2018-02-18

 

La première pièce de théâtre de science-fiction québécoise ?

Depuis quelques années, j'essaie de chroniquer les pièces de théâtre qui sont des créations canadiennes d'expression française et qui relèvent de la science-fiction.  La dernière en date, c'était la pièce Post-Humains, à la croisée de la réalité et de l'anticipation.  Mais à quand remonte le premier effort québécois dans cette veine ?

Dans mon Petit Guide de la science-fiction au Québec, je mentione les textes théâtraux des années 1960 dont j'avais parlé dans un billet précédent, entre autres À ceux qui viendront d'André Berthiaume, pièce publiée en 1965 mais créée en 1958, et Api 2967 de Robert Gurik, publiée en 1971 mais créée en 1965.  Avant, il conviendrait peut-être de mentionner les adaptations canadiennes des pièces de Jules Verne si les récits ainsi adaptées ne relevaient tout simplement pas de la science-fiction : Les Enfants du capitaine Grant, Le Tour du monde en quatre-vingts jours, Michel Strogoff ou Famille-Sans-Nom.  À la rigueur, on pourrait inclure Le Pénitent, pièce tirée par Louis-Napoléon Senécal du roman Les Indes noires de Jules Verne en décembre 1903, selon Moïra Rendace.  Ce roman de Verne entrerait dans ce que j'appelle le merveilleux technique, mais plus difficilement dans le merveilleux scientifique que j'assimile à la catégorie de la science-fiction.  Notons aussi que personne ne semble savoir si on a joué Le Pénitent depuis sa rédaction par Senécal...

À la radio, le feuilleton hebdomadaire Notre Canada (diffusé sur les ondes de Radio-Canada du 25 septembre 1942 au 22 janvier ou 21 mai 1943, selon les sources) met en scène l'invasion imaginaire par les Nazis du village canadien (fictif) de Val-Hébert.  Création ou adaptation de Paul Gury (Loïc Le Gouriadec, 1888-1974), on a ici une forme d'uchronie qui renouvelle l'idée du roman Similia Similibus en 1916.  Les comptes rendus de cette série varient suffisamment pour que je les prenne avec un grain de sel en attendant de pouvoir fouiller moi-même son histoire.

Un autre texte pourrait s'inscrire dans la catégorie de la science-fiction théâtrale québécoise, quoique de façon marginale.  Écrit par Marc-René de Cotret et publié en 1928 par les Éditions Édouard Garand dans la collection « Le Théâtre canadien », Le Sérum qui tue est qualifié de grand-guignol.  En attendant de savoir si cette pièce a été jouée à sa sortie, on notera qu'elle a été montée par le Centre du Théâtre d'Aujourd'hui, du 19 septembre au 20 octobre 1973, qui la présentait en même que la création de Jean-Claude Germain (alias Magnier), Les Méfaits de l'acide.  La combinaison est montée de nouveau par le Théâtre du Horla, du 16 juillet au 23 août 1975.  Le sérum mortel qu'un médecin veut administrer à sa femme pour s'en débarrasser représente-t-il un novum technique, ou une simple ficelle de l'intrigue ?

Pour ce qui est de l'anticipation franche, il faut sans doute se tourner vers la pièce Qui ?  Quoi ?  Quand ?  Où ? (aussi désignée dans la publicité de l'époque comme Qui... quoi... quand... où ?) d'Hervé Gagnier et Georges Henri (ou Georges-Henry) Robert.  Il s'agit d'une grande revue en deux actes et treize tableaux, qui a tenu l'affiche au Théâtre Canadien-Français de Montréal durant deux semaines à partir du 12 avril 1926.

Les deux auteurs travaillaient à l'époque pour La PresseHervé Gagnier, né le 15 janvier 1895 à Montréal, fils d'Arthur Gagnier et Eugénie Galaise, avait fait des études classiques et philosophiques au Collège de l’Assomption de 1907 à 1915.  Le 3 janvier 1921, il avait épousé à Montréal la fille d'Ovide Gauthier et Mathilde Amyot, Cécile Gauthier.  Journaliste de métier, il était aussi un homme de théâtre, connu pour des revues.  Dans la foulée de ses noces, il signe une pièce patriotique assez ambitieuse (trois actes, cinq tableaux, seize personnages) intitulée Dollard (Montréal, Imprimerie des éditeurs, 1922, 79 pages).  Il décède à Montréal le 27 janvier 1931, à Montréal.
L'aîné des deux, G. H. Robert, né en 1878 ou 1879 et décédé en novembre 1959, avait épousé en premières noces, Dolorèse Picard, et en secondes noces, Marie-Louise Lamarre.  Un fils lui survit, Gérald.  Il a une longue carrière de journaliste, qui débute dès 1900 dans La Mascotte, un des tout premiers journaux sportifs au Canada francophone.  Il est également un amateur de théâtre qui lance en 1903 un hebdomataire illustré, Le Théâtre, consacré aux activités théâtrales de la région montréalaise, voire de la province.  S'il signe quelques pièces, toutefois, seul ou en collaboration, elles ne semblent pas avoir connu un grand succès, mais il aura été un animateur de la vie théâtrale montréalaise pendant une bonne trentaine d'années.  (La photo ci-dessus date de 1909 et serait parue dans le Passe-Temps.)
Au théâtre de l'époque, la « revue » est un feu roulant de saynètes ou de commentaires (et d'improvisations ?) sur des thèmes tirés de l'actualité, si je comprends bien.  Ce serait en quelque sorte un ancêtre de certaines formes du stand-up ou du fameux Bye-Bye radio-canadien annuel.

L'action du spectacle Qui ?  Quoi ?  Quand ?  Où ? (dont le titre rappelle les questions que se posent les journalistes en composant leurs articles) se passe en 1999.  La revue fait intervenir les acteurs Fred Barry, Raoul Léry et Antoine Godeau sur la scène du théâtre d'Alexandre Sylvio, avec des décors spéciaux fournis par le décorateur Delangis.  Si certains commentaires sont élogieux, d'autres sont plus mesurés.  Dans La Lyre d'avril 1926, un certain Fabrio accuse la projection dans l'avenir de justifier un ramassis de « toutes les excentricités les plus insensées ».  Et « l'intrigue — si même on peut découvrir une intrigue à travers ce galimatias — nous donne une idée de ce que sera Montréal à la fin du présent siècle.  Puisse le supposé volcan du Mont Royal se réveiller et engloutir la ville avant que nos arrière-petits-enfants en arrivent à cet état d'abêtissement. »

Bref, le chroniqueur juge que tout est est médiocre, à l'exception d'une scène dans un tribunal, et il suppose que ce serait dû à l'expérience de journaliste d'un des deux auteurs, habitué à fréquenter les cours.  À certains égards, ce théâtre du futur enraciné dans le présent contemporain peut faire penser aux projets récents du Théâtre du Futur (fondé en 2011), en particulier la Trilogie du futur qui était à l'affiche à Montréal l'an dernier au Théâtre Aux Écuries et qui réunissait des spectacles concoctés en 2011, 2012 et 2015.

S'agit-il de la première pièce de théâtre de science-fiction au Canada francophone ?  Jusqu'à preuve du contraire, il sera permis de le supposer.

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