2016-12-29
L'escalade des intransigeances
Un essai de Paul Krugman qui attribue le déclin des républiques au mépris que les puissants démontrent pour les normes démocratiques (que Krugman oppose aux formes démocratiques) circule beaucoup en ce moment. Dans le contexte des États-Unis, où les Républicains ont relancé depuis plusieurs années le gerrymandering quelque peu découragé après le Voting Rights Act de 1965, la bipolarisation partisane et la représentation excessive de certains électorats (blancs et ruraux, par exemple) engendrent une situation où l'extrémisme jouit d'un soutien de plus en plus assuré.
Or, quand il est question de normes démocratiques, on ne cite pas toujours l'importance en démocratie d'éviter les extrêmes. Tout en reconnaissant que la détermination des extrêmes en politique demeure toujours quelque peu relative (pour certaines féministes, le patriarcat qui prédominait dans les années 1960 est un repoussoir extrême tandis que l'exclusion politique des femmes au XIXe siècle est tout bonnement impensable, alors qu'une partie de l'électorat de Trump aux États-Unis serait plutôt porté à normaliser l'hégémonie masculine d'avant 1980, par exemple), il est clair qu'un certain consensus en la matière, encore présent à l'époque du second président Bush, tendait à restreindre le débat en écartant certaines solutions extrêmes. En 2007, il était encore possible de soutenir que la polarisation politique aux États-Unis était artificielle : dans Talking right: how Conservatives turned Liberalism into a tax-raising, latte-drinking, sushi-eating, Volvo-driving, New York Times-reading, body-piercing, Hollywood-loving, left-wing freak show, Geoffrey Nunberg rappelait qu'Alan Wolfe, dans One Nation, After All (1998), concluait que les données des sondages et des enquêtes révélaient un consensus largement partagé sur de nombreux sujets sociaux et politiques. En obtenant 46,1% du vote, Trump n'a pas nécessairement infirmé ces résultats, mais il a démontré qu'une polarisation artificielle n'est pas moins robuste qu'un schisme plus organique.
La propagande peut alimenter l'extrémisme, non seulement en diffusant des faussetés calomnieuses ou en exagérant les mérites d'un camp, mais aussi en faisant de certaines décisions politiques des indicateurs de l'extrémisme de l'autre camp. En effet, s'il a été beaucoup question de la normalisation des extrêmes en usant de propagande pour rendre acceptables des idées auparavant extérieures à la fenêtre d'Overton, il importe également de signaler comment l'extrémisme d'un camp est alimenté par la présentation des faits et gestes de l'autre. Si on considère que l'indexation du salaire minimum à l'inflation est une mesure raisonnable dont l'application est modulable selon les circonstances, celle-ci ne suscitera qu'un débat limité puisqu'il s'agira non pas de défendre des principes mais d'adapter sa réalisation aux circonstances. Si on en fait toutefois une entrave à la liberté d'embauche ou de gérer sa propre entreprise, cela devient une mesure liberticide dont l'adoption par un camp devient la preuve d'un extrémisme qui doit être combattu de la même manière afin de défendre un droit fondamental. Le feu doit être combattu par le feu... Ou, pour citer Barry Goldwater : « Extremism in the defense of liberty is no vice ».
Si une dérive interprétative suffit à alimenter l'extrémisme, il est d'autant plus vrai que l'intransigeance des uns stimulera l'intransigeance des autres. En ce moment, on observe que sept à huit ans d'intransigeance des Républicains aux États-Unis, que ce soit au Sénat comme à la Chambre des représentants, au niveau des États individuels (comme la Caroline du Nord) ou dans le contexte des candidatures de Trump, Rubio et Cruz, ont poussé à bout l'administration de Barack Obama. Ce dernier a commencé à exercer des pouvoirs présidentiels tombés dans l'oubli et à exploiter les pouvoirs discrétionnaires que le second Bush avait revendiqué. Quoique partiellement symbolique, l'absence d'un veto des États-Unis qui a permis au conseil de sécurité de l'ONU d'adopter une résolution pro-palestinienne correspond à un accroc au consensus gouvernemental des États-Unis aussi majeur que les prises de position les plus controversées de Bush.
Dans un premier temps, les dernières semaines de l'administration Obama risquent d'attiser l'intransigeance des partisans de Trump, mais elles annoncent la couleur de la réaction prévisible à l'extrémisme avoué de Trump et de son cabinet potentiel, en particulier si ceux-ci donnent suite aux engagements les plus marqués à droite du candidat Trump.
