2011-04-16

 

Un roman aux mille visages

Non sans rappeler un peu John Campbell et son Hero with a Thousand Faces, Stanley Péan signe un livre qui se rapproche du mythique. Et c'est le frisson né de cette proximité forcée d'une créature presque mythique qui est une des plus grandes forces de son nouveau roman. Dans cette suite de Zombie Blues, Péan signe ce qui est peut-être le premier roman de superhéros au Québec — ce qui n'exclut en rien une dimension mythique, au contraire (que l'on songe aux rapprochements possibles entre les héros et demi-dieux de la mythologie grecque et les protagonistes des comics nord-américains). Le personnage éponyme transcende ses origines particulières, ce qui lui confère une stature surhumaine par endroits. Toutefois, j'ai bien dit peut-être, car, en définitive, Bizango (Les Allusifs, 2011) produit le même effet que le personnage décrit par ce mot : celui qui se retrouve au cœur de l'histoire est une créature sans nom capable de prendre tous les visages, en particulier quand les gens qu'elle croise lui prête si volontiers les traits d'êtres chers, souvent disparus. En effet, le livre se laisse lire de plusieurs manières et, selon l'angle par lequel on l'aborde, il prend tel ou tel visage.

En premier lieu, l'ouvrage prend le visage d'un roman haïtien, émaillé de plusieurs répliques en créole dont la traduction est fournie en bas de page, mais il s'agit aussi d'un roman de la diaspora haïtienne. Après avoir liquidé le souvenir des dictatures duvaliéristes dans Zombie Blues, Péan s'en prend cette fois à d'autres monstres de la réalité haïtienne à Montréal, et plus particulièrement le piège de la criminalité. Un producteur prospère de rap, hip hop, etc., dénommé Chill-O, est aussi un chef de bande redouté, proxénète et trafiquant de drogue. C'est peut-être trop pour un seul homme, mais il concentre en une seule personne tout ce que le romancier nous invite à exécrer, du mépris des femmes à l'exploitation de tous les désespoirs en passant par la brutalité gratuite. De fait, les pages les plus émouvantes du roman mettent en scène l'existence douloureuse de la belle Domino Roussel, née en Haïti, exilée au Canada dès l'enfance, rebelle et fugueuse tombée dans la cocaïnomanie et la prostitution.

En même temps, le roman présente un visage très montréalais, croqué par un observateur de longue date des milieux médiatiques et culturels au Québec. Le portrait est parfois féroce, mais les pistes ont été si bien embrouillées que la tentation de coller des noms sur certains portraits n'ouvre vraiment la porte qu'à des projections du lecteur... ce qui serait un autre tour de « bizango ».

En filigrane, Péan explore aussi le malaise identitaire d'un personnage qui a trop de visages, mais qui refuse de dire quel est le visage qu'il voit dans la glace le matin. Dans le pays du multiculturalisme et de l'interculturalisme, ceci n'est pas innocent. La superposition d'identités qui se chevauchent et s'accumulent parce qu'on refuse de choisir — ou parce qu'on ne sait plus d'où on vient et où on va — est une réalité fondamentale de l'immigration et même les Québécois déchirés entre la France et l'Amérique n'y échappent pas. Il y a sans doute un peu de l'auteur, bleuet d'origine haïtienne, dans le bizango tout comme il y a un peu de nous tous dans un personnage aussi post-moderne — voire post-nationaliste.

En définitive, alors que le personnage éponyme se mêle d'amitié pour la jolie Domino, qui est peut-être sa fille, au point d'essayer de la prendre sous sa protection, l'intrigue verse dans une épopée sanglante.

Le personnage principal, traité de « bizango » par un prêtre vodou, combine plusieurs traits surnaturels. Il est plus ou moins télépathe, sensible aux émotions et aux élans des gens autour de lui, moins souvent à leurs idées ou pensées. Il est capable de passer inaperçu à volonté (on songe ici au Tem de Roland Wagner), encore que Péan ne nous dit jamais s'il peut éviter de se faire voir des caméras, appareils photos ou miroirs... Il prend les visages que les gens lui attribuent et il peut même prêter à autrui les traits désirés.

Est-il un être fantastique, qui ferait du livre un roman fantastique? Certains personnages croient distinguer son vrai visage, celui d'un ange ou d'un démon, ce qui n'est peut-être qu'une projection de leur part. Lorsqu'il offre de montrer à autrui son vrai visage, ne leur dévoile-t-il pas en fait leur propre visage essentiel, sans jamais se livrer lui-même?

Est-il un caméléon extraterrestre, débarqué sur Terre à la faveur de quelque écrasement enflammé? A priori, il est un être de chair et de sang, doté d'une force prodigieuse, mais de particularités physiologiques qui l'apparenteraient aux sauriens... Comme on le sait depuis Superman, un extraterrestre peut aussi faire figure de superhéros et les exploits du « bizango » évoquent sans aucun doute les prouesses d'un superhéros digne des vieux comics d'autrefois.

En fin de compte, c'est le lecteur qui choisira d'y voir un roman de fantastique, de science-fiction ou de superhéros. Mais à moins d'être très difficile, il retirera un plaisir certain de cette lecture.

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