2017-10-18

 

Eugène Huzar et la science-fiction francophone

Il y a plus de dix ans, je suggérais que si la proto-science-fiction française du début du XIXe siècle a peut-être eu quelque chose comme un noyau dur, il s'agirait peut-être de la thématique de la fin du monde, en commençant par Le Dernier Homme (1805) de Cousin de Grainville.  On peut verser une autre pièce au dossier de la popularité de ce thème : la pièce comique La Fin du monde, ou Les taches dans le soleil (1816) de MM. Lafortelle, Brazier et Merle.  Malgré le titre, il ne s'agit pas d'un récit d'anticipation.  La fin du monde n'est qu'une méprise plus ou moins sciemment entretenue par un Monsieur Désastres, ancien perruquier de l'astronome Lalande devenu barbier du village qu'il terrifie en sortant son télescope et en observant une terrible bête avec des griffes et une queue quand il pointe l'instrument vers le ciel.  En fin de compte, le monstre toutefois n'est qu'un chat pris au piège du télescope...

Ceci rappellera aux fans de Tintin la fin du monde appréhendée au début de L'Étoile mystérieuse, quand un astronome perd la raison en observant une araignée géante avec sa lunette astronomique, comme le constate Tintin avant de découvrir que ce n'est pas une créature spatiale hypertrophiée, mais tout simplement une araignée ordinaire qui passait devant le télescope...  Hergé aurait-il lu cette pièce de 1816 avant de rédiger L'Étoile mystérieuse ?  Très honnêtement, la pièce signale l'origine de cette chute en citant en page titre un distique du fabuliste Jean de La Fontaine : « Le Monstre dans la Lune à son tour lui parut. / C'était une Souris cachée entre les verres », lequel est tiré de la fable « Un Animal dans la Lune ».  Si on lit la fable, on se retrouve toutefois renvoyé à un poème anglais antérieur de Samuel Butler, « The Elephant in the Moon ».  On notera toutefois que l'association d'un intrus télescopique avec une fin du monde illusoire n'apparaît que dans la pièce de 1816...

Quoi qu'il en soit, les références scientifiques de cette pièce légère de 1816 rappellent, d'une part, que les astronomes Jérôme Lalande et Pierre-Simon Laplace avaient bel et bien déjà imaginé une fin du monde scientifique causé par la collision de la Terre avec une comète et, d'autre part, qu'en cette année où les cieux étaient assombris par l'éruption du volcan Tambora, où Mary Shelley rédigea la première version de Frankenstein et où Lord Byron composa le poème « Darkness », il était plus facile d'observer les taches solaires en raison de l'obscurcissement de l'atmosphère par les poussières volcaniques.  Dans son ouvrage Les Comètes (1875), Amédée Guillemin évoque d'ailleurs la panique provoquée en 1816 par la prédiction d'une fin du monde prévue pour le 18 juillet (p. 380) et cette apocalypse ratée est mentionnée dans la pièce qui a dû s'en inspirer pour plusieurs détails, dont l'affaiblissement redouté de l'ardeur du Soleil.

Dans quelle mesure la grande peur de 1816 a-t-elle prolongé, voire relancé l'intérêt pour le thème de la fin du monde ?  Mary Shelley elle-même a écrit plus tard The Last Man.  Toutefois, l'ouvrage de Cousin avait déjà été réimprimé en 1811 par Nodier, tandis que Creuzé de Lesser travaillait sur une adaptation poétique depuis 1814.  Par conséquent, la fortune de cette thématique en français pourrait devoir au moins autant à la chute de Napoléon qu'à l'année 1816.

Les fins du monde scientifiques n'ont pas été oubliées pour autant après 1816.  Eugène Huzar (1820-1890), que la pièce Post Humains m'a fait découvrir, a signé un des premiers ouvrages de catastrophisme technologique, La fin du monde par la science, en 1855.  Combinant l'essai théologique hétérodoxe et la réflexion sur le progrès, cet opuscule aborde et, surtout, laïcise plusieurs thèmes qu'on retrouve ensuite dans la science-fiction.

