2011-04-21

 

Une Terre et son rédempteur

Premier Québécois publié par Denoël depuis Élisabeth Vonarburg, Martin Lessard signe un premier roman intitulé Terre sans mal, qui vient d'arriver au Canada. C'est l'histoire d'un premier contact qui a lieu d'abord en 1337, puis en 2088. Des extraterrestres rencontrent d'abord U'tal, un Guarani de l'Amazonie qui a quitté son village pour trouver la Terre sans mal, le lieu béni de sa divinité qui échapperait à l'emprise de l'avidité, de la brutalité et de la cruauté qui caractérisent trop souvent les humains. Si le héros de Stanley Péan faisait penser (d'une manière méta-narrative) au Hero with a Thousand Faces de Joseph Campbell, la première partie de Terre sans mal de Martin Lessard fait carrément penser à un décalque du schéma campbellien. Le personnage d'U'tal quitte son visage natal, affronte de nombreux périls, se jette un défi suprême au risque de sa vie et reviendra chez lui, en un certain sens, pour offrir à ses semblables ce qu'il a gagné au péril de sa vie.

Dans la deuxième partie du roman, on saute en 2088. La Terre réchauffée a les pieds dans l'eau, mais elle a aussi des bases sur la Lune et Mars. Quand les extraterrestres reviennent en 2088, U'tal leur sert d'émissaire afin de représenter la collectivité extraterrestre qui l'a ravi à son espace-temps d'origine. Désormais, il est un peu plus qu'un pantin commandé par l'esprit collectif des voyageurs extraterrestres, et un peu moins que l'adolescent brûlant de trouver l'Abaagui.

Le monde de 2088 n'est guère différent du nôtre. Dominé par la Chine et les États-Unis, il fait une place à l'Europe et à un Québec apparemment indépendant. L'évolution technologique a rendu les voyages spatiaux plus faciles, mais la Terre continue de se réchauffer et les réfugiés climatiques de se multiplier.

Le président des États-Unis, Devon Porter, a tout du clone de George Bush. Quand les extraterrestres offrent à l'humanité un marché sans précédent, Porter saisit l'occasion de s'accaparer le pouvoir suprême pour longtemps. Les moments de crise ont toujours du bon pour quelqu'un...

L'opposition à Porter est incarnée par la jeune Nat Bérubé, la fille d'un magnat québécois de la presse mondiale. Alors que la situation s'enflamme sur le sol des États-Unis, elle va animer une mobilisation mondiale qui prendra la forme d'une conférence internationale chargée d'adopter une déclaration encadrant tout contact présent ou à venir entre l'humanité et des créatures extraterrestres.

L'ouvrage mise sur l'émotion et la morale, et non sur les rebondissements de l'intrigue ou l'originalité des idées. Dans une certaine mesure, il tient du conte philosophique. Les principaux personnages de Lessard doivent trancher, face au marché proposé par des extraterrestres qui recherchent la transcendance collective en récoltant les espèces intelligentes. Les conditions du marché les forcent à choisir leur camp, celui de l'abjection ou celui du renoncement.

Toutefois, les dés sont pipés. Les seuls partisans de la transaction proposée sont de véritables ordures, ce qui évacue le dilemme bien réel qui se serait posé s'il avait fallu débattre de l'opportunité de rejeter des techniques susceptibles de mettre fin aux maladies et de prolonger la vie humaine. Du coup, le débat n'est guère possible et le dénouement du roman ne fait aucun doute. Mais comme les protagonistes sont sympathiques, leur triomphe obtient la pleine adhésion des lecteurs.

L'intérêt de Terre sans mal est ailleurs. La déclaration d'indépendance des bases lunaires et martiennes émeut, si ce n'est que parce qu'elle emprunte à des textes fondateurs qui ont toujours aussi fière allure (Heinlein avait déjà fait le coup dans The Moon Is A Harsh Mistress) et qui, depuis quelques années, ont retrouvé toute leur actualité. Dans le contexte décrit par Lessard, les accents les plus revendicateurs de la déclaration gênent un peu aux entournures, car ils s'ajustent mal à la situation, mais il est permis de soupçonner que l'auteur laisse percer une certaine satisfaction identitaire en consacrant autant de pages à cette déclaration. Cela dit, dans la fiction comme dans la réalité, on notera que le prix sera payé par un personnage autochtone, sacrifié pour les autres — ce qui rapproche l'histoire de Lessard du premier roman de Gélinas, qui s'intéresse aussi à la place des premiers habitants dans un monde renouvelé et refondé. La Terre sans mal rêvée par le héros campbellien sera aussi une Terre livrée à autrui.

Lessard choisit en définitive d'imaginer une humanité qui réagit à retardement, mais qui réagit de manière positive et même encourageante. Ce n'est pas de l'angélisme, certes, car l'histoire démontre que c'est une réaction possible. Toutefois, l'histoire démontre aussi que la meilleure volonté du monde reste parfois l'otage d'un système. Il aurait parfois été plus convaincant de se faire dire pourquoi d'autres pays que les États-Unis n'auraient pas été tentés par le même marché...

L'écriture de Lessard oscille entre un style narratif utilitaire, un vocabulaire parfois excessivement châtié et une langue parlée qui se fait québécoise et familière quand ce sont les personnages québécois qui prennent la parole. Je suis toutefois resté perplexe face à l'utilisation de l'exclamation « calife » là où on attendrait «calice » : simple coquille systématique ou gag dont la subtilité m'échappe ?

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Comments:
L'utilisation de "calife" est d'autant plus déroutante qu'on a droit à quelques "tabarnak" et "crisse" bien sentis, ailleurs dans le roman.
 
Merci du commentaire, j'apprécie votre "lecture" du roman. Et pour ce qui est de calife, c'est tout bonnement un emprunt d'expression à mon papa... On ne dit pas ça chez vous ?
 
Non. Mais puisque vous m'y faites penser, je suppose qu'il s'agit d'un euphémisme propre à une génération plus âgée. Par exemple, la génération de mon père disait « bateau » ou « batèche » pour ne pas sacrer en disant « baptême » (« batinse » est de la même eau). Je suppose que « calife » remplaçait « calice » pour les mêmes raisons. Mais je ne connaissais pas.

Dans le même genre, « tiguidou » m'est plus familier que « diguidou », et Google semble confirmer que le premier est plus usité.
 
Batèche, oui, j'ai déjà entendu ça aussi ! =0)
 
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