Le drame se noue entre quatre murs, comme dans une pièce de Michel Tremblay, et le cadre futuriste n'est que la musique d'ambiance d'une saison dans la vie d'une famille plus coupée du monde que les Chapdelaine de Péribonka.

La mise en scène diverge un peu des indications fournies par le texte de Boudreault publié cette année par Le Quartanier.  De grands rideaux tombent du plafond, en s'ajoutant à un mobilier minimaliste : la chaise de la paralytique, une table, une banquette et un vase (parfois pourvu d'un bouquet) en composent l'essentiel.  Les rideaux se drapent parfois sur les corps ou figurent les murs de la maison, mais leur défilement scande aussi les transitions et les scènes.

Mais toute cette histoire n'est-elle pas une séquence pornographique familiale, parfois à la limite de l'inceste, sous forme de snuff movie  particulier, que Lili aurait fantasmée ?  Au tout début, elle narre les étapes d'une séquence salace avec des acteurs dénommés Adam et Ève.  Après le fondu au noir du dénouement, il n'y a rien.  Un rien qui nous laisse sur notre faim, et sur l'impression que l'auteur s'est plus soucié de faire la démonstration de sa virtuosité dramaturgique que de donner un cœur à ce drame.

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