Il y a l'éternel retour dû à la punition faustienne : « L'homme voudra un jour diriger et gouverner les énergies de la nature, mais il arrivera un moment où il n'en sera plus maître, elles lui échapperont quand il croira le mieux les éteindre, et notre humanité disparaîtra comme le cycle humain qui l'a précédée. » (pp. 8-9)

Il y a une préfiguration de la Singularité : « plus nous irons en avant, plus les progrès se feront rapidement, la civilisation suivra dans sa marche la loi de la chute des corps dont la vitesse croît comme le carré des temps. » (p. 25)

L'association entre progrès faustien et chute inéluctable, en prélude à l'extinction, est répétée avec insistance : « Oui, je crois au progrès infini de la science; oui, je crois à la puissance infinie de l'homme dans le temps; mais, j'admets de plus que ces philosophes, la fatalité, naissant des progrès mêmes de cette civilisation : fatalité d'autant plus terrible, que la civilisation sera plus grande, chute d'autant plus mortelle que l'homme sera tombé de plus haut.  Catastrophe enfin, qui fera disparaître l'homme de la planète. » (p. 50)

En attendant de trouver l'occasion et le temps de lire la suite plus détaillée de cet ouvrage, L'Arbre de la science, paru en 1857, je dois me fier aux résumés ou commentaires qu'on en a fait à l'occasion d'une réédition en 2008.  Dans le numéro 150 de la revue Romantisme (2010), Jean-Baptiste Fressoz nous donne un aperçu des réflexions de Huzar sur le futur :

« Huzar possède une imagination apocalyptique débordante et une préférence pour les scénarios spectaculaires. Qui sait si en extrayant tonne après tonne de charbon on ne risque pas de déplacer le centre de gravité de la planète et produire un basculement de son axe de rotation ? Qui sait si les canaux interocéaniques ne perturberont pas les courants maritimes, causant ainsi des inondations dévastatrices ? Son candidat préféré pour l’apocalypse reste hypothétique : une substance encore à découvrir capable de brûler l’eau qui, se déversant par accident dans une rivière, finirait par embraser les océans et consumer toute matière organique sur terre. Au milieu de ces propositions farfelues, on trouve aussi de belles anticipations : « dans cent ou deux cents ans le monde, étant sillonné de chemins de fer, de bateaux à vapeur, étant couvert d’usines, de fabriques, dégagera des billions de mètres cubes d’acide carbonique et d’oxyde de carbone, et comme les forêts auront été détruites, ces centaines de billions d’acide carbonique et d’oxyde de carbone pourront bien troubler un peu l’harmonie du monde » (L'Arbre de la science, p. 99) »

S'il est mentionné en passant que Jules Verne s'est inspiré de sa lecture de Huzar (serait-ce dans De la Terre à la Lune, où il est question de l'avenir de l'Univers ?), je reconnais dans ce paragraphe les germes de deux textes de science-fiction francophones.

Le moins étonnant est sans doute le premier en date, « Le secret des Zippélius » de Jules Lermina (1839-1915), publié à l'origine dans la Revue bleue en 1889.  Le secret en cause est bel et bien celui de cette substance qui ferait de l'eau un combustible et Lermina décrit les conséquences dans les mêmes termes que son contemporain Huzar, semble-t-il.

Le plus étonnant est un texte plus tardif, la nouvelle « Une vision » (1937) de Georges Bugnet (1879-1981).  Cet auteur d'origine française établi en Alberta, au Canada, a aussi signé Siraf, un roman qui décrit les conversations d'un pionnier canadien avec une entité extraterrestre.  Dans sa nouvelle de 1937, Bugnet décrit très exactement le basculement de l'axe de rotation terrestre qui résulterait d'une surexploitation déséquilibrée des ressources naturelles de la planète.  Dans ce dernier cas, on peut se demander s'il y aurait lieu d'identifier des sources intermédiaires.

Jamais deux sans trois, dit-on.  Quand je finirai par mettre la main sur L'Arbre de la science, je trouverai bien si c'est un chaînon manquant dans notre compréhension de l'anticipation scientifique au XIXe siècle.

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