2007-11-11

 

Souvenirs de guerre

En ce jour du souvenir, souvenons-nous...

En 1916, mon grand-père Jean-Joseph Trudel partait à la guerre. Comme médecin, il n'allait pas voir le feu; son expérience de la guerre serait différente. Nommé capitaine d'office, il fait partie du sixième Hôpital général canadien, qui recrute surtout les diplômés de l'Université Laval à Montréal (ancêtre de l'Université de Montréal actuelle). Lui a démissionné le 27 janvier 1916 de l'Hôpital Notre-Dame, où il était chef-interne. Il est rejoint par son frère Paul-Émile le 18 février, mais l'unité ne quitte le Canada qu'en mars. Envoyé en Europe sans affectation précise, l'Hôpital général canadien No. 6 reste virtuel plusieurs mois, les médecins individuels travaillant en Angleterre, à Paris ou Neuilly, puis à Étaples, avant que l'Hôpital No. 6 prenne enfin la route de Troyes en Champagne en janvier 1917 pour diriger un hôpital de 1200 lits dans un lycée de jeunes filles. Dans son journal, le capitaine Trudel n'est pas impressionné par la ville : « Tout est vieux et peu intéressant. (...) On s'aperçoit immédiatement, que le progrès est négligé et de là, que le moderne est à peu près inconnu. Population d'environ 60 000 âmes et bien typique du Provincialisme français. Ville renommée pour sa bonneterie et ses andouillettes. Dès 7 hrs p.m., toute lumière s'éteint par la ville et les cafés ferment à 8 hrs pour les militaires. Ville ennuyante et sans divertissements excepté quelques cinémas». C'est donc de 1917 que date cette photo des officiers de l'unité, où le capitaine est assis au milieu, sa casquette marquée d'une petite croix rouge.

À leur famille, les frères Trudel postent plusieurs photos. Les avions sont encore tout nouveaux et plusieurs photos d'aéroplans (et aussi un échantillon de toile d'un avion « boche » abattu derrière les lignes alliées le 29 avril 1917 par un certain Roland Beaudoin) aboutissent dans les albums familiaux. On retrouve ainsi la photo d'un bombardier anglais à Saint-Cloud; il s'agit sans doute d'un Handley Page O/100. Un des plus grands avions de l'époque, il était arrivé en France fin 1916 et il commencerait à opérer en mars 1917. Comme cette photo est datée de 1916, il s'agit sans doute d'un modèle en cours de rodage en novembre ou en décembre.Une autre photo est plus difficile à identifier, même si le sujet à l'avant-plan est identifié comme étant Hubert Metzer, dont je n'ai pu retrouver la trace dans les bases de données de la France ou du Canada. La photo a été prise à Bouleuse, où il y avait effectivement un camp d'aviation (bombardé en avril 1917) qui accueille des Spad. Cependant, j'ai l'impression que l'avion pourrait être un Nieuport, soit le modèle 17 soit le modèle 27. Fin juillet 1917, le capitaine Trudel avait quitté Troyes pour une quinzaine sous prétexte de s'informer des pratiques médicales de ses collègues français. Il en avait profité pour se rapprocher du front à Châlons, d'où il aurait poussé des pointes jusqu'à Villers-Marmery, Suippes et Valmy. De Suippes, il était parti ensuite en voiture pour le petit village de Souain (fusionné après la guerre avec Perthe-lès-Hurlus), comme il le raconte dans son journal : « De là, à Souain, village en ruines, où se trouve un poste de soins souterrain pouvant loger deux cents personnes. L'auto ne pouvant aller plus loin, nous avançons à pied environ un kilomètre où nous arrivons à un endroit appelé le Poste de Secours de l'Opéra. C'est un endroit à plusieurs entréees qui conduit dans des souterrains qui s'avancent aux premières lignes. Tout près, on peut voir un cimetière isolé, aussi des tombes isolées, marques glorieuses de la retraite de la Marne. » (Deux ans plus tôt, Souain avait été le théâtre d'une affaire qui inspira en partie le film de Stanley Kubrick, Paths of Glory.) Mais Bouleuse, aux portes de Reims, se trouve nettement plus loin et il n'est pas question d'une telle visite dans son journal. La photo aurait-elle été prise par Paul-Émile Trudel? Impossible de le savoir.