Jusqu'à maintenant, en raison de l'ampleur du réseau de la droite conservatrice aux États-Unis, financé par des mécènes milliardaires et perpétué par des institutions qui profitent d'un électorat polarisé en leur faveur, les politiques les plus extrêmes ont été avancées, défendues et même adoptées sans jamais qu'il soit nécessaire pour les politiciens en cause de payer un prix. (D'ailleurs, aux États-Unis, il est de plus en plus rare pour des politiciens fédéraux de craindre de perdre leur siège, pour ne citer qu'une conséquence potentielle d'un radicalisme excessif. Et s'ils perdent une élection, il leur restera la possibilité d'être embauché comme apparatchik de leur parti, d'être nommé à un conseil d'administration, de rejoindre un institut de recherche, d'enseigner dans une université ou de devenir un commentateur stipendié.) Jusqu'à maintenant, la combinaison de l'orientation centriste des Démocrates et de la majorité de droite au Congrès avait pour conséquence de rarement annuler les gains de la droite : la prison de Guantánamo est restée ouverte, la guerre au terrorisme par drones interposés a continué, la Cour suprême a longtemps conservé une majorité à droite, le refus de reconnaître la Cour pénale internationale a perduré, le droit de mitrailler son prochain avec n'importe quelle arme à feu n'a pas été abrogé, la limitation des bénéfices sociaux n'a pas été révisée, l'impunité des banquiers n'a été qu'écornée, les cadeaux fiscaux reaganiens aux plus riches sont restés quasi intacts, la réglementation des médias a été enterrée et la participation électorale sans frein des corporations ou des nantis est demeurée telle quelle.
Toutefois, si les Démocrates, à l'instar d'Obama, se mettent à exploiter toute parcelle de pouvoir politique qui leur échoit pour s'opposer aux politiques républicaines, au besoin en trahissant des consensus tacites de longue date, l'escalade des intransigeances pourrait se poursuivre, soit jusqu'à la lutte ouverte, soit jusqu'à ce que les conséquences de l'escalade dissuadent les partisans d'adhérer à cette politique des extrêmes. La sagesse humaine est-elle si bien partagée que ce constat doive étayer un peu d'optimisme en cette fin d'année ?
À tout le moins, on peut espérer que l'instinct de préservation poussera les plus partisans à comprendre que trop de partisannerie risque un jour de détruire leur parti.
Or, quand il est question de normes démocratiques, on ne cite pas toujours l'importance en démocratie d'éviter les extrêmes. Tout en reconnaissant que la détermination des extrêmes en politique demeure toujours quelque peu relative (pour certaines féministes, le patriarcat qui prédominait dans les années 1960 est un repoussoir extrême tandis que l'exclusion politique des femmes au XIXe siècle est tout bonnement impensable, alors qu'une partie de l'électorat de Trump aux États-Unis serait plutôt porté à normaliser l'hégémonie masculine d'avant 1980, par exemple), il est clair qu'un certain consensus en la matière, encore présent à l'époque du second président Bush, tendait à restreindre le débat en écartant certaines solutions extrêmes. En 2007, il était encore possible de soutenir que la polarisation politique aux États-Unis était artificielle : dans Talking right: how Conservatives turned Liberalism into a tax-raising, latte-drinking, sushi-eating, Volvo-driving, New York Times-reading, body-piercing, Hollywood-loving, left-wing freak show, Geoffrey Nunberg rappelait qu'Alan Wolfe, dans One Nation, After All (1998), concluait que les données des sondages et des enquêtes révélaient un consensus largement partagé sur de nombreux sujets sociaux et politiques. En obtenant 46,1% du vote, Trump n'a pas nécessairement infirmé ces résultats, mais il a démontré qu'une polarisation artificielle n'est pas moins robuste qu'un schisme plus organique.
