2017-10-17

 

La sidération post-humaine au théâtre québécois

Peut-on dire que le transhumanisme fascine le milieu théâtral québécois ?  Ce serait un peu exagéré, malgré la présentation à l'Espace libre de La Singularité est proche en mai dernier et de Post Humains ce mois-ci.  Je serais plutôt enclin à conclure que le sujet sidère les créateurs québécois.

En effet, en octobre 2008, on avait pu voir à Montréal Transhumain.  Cette pièce mêlait vulgarisation, anticipation et fiction, tout en laissant filtrer une inquiétude très nette.  Neuf ans plus tard, je suis surpris de constater qu'encore une fois, sur scène, les dramaturges québécois hésitent à plonger dans la fiction dès qu'il est question de post-humanité.  Si Transhumain représentait une création hybride entre le documentaire et la fiction, Post Humains se situe à l'extrême opposé de la saisissante fiction de La Singularité est proche.  Le texte rédigé par Dominique Leclerc met en scène sa quête d'un implant qui l'informerait sur sa glycémie de l'intérieur de son propre corps et sans dépendre des compagnies qui vendent des glucomètres, cette quête l'amenant à frayer avec les rêveurs d'une humanité cyborg.  Le compte rendu de sa plongée dans le milieu en question révèle la stupeur grandissante de l'autrice qui découvre les multiples facettes du mouvement transhumaniste — et la critique montréalaise se montre parfois pareillement méfiante, voire éberluée, malgré des exceptions peut-être plus favorables à la forme qu'au fond.

Je me suis absenté de la convention Can-Con à Ottawa afin d'assister à une supplémentaire prévue en après-midi le dernier jour que le spectacle était présenté par l'Espace libre (les ultimes représentations de la pièce jouant à guichets fermés).  Les spectateurs ont été invités à entrer dans la salle en passant par les toilettes au sous-sol pour remonter par un escalier donnant sur l'arrière-scène, aménagée de manière à donner un avant-goût des thèmes de la pièce.  Des citations de Mary Shelley et d'Eugène Huzar étaient affichées, ainsi qu'un manifeste des mutants (plutôt favorable au transhumanisme) et un appel des chimpanzés du futur (plutôt défavorable).  Quarante-cinq boîtes en carton (type Banker's Box) quadrillaient le plancher, dont deux qui étaient ouvertes et abritaient des livres d'Asimov, E. M. Forster et Hervé Fischer, entre autres.  Deux babillards permettaient aussi aux spectateurs d'y poser des notocollants en répondant à des questions :  quel organe aimeriez-vous améliorer ?  quel sens souhaiteriez-vous développer ?  quelle est la chose que vous ayez accomplie dont vous êtes le plus fier ?  quel a été plus votre grand deuil ou votre plus grande perte ?  Enfin, une chronologie dans le désordre affichait les dates de percées et de ruptures modifiant les possibilités humaines : développement du langage, invention de l'horloge portative, premières greffes, implantation d'un stimulateur cardiaque...  Quelques objets et photos complètent l'exposition, dont une pyramide de boîtes de soupe Campbell's et une vieille télévision cathodique juchée sur un chariot au milieu de l'avant-scène.

Si Dominique Leclerc joue son propre rôle de diabétique et d'investigatrice, elle est épaulée par son mari, Dennis Kastrup, qui joue également son propre rôle, et par l'acteur Didier Lucien, qui donne la parole à plusieurs personnages invoqués au cours du spectacle, dont Ray Kurzweil, Amar Graafstra, Kevin Warwick et Enno Park, sauf erreur.  Quand à Cadie Desbiens, elle assure la régie des effets audiovisuels et techniques, postée à une console à un bout de la scène, ce qui lui permet d'intervenir également de temps à autre.

Après avoir débuté son enquête en Amérique du Nord, Dominique arrive en Allemagne et fait la rencontre d'un club de cyborgs ou d'enthousiastes du transhumanisme.  Elle assiste ensuite à une foire du transhumanisme à Düsseldorf en 2015 où elle assiste à des implantations en direct, par exemple d'un petit aimant (et où elle aurait pu croiser l'autrice canadienne Darusha Wehm, invitée pour l'occasion)  Elle passe ainsi de la possibilité d'un implant à demeure à l'exploration de nouvelles possibilités — qu'elle acquière de nouveaux sens, par exemple, ou que son identité soit changée par son hybridation avec la technologie.  Une tension surgit, qui reste plus ou moins implicite tout au long de la pièce : faut-il pouvoir tout réparer avant d'améliorer ?  ou peut-on améliorer l'humain sans pour autant guérir tous les naufrages de son corps ?  La quête d'une meilleure santé s'oppose-t-elle à celle de capacités nouvelles, ou les deux se complètent-elles ?

Au fil des découvertes de la candide Dominique, le spectacle enchaîne les expériences qui brouillent les frontières entre l'humain et son double cyborg.  Les spectateurs sont conviés à échanger leur téléphone intelligent déverrouillé avec celui d'un étranger dans la salle pour susciter la nomophobie, la peur d'être privé de son cellulaire.  La sexualité n'y échappe pas : la pièce inclut la démonstration d'un vibromasseur connecté (qui n'est qu'un des sextoys disponibles actuellement dans cette catégorie).  Puis, Dominique endosse un GERT dans une vidéo tournée en Allemagne pour faire l'expérience de la vie des personnes âgées, ralenties par leurs infirmités.  L'augmentation transhumaine fonctionne ici à l'envers...

L'exploration au petit bonheur contiue avec une mention du livre Up-Wingers (1973) de FM-2030, puis de la possibilité de créer un avatar numérique immortel de toute personne adhérant au programme d'Eternime.  La boucle se boucle toutefois quand il est question de deux figures de proue du transhumanisme et de la cryogénie, Max More et Natasha Vita-More.  Puis du biohacker Tim Cannon qui travaille depuis 2013 sur des implants biométriques éventuellement capables de mesurer la glycémie.

Le tout se termine avec les événements de 2016 — la candidature du transhumaniste Zoltan Istvan à la présidence des États-Unis — et de 2017 — le mariage de Dominique et Dennis, qui décident ensuite de s'implanter des puces RFID contenant la version numérisée de leur certificat de mariage.

Croisement de l'autofiction et du théâtre documentaire, Post Humains n'est pas à la hauteur du 887 de Robert Lepage, que j'ai pu voir à sa création à Québec.  Malgré les raisons très personnelles et très intimes qui poussent Dominique (et d'autres cyborgs en devenir) à fouiller ce qu'offre le transhumanisme, la pièce cède aux tentations du didactisme et de l'éclectisme.  On perd de vue le fil conducteur en cours de route pour ne retenir que les jeux de scène ou les expériences inédites, même si le caractère extrême des expérimentations fascine.  Le refus de la fiction ou de l'extrapolation, toutefois, ne permet pas au texte de se démarquer entièrement du reportage.  L'histoire plus humaine reste en partie inachevée.  Néanmoins, le choix de sujet demeure audacieux et son traitement témoigne d'une forme d'apprivoisement de ces idées autrefois considérées comme entièrement loufoques ou marginales.



Libellés : , ,


Comments: Publier un commentaire

<< Home

This page is powered by Blogger. Isn't yours?