2011-01-29
Des fossés interpersonnels?
L'essai Interpersonal Divide (2005) de Michael Bugeja est du nombre des ouvrages qui suscitent le doute mais n'emportent pas la conviction. En gros, Bugeja fait le procès des technologies de la communication qui multiplient nos contacts avec les autres tout en creusant des fossés multiples entre nous et les gens que nous côtoyons dans la vie de tous les jours : parents, enfants, collègues, etc. Ces fossés ne sont pas purement circonstanciels — ils ne sont pas uniquement le produit de notre présence (numérique) ailleurs qui est souvent une présence nulle part. Selon Bugeja, il convient d'incriminer également notre inaptitude grandissante à communiquer efficacement avec autrui, en personne, face à face, parce que le savoir-vivre — et tous les savoir-faire sociaux — s'atrophie quand nous nous laissons absorber par les nouvelles technologies de l'information et de la communication (y compris les médias sociaux qui ne sont pas mentionnés parce qu'ils restaient embryonnaires au moment de la rédaction de cet essai).
Bugeja dresse une liste de sept mauvaises habitudes des personnes très (trop) médiatisées :
1) Croire qu'on contrôle un mensonge parce qu'on en est l'auteur : l'influence des séries télévisées nous inclinerait à croire qu'on peut mentir impunément et sans susciter le soupçon, le doute, la méfiance chez les autres.
2) Croire qu'on a pour seul choix de mentir ou dire la vérité : si on manque de perceptivité, on manque souvent de discrétion, d'où une tendance à dire toute la vérité, même si elle n'est pas opportune, ou à mentir, même au prix de complications ultérieures (voir la mauvaise habitude précédente). Il existe souvent des solutions intermédiaires.
3) Refuser d'admettre ou de reconnaître ses pertes : Vouloir avoir raison à tout prix peut être coûteux. Les gens qui réussissent dans la vie ont souvent appris à reconnaître leurs échecs et faire une croix sur les pertes irrécupérables, histoire de mettre un terme à une mauvaise série afin de passer à autre chose.
4) Envier ce qu'on n'a pas et perdre ce qu'on a déjà : si on se laisse obnubiler par ce que la publicité nous convainc qui nous manque, on risque de déprécier ce dont on jouit déjà, de cesser de l'entretenir et de risquer de le perdre. Horace aurait dit qu'il faut dompter sa cupidité si on ne veut pas dompté par elle.
5) Défendre la pureté de ses intentions et suspecter celle des autres : il faut donner aux autres le bénéfice du doute — les intentions attribuées aux autres sont rarement correctes ou rarement aussi simples que les analyses médiatiques le laissent croire.
6) Agir comme si l'intention attribuée à autrui était avérée : il faut se garder de réagir en fonction des pensées imputées à autrui, sous peine de compliquer une situation et d'engendrer de nouveaux problèmes. D'où la remarque d'Albert Einstein selon qui les problèmes exigent d'être résolus avec une plus grande perceptivité que celle qui les a créés.
7) Simplifier la cause des problèmes afin de touver quelqu'un à blâmer : identifier un coupable est agréable, mais la complexité du réel est telle qu'un blâme résout rarement le problème en cause et donne souvent naissance à d'autres problèmes. Qui juge les autres s'expose à être jugé. Qui se trompe de cible s'expose à créer de nouveaux problèmes.
Les recommandations associées à ces diagnostics sont sages, mais Bugeja ne prouve pas vraiment que l'abus de communications électroniques et de déplacements virtuels entraîne obligatoirement un affaiblissement du savoir-vivre interpersonnel. Il essaie de résumer en définitive l'enchaînement des causes et conséquences dans le cas de la consommation exagérée de médias en expliquant ainsi la cascade de dominos :
1) Plus on consomme de médias, moins on interagit avec les autres dans le monde réel.
2) Moins on interagit, plus on se méprend sur les gestes et les mobiles d'autrui.
3) Plus on se méprend, moins on retire de nos relations avec les autres.
4) Moins on retire de ces relations, plus on se reporte sur les programmes télévisés (ou autres).
5) Plus on consomme de programmes, moins on maîtrise ses valeurs personnelles.
6) Moins on est sûr de ses propres valeurs, plus on est influencé par le marketing.
7) Plus le marketing nous influence, plus nos perceptions s'émoussent.
8) Plus nos perceptions s'émoussent, plus nos problèmes interpersonnels se multiplient.
9) Plus nos problèmes interpersonnels s'agravent, moins nous sommes en mesure de les résoudre, parce que nous manquons de perceptivité.
10) Résultat? On cherche des solutions, mais le plus souvent en passant par les médias, ce qui boucle la boucle.
Et, dans le cas de l'utilisation abusive des nouvelles technologies, il incrimine la succession suivante de dominos :
1) Plus on a recours à la technologie, moins on interagit avec les autres dans la réalité.
2) Moins on interagit avec les autres, plus on a recours à la technologie pour se divertir et communiquer avec les autres.
3) Plus on a recours à la technologie, moins on maîtrise les frontières spatiales, temporelles et identitaires.
4) Moins on est sûr de ses propres frontières, plus on risque de transgresser ou violer les frontières des autres ou d'interpréter de travers leurs messages.
5) Plus on transgresse ou comprend de travers, plus on risquer de déstabiliser nos relations avec les autres dans la réalité.
