2014-10-23
L'expérience de la terreur
Malgré la surenchère de la rhétorique des médias, le terrorisme n'est plus quelque chose d'exceptionnel dans nos vies si on a un certain âge. Si je ne suis pas assez vieux pour avoir des souvenirs de la crise d'octobre, j'avais pu suivre dans les journaux et à la télévision la crise des otages américains en Iran en 1979-1980 et je crois bien qu'un guide qui nous faisait visiter le château de Versailles avait indiqué des fenêtres abîmées par une bombe posée par des nationalistes bretons (vers 1978 ou un peu après, donc). Par contre, les attentats durant les Jeux olympiques de Munich ou le raid d'Entebbe sont trop éloignés dans le temps pour que je m'en rappelle. En revanche, je me souviens comment, durant les années soixante-dix et un peu moins durant les années quatre-vingt, on faisait encore des blagues sur les détournements d'avions par des militants qui réclamaient d'aller à Cuba.
À Ottawa, on l'oublie parfois, des terroristes arméniens s'en sont pris à des diplomates turcs trois fois entre 1982 et 1985, faisant au moins trois victimes, dont deux morts, et prenant enfin d'assaut l'ambassade turque. À l'époque, un diplomate turc occupait un appartement dans notre immeuble au même étage que ma famille et la GRC avait posté, au plus fort de cette crise, un agent armé à la porte de l'appartement, assis derrière une petite table. Tous les jours en revenant de l'école, je passais devant lui jusqu'à ce qu'il disparaisse une fois le danger passé. C'est fort probablement durant cette période qu'en visitant la maison de Balzac à Paris, rue Raynouard, j'avais aperçu un garde, pistolet automatique en bandoulièere, posté derrière l'ambassade turque dans la rue Berton qui donne sur l'arrière de la maison de Balzac.
À l'étranger, une voiture piégée explosait à Beyrouth en 1982 en faisant de nombreux morts, dont Bashir Gemayel, ce qui entraîna les massacres de Sabra et Chatila. En 1983, c'étaient les attentats suicides à Beyrouth qui frappaient l'imagination. Pendant ce temps, de 1972 à 1996, les Provos irlandais faisaient exploser une série de bombes, dont la liste partielle exclut des milliers d'attentats mineurs, comme celui dont j'avais observé le lendemain les vestiges à l'extérieur d'un pub de Belfast à l'occasion d'un voyage en Irlande vers 1992.
Si ces derniers événements se déroulaient en général loin de chez moi, j'étais peut-être bien en France, voire à Paris, ou tout juste revenu de France lorsque l'attentat de la rue des Rosiers avait eu lieu en 1982. C'était aussi l'époque des exactions de Carlos et de ses collaborateurs... mais le terrorisme avait plusieurs origines en ce temps où on prenait encore ses nouvelles dans les journaux. Je garde un souvenir plus net d'ailleurs du retentissement causé par l'attentat dans la gare de Bologne en 1980 que du bruit causé par l'attentat en gare de Montréal en 1984.
Ce sont évidemment les attentats islamistes des années 1995-1996 qui ont été les plus marquants pour ceux qui passaient par Paris à l'époque. Des bombes dans les poubelles aux bombes dans les RER, de l'activation du plan Vigipirate aux fouilles des sacs à l'entrée de certains magasins, la peur du terrorisme s'est traduite par un changement du mobilier urbain et de nouveaux réflexes en ce qui a trait aux sacs abandonnés, par exemple...
Le matin du 11 septembre 2001, heure de New York, je venais tout juste de débarquer d'un avion arrivé à Paris quand j'ai appris la nouvelle des attentats. Durant les jours suivants, je serais effectivement bloqué en France — même si je n'avais pas eu l'intention de repartir avant deux ou trois semaines. Premier grand attentat à l'ère internet, mon premier réflexe avait été d'essayer de savoir si mes amis à New York avaient survécu ou se trouvaient dans la zone dangereuse. Consultation des cartes de Manhattan sur la Toile, consultation des listes et forums, soupir (un peu coupable) de soulagement en définitive...