La propagande peut alimenter l'extrémisme, non seulement en diffusant des faussetés calomnieuses ou en exagérant les mérites d'un camp, mais aussi en faisant de certaines décisions politiques des indicateurs de l'extrémisme de l'autre camp. En effet, s'il a été beaucoup question de la normalisation des extrêmes en usant de propagande pour rendre acceptables des idées auparavant extérieures à la fenêtre d'Overton, il importe également de signaler comment l'extrémisme d'un camp est alimenté par la présentation des faits et gestes de l'autre. Si on considère que l'indexation du salaire minimum à l'inflation est une mesure raisonnable dont l'application est modulable selon les circonstances, celle-ci ne suscitera qu'un débat limité puisqu'il s'agira non pas de défendre des principes mais d'adapter sa réalisation aux circonstances. Si on en fait toutefois une entrave à la liberté d'embauche ou de gérer sa propre entreprise, cela devient une mesure liberticide dont l'adoption par un camp devient la preuve d'un extrémisme qui doit être combattu de la même manière afin de défendre un droit fondamental. Le feu doit être combattu par le feu... Ou, pour citer Barry Goldwater : « Extremism in the defense of liberty is no vice ».
Si une dérive interprétative suffit à alimenter l'extrémisme, il est d'autant plus vrai que l'intransigeance des uns stimulera l'intransigeance des autres. En ce moment, on observe que sept à huit ans d'intransigeance des Républicains aux États-Unis, que ce soit au Sénat comme à la Chambre des représentants, au niveau des États individuels (comme la Caroline du Nord) ou dans le contexte des candidatures de Trump, Rubio et Cruz, ont poussé à bout l'administration de Barack Obama. Ce dernier a commencé à exercer des pouvoirs présidentiels tombés dans l'oubli et à exploiter les pouvoirs discrétionnaires que le second Bush avait revendiqué. Quoique partiellement symbolique, l'absence d'un veto des États-Unis qui a permis au conseil de sécurité de l'ONU d'adopter une résolution pro-palestinienne correspond à un accroc au consensus gouvernemental des États-Unis aussi majeur que les prises de position les plus controversées de Bush.
Dans un premier temps, les dernières semaines de l'administration Obama risquent d'attiser l'intransigeance des partisans de Trump, mais elles annoncent la couleur de la réaction prévisible à l'extrémisme avoué de Trump et de son cabinet potentiel, en particulier si ceux-ci donnent suite aux engagements les plus marqués à droite du candidat Trump.
Jusqu'à maintenant, en raison de l'ampleur du réseau de la droite conservatrice aux États-Unis, financé par des mécènes milliardaires et perpétué par des institutions qui profitent d'un électorat polarisé en leur faveur, les politiques les plus extrêmes ont été avancées, défendues et même adoptées sans jamais qu'il soit nécessaire pour les politiciens en cause de payer un prix. (D'ailleurs, aux États-Unis, il est de plus en plus rare pour des politiciens fédéraux de craindre de perdre leur siège, pour ne citer qu'une conséquence potentielle d'un radicalisme excessif. Et s'ils perdent une élection, il leur restera la possibilité d'être embauché comme apparatchik de leur parti, d'être nommé à un conseil d'administration, de rejoindre un institut de recherche, d'enseigner dans une université ou de devenir un commentateur stipendié.) Jusqu'à maintenant, la combinaison de l'orientation centriste des Démocrates et de la majorité de droite au Congrès avait pour conséquence de rarement annuler les gains de la droite : la prison de Guantánamo est restée ouverte, la guerre au terrorisme par drones interposés a continué, la Cour suprême a longtemps conservé une majorité à droite, le refus de reconnaître la Cour pénale internationale a perduré, le droit de mitrailler son prochain avec n'importe quelle arme à feu n'a pas été abrogé, la limitation des bénéfices sociaux n'a pas été révisée, l'impunité des banquiers n'a été qu'écornée, les cadeaux fiscaux reaganiens aux plus riches sont restés quasi intacts, la réglementation des médias a été enterrée et la participation électorale sans frein des corporations ou des nantis est demeurée telle quelle.
Toutefois, si les Démocrates, à l'instar d'Obama, se mettent à exploiter toute parcelle de pouvoir politique qui leur échoit pour s'opposer aux politiques républicaines, au besoin en trahissant des consensus tacites de longue date, l'escalade des intransigeances pourrait se poursuivre, soit jusqu'à la lutte ouverte, soit jusqu'à ce que les conséquences de l'escalade dissuadent les partisans d'adhérer à cette politique des extrêmes. La sagesse humaine est-elle si bien partagée que ce constat doive étayer un peu d'optimisme en cette fin d'année ?
À tout le moins, on peut espérer que l'instinct de préservation poussera les plus partisans à comprendre que trop de partisannerie risque un jour de détruire leur parti.
Libellés : États-Unis, Politique