6) Plus nos relations avec les autres vacillent, plus on les remplace avec des relations virtuelles.
7) Plus on satisfait nos besoins électroniquement, moins on a de vie privée.
8) Moins on a de vie privée et intime, plus le marketing peut dicter notre comportement.
9) Plus le marketing influence notre comportement, plus notre jugement est affecté et plus on cherche à se rassurer.
10) Résultat? On cherche des solutions (self-help), mais souvent en passant par des moyens technologiques, ce qui boucle la boucle.
Le hic, c'est que dans les deux cas, tout repose sur les effets initiaux de l'utilisation abusive de médias et de nouvelles technologies, et sur le pré-supposé que les interactions virtuelles ne peuvent pas (jamais?) remplacer les interactions dans la vie réelle. Or, ce qui manque à cet ouvrage, c'est une démonstration. (Et ce ne sont pas les tentatives de Bugeja d'égratigner McLuhan qui peuvent y concourir, car elles s'appuient plus sur l'affirmation que sur l'argumentation.)
Bref, même si Bugeja s'en défend, il s'agit au moins en partie d'une lamentation sur les temps et les mœurs. C'était mieux avant. On connaît la rengaine. Même s'il m'arrive de penser parfois que, sur le plan intellectuel, il y avait plus de rigueur autrefois, il suffit parfois de se remplacer dans le tout-venant de la production intellectuelle d'avant les nouvelles technologies pour se poser des questions.
Le propre des nostalgiques de l'ancien temps, c'est souvent de se placer sur un pied d'égalité avec les nouvelles générations qu'ils considèrent — et déconsidèrent. Or, ils ont acquis une plus ou moins grande somme de sagesse et d'expériences au fil des ans, de sorte que la comparaison avec de jeunes blancs-becs inexpérimentés tournera nécessairement au désavantage de ces derniers.
Bugeja offre des bons mots et des anecdotes, mais rien de très convaincant. Ainsi, il fait de la confusion d'une étudiante qui se présente à la bibliothèque de son université en cherchant une personne dénommée « Carol » alors qu'on lui avait dit d'obtenir un « carrel » (les deux mots sont des homonymes en anglais) le symptôme d'une inculture typique des jeunes qui sont « computer literate » mais pas « socially literate » (p. 132). Mais cette ignorance d'un mot relativement rare, et d'une technique d'étude inconnue des nouveaux étudiants quand elle n'est pas en passe de devenir désuète, ne nous pas grand-chose de plus pertinent que la confusion du texte, dans le même paragraphe, entre « cubical » (sic!) et « cubicle » (synonme de carrel). Le reste de l'argumentation du livre est à peine supérieure.
Bref, il est clair que nous avons intérêt à développer un sens critique et une discipline personnelle face aux messages publicitaires et aux attraits des médias sociaux, mais il en allait déjà de même à l'époque de la propagande et des prêches radiodiffusés, ou de la possibilité de bavarder au téléphone pendant des heures. Au lieu de revenir au passé, on pourrait se contenter d'en retenir les leçons...
Bugeja dresse une liste de sept mauvaises habitudes des personnes très (trop) médiatisées :
1) Croire qu'on contrôle un mensonge parce qu'on en est l'auteur : l'influence des séries télévisées nous inclinerait à croire qu'on peut mentir impunément et sans susciter le soupçon, le doute, la méfiance chez les autres.
2) Croire qu'on a pour seul choix de mentir ou dire la vérité : si on manque de perceptivité, on manque souvent de discrétion, d'où une tendance à dire toute la vérité, même si elle n'est pas opportune, ou à mentir, même au prix de complications ultérieures (voir la mauvaise habitude précédente). Il existe souvent des solutions intermédiaires.
3) Refuser d'admettre ou de reconnaître ses pertes : Vouloir avoir raison à tout prix peut être coûteux. Les gens qui réussissent dans la vie ont souvent appris à reconnaître leurs échecs et faire une croix sur les pertes irrécupérables, histoire de mettre un terme à une mauvaise série afin de passer à autre chose.
4) Envier ce qu'on n'a pas et perdre ce qu'on a déjà : si on se laisse obnubiler par ce que la publicité nous convainc qui nous manque, on risque de déprécier ce dont on jouit déjà, de cesser de l'entretenir et de risquer de le perdre. Horace aurait dit qu'il faut dompter sa cupidité si on ne veut pas dompté par elle.
5) Défendre la pureté de ses intentions et suspecter celle des autres : il faut donner aux autres le bénéfice du doute — les intentions attribuées aux autres sont rarement correctes ou rarement aussi simples que les analyses médiatiques le laissent croire.
6) Agir comme si l'intention attribuée à autrui était avérée : il faut se garder de réagir en fonction des pensées imputées à autrui, sous peine de compliquer une situation et d'engendrer de nouveaux problèmes. D'où la remarque d'Albert Einstein selon qui les problèmes exigent d'être résolus avec une plus grande perceptivité que celle qui les a créés.
7) Simplifier la cause des problèmes afin de touver quelqu'un à blâmer : identifier un coupable est agréable, mais la complexité du réel est telle qu'un blâme résout rarement le problème en cause et donne souvent naissance à d'autres problèmes. Qui juge les autres s'expose à être jugé. Qui se trompe de cible s'expose à créer de nouveaux problèmes.
Les recommandations associées à ces diagnostics sont sages, mais Bugeja ne prouve pas vraiment