Depuis 1989, ce sont aussi les fusillades dans les écoles qui ont transformé notre relation à la violence et nos attentes quant à la sécurité dans les lieux publics. La tuerie de Polytechnique inaugurait une nouvelle gradation de l'horreur. La télévision avait diffusé en direct le siège policier et la douloureuse expectative avant la triste révélation du bilan. Je n'étais pas sur les lieux, mais j'avais suivi encore récemment des cours de génie dans le cadre de mes études en physique et il y a eu parmi les victimes au moins une ou deux jeunes femmes d'Ottawa de ma génération et de ma région, bref, des étudiantes qui auraient pu être mes consœurs à l'Université d'Ottawa. D'autres massacres scolaires ont eu lieu par la suite avant de se transformer en une catégorie propre d'une phénoménologie de la violence aveugle. Tout cela représente une expérience cumulative de la terreur, quoique de seconde ou troisième main.
Si on considère que le terrorisme est l'emploi délibéré de la terreur comme tactique à des fins politiques, ce ne sont pas tous ces événements qui en relèvent, mais ils ont tous engendré, voire cherché à engendrer, la peur ou la terreur. Pour l'instant, l'assassinat de Nathan Cirillo hier à Ottawa suivi de l'irruption du tireur dans le Parlement relèvent surtout des incidents qui suscitent l'inquiétude, mais qui n'ont pas nécessairement été pensées comme tels.
Heureusement, ce ne sont qu'un très petit nombre de personnes qui ont une expérience directe de la terreur parce qu'elles sont dans la ligne de feu. Un nombre un peu plus élevé sont aux premières loges en tant que témoins, comme mon collègue Hayden Trenholm, qui avait publié ma nouvelle « Watching over the Human Garden » dans l'anthologie Blood and Water et qui a assisté en personne au meurtre de Cirillo.
Toutefois, les vrais terroristes ont précisement pour but d'inspirer la terreur à des gens qui n'étaient ni des victimes ni des témoins, mais qui ne peuvent échapper à la description ou à la retransmission des événements par les médias. De ce point de vue, la terreur est parfois le produit d'une collaboration entre les terroristes et les médias. Hier, on a pu observer à Ottawa que la police est aussi en mesure de jouer un rôle. N'a-t-on pas vu plus d'images de policiers et de militaires armés jusqu'aux dents que de l'unique tireur ? Le bouclage du centre d'Ottawa n'a-t-il pas fait plus pour favoriser la peur et la paranoïa que la folle équipée du tireur, qui a duré moins de dix minutes ? En pratique, l'expérience de la terreur a été indissociable hier du déploiement sécuritaire, du spectacle policier relayé par les médias et des mesures comme le bouclage du centre Rideau ou de l'Université d'Ottawa, la diffusion en boucle de l'agonie du soldat Cirillo comme de la fusillade au Parlement ne servant qu'à crédibiliser tout le reste. Il faudra y réfléchir, un de ces jours.
À Ottawa, on l'oublie parfois, des terroristes arméniens s'en sont pris à des diplomates turcs trois fois entre 1982 et 1985, faisant au moins trois victimes, dont deux morts, et prenant enfin d'assaut l'ambassade turque. À l'époque, un diplomate turc occupait un appartement dans notre immeuble au même étage que ma famille et la GRC avait posté, au plus fort de cette crise, un agent armé à la porte de l'appartement, assis derrière une petite table. Tous les jours en revenant de l'école, je passais devant lui jusqu'à ce qu'il disparaisse une fois le danger passé. C'est fort probablement durant cette période qu'en visitant la maison de Balzac à Paris, rue Raynouard, j'avais aperçu un garde, pistolet automatique en bandoulièere, posté derrière l'ambassade turque dans la rue Berton qui donne sur l'arrière de la maison de Balzac.
À l'étranger, une voiture piégée explosait à Beyrouth en 1982 en faisant de nombreux morts, dont Bashir Gemayel, ce qui entraîna les massacres de Sabra et Chatila. En 1983, c'étaient les attentats suicides à Beyrouth qui frappaient l'imagination. Pendant ce temps, de 1972 à 1996, les Provos irlandais faisaient exploser une série de bombes, dont la liste partielle exclut des milliers d'attentats mineurs, comme celui dont j'avais observé le lendemain les vestiges à l'extérieur d'un pub de Belfast à l'occasion d'un voyage en Irlande vers 1992.
Si ces derniers événements se déroulaient en général loin de chez moi, j'étais peut-être bien en France, voire à Paris, ou tout juste revenu de France lorsque l'attentat de la rue des Rosiers avait eu lieu en 1982. C'était aussi l'époque des exactions de Carlos et de ses collaborateurs... mais le terrorisme avait plusieurs origines en ce temps où on prenait encore ses nouvelles dans les journaux. Je garde un souvenir plus net d'ailleurs du retentissement causé par l'attentat dans la gare de Bologne en 1980 que du bruit causé par l'attentat en gare de Montréal en 1984.
Ce sont évidemment les attentats islamistes des années 1995-1996 qui ont été les plus marquants pour ceux qui passaient par Paris à l'époque. Des bombes dans les poubelles aux bombes dans les RER, de l'activation du plan Vigipirate aux fouilles des sacs à l'entrée de certains magasins, la peur du terrorisme s'est traduite par un changement du mobilier urbain et de nouveaux réflexes en ce qui a trait aux sacs abandonnés, par exemple...
Le matin du 11 septembre 2001, heure de New York, je venais tout juste de débarquer d'un avion arrivé à Paris quand j'ai appris la nouvelle des attentats. Durant les jours suivants, je serais effectivement bloqué en France — même si je n'avais pas eu l'intention de repartir avant deux ou trois semaines. Premier grand attentat à l'ère internet, mon premier réflexe avait été d'essayer de savoir si mes amis à New York avaient survécu ou se trouvaient dans la zone dangereuse. Consultation des cartes de Manhattan sur la Toile, consultation des listes et forums, soupir (un peu coupable) de soulagement en définitive...
Depuis 1989, ce sont aussi les fusillades dans les écoles qui ont transformé notre relation à la violence et nos attentes quant à la sécurité dans les lieux publics. La tuerie de Polytechnique inaugurait une nouvelle gradation de l'horreur. La télévision avait diffusé en direct le siège policier et la douloureuse expectative avant la triste révélation du bilan. Je n'étais pas sur les lieux, mais j'avais suivi encore récemment des cours de génie dans le cadre de mes études en physique et il y a eu parmi les victimes au moins une ou deux jeunes femmes d'Ottawa de ma génération et de ma région, bref, des étudiantes qui auraient pu être mes consœurs à l'Université d'Ottawa. D'autres massacres scolaires ont eu lieu par la suite avant de se transformer en une catégorie propre d'une phénoménologie de la violence aveugle. Tout cela représente une expérience cumulative de la terreur, quoique de seconde ou troisième main.
Si on considère que le terrorisme est l'emploi délibéré de la terreur comme tactique à des fins politiques, ce ne sont pas tous ces événements qui en relèvent, mais ils ont tous engendré, voire cherché à engendrer, la peur ou la terreur. Pour l'instant, l'assassinat de Nathan Cirillo hier à Ottawa suivi de l'irruption du tireur dans le Parlement relèvent surtout des incidents qui suscitent l'inquiétude, mais qui n'ont pas nécessairement été pensées comme tels.
Heureusement, ce ne sont qu'un très petit nombre de personnes qui ont une expérience directe de la terreur parce qu'elles sont dans la ligne de feu. Un nombre un peu plus élevé sont aux premières loges en tant que témoins, comme mon collègue Hayden Trenholm, qui avait publié ma nouvelle « Watching over the Human Garden » dans l'anthologie Blood and Water et qui a assisté en personne au meurtre de Cirillo.
Toutefois, les vrais terroristes ont précisement pour but d'inspirer la terreur à des gens qui n'étaient ni des victimes ni des témoins, mais qui ne peuvent échapper à la description ou à la retransmission des événements par les médias. De ce point de vue, la terreur est parfois le produit d'une collaboration entre les terroristes et les médias. Hier, on a pu observer à Ottawa que la police est aussi en mesure de jouer un rôle. N'a-t-on pas vu plus d'images de policiers et de militaires armés jusqu'aux dents que de l'unique tireur ? Le bouclage du centre d'Ottawa n'a-t-il pas fait plus pour favoriser la peur et la paranoïa que la folle équipée du tireur, qui a duré moins de dix minutes ? En pratique, l'expérience de la terreur a été indissociable hier du déploiement sécuritaire, du spectacle policier relayé par les médias et des mesures comme le bouclage du centre Rideau ou de l'Université d'Ottawa, la diffusion en boucle de l'agonie du soldat Cirillo comme de la fusillade au Parlement ne servant qu'à crédibiliser tout le reste. Il faudra y réfléchir, un de ces jours.
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