Pendant ce temps, ma grand-mère était encore à l'école à Winnipeg. Dans la photo ci-dessus, on la voit en reine du mai à l'académie St. Mary's. La deuxième bataille d'Ypres, durant laquelle les soldats canadiens opposèrent une résistance désespérée aux assauts allemands utilisant entre autres des nuages de chlore, avait eu lieu en avril 1915. Les combats avaient fait rage autour de Saint-Julien, qui est aujourd'hui le site d'un monument commémoratif, et les faits d'armes canadiens avaient été glorifiés dans les journaux au pays. La jeune Margherita Chevrier se fait l'écho de cette ambiance enfiévrée dans un poème publié dans un journal de Winnipeg un an plus tard sans doute, en avril 1916, à l'occasion du premier anniversaire de la bataille. Avant les grands affrontements de la conscription, elle adoptait le point de vue de la majorité urbaine hors-Québec et profitait de l'occasion pour prêcher la bonne entente entre les Canadiens de différentes origines. Elle qui étudie en anglais et qui avait reçu de son père en février 1916 Barrack Room Ballads And Other Poems de Rudyard Kipling écrit donc en anglais, signant des quatrains rimés dans un style nettement plus classique que mes sonnets pour ce blogue :

(...)

Our brave young Canadians fought not for power
Nor for conquest, but strove in a far nobler cause;
To save the true culture, and honor uphold
Against a stern foe who had spurned all the laws
Of humanity, nations, of honor and God;
Who revived savage methods surpassing the Huns,
Relentless to children, to women, old age,
Who demolished the temples of God with their guns.

From Flemish St. Julien to Poelcappelle
They stubbornly struggled to drive back the foe:
Through the virulent gas each yard they contested,
While with patriot valor their hearts were aglow.
Far outnumbered, the gallant brigades would not yield,
Though by death they must hinder the enemy's raid,
So bravely they fought, and disaster averted
By as costly exertions as soldiers e'er made.

The soil where now sleep our brave soldiers who fell,
Canadians will visit and reverent shall view,
As a second Thermopylae sacred for e'er
To the memory of those who stood fearless though few,
Resisting the enemy's hordes to the end.
Though for noble sons fallen their mothers have grieved,
Let the light of just pride cast across their sad tears
Rainbow tints that may soothe the fond hearts so bereaved.

And the brave ones whom fortune has spared to return
To their native land victors, we'll welcome with pride.
They had dwelt in the Vale of the Shadow of Death,
Yet came forth triumphant, though bitterly tried,
And honored the land of their birth for alll time.
When the name of St. Julien is spoken with praise,
How their hearts will rejoice that they shared in its fame,
That their blood was there shed in those perilous days.

Can their children forget how together they fought
'Neath the Tricolor flag and the brave Union Jack,
For the same noble cause, to vindicate right?
They were brothers abroad, and at home will they lack
A strong feeling of friendship, united in heart?
At St. Julien, both races distinction attained
And their splendid resistance and valorous deeds
For the Land of the Maple Leaf glory have gained.

« The soil where now sleep our brave soldiers who fell, Canadians will visit and reverent shall view »

Ce serait trop facile de jeter la pierre à une jeune femme qui avait grandi loin des combats, à une époque où personne ne soupçonnait quelle ampleur pouvait prendre une guerre moderne, menée avec des moyens sans précédent. Plus la réalité s'enlisait dans la boue et le sang, plus il devenait nécessaire de défendre les idéaux qui justifiaient les sacrifices des soldats. Les sentiments exprimés par ce poème ne reflètent pas seulement la naïveté des civils loin des combats : le dernier quatrain du célèbre poème de John McCrae, « In Flanders Fields », exprime le même désir de faire triompher la juste cause sans laquelle les sacrifices des morts seraient vains. Pourtant, McCrae l'a écrit quelques jours après la bataille de Saint-Julien, à un jet de pierre des tranchées où les soldats canadiens étaient morts par centaines. Le monument canadien de Vimy que j'ai photographié ci-dessus en 1990 incorpore (de l'autre côté) une statue gigantesque d'un homme brandissant une torche (que l'on peut voir dans cette photo à haute résolution, ou encore celle-ci). Ma grand-mère ne se montrait pas si mauvaise prophète en prédisant que les générations futures feraient du sol ensanglanté des Flandres et du nord de la France des lieux de pèlerinage. Mais c'est parce que la Première Guerre mondiale demeure la guerre la plus meurtrière de l'histoire canadienne qu'on a retenu non la cause ou les idéaux pour lesquels ces jeunes hommes sont morts, mais bien la peine et le chagrin de ceux et celles qui leur ont survécu. Regrets éternels matérialisés par une autre des statues du monument de Vimy...

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Comments:
En dépit de l'horreur que représente la guerre quel fantastique héritage d'avoir ces photos, ces témoignages. Ça nous aide à mieux nous souvenir.

Ça me fait réaliser que je devrais scanner les photos concernant le séjour de mon grand-père, que je n'ai jamais connu, dans l'armée pendant la 39-45. Il n'a jamais pu aller au front parce qu'il faisait de l'hypertension -- ce qui allait l'emporter d'ailleurs quelques mois avant ma naissance -- mais il a eu une tâche d'assistant médical. Les éclopés, mutilés, amputés et sonnés de guerre passaient devant lui à chaque jour. Il en a été hanté toute sa vie et il faisait des insomnies chaque fois qu'une crise politique se manifestait (la baie des chochons entre autre).

Bon jour du souvenir grand-papa!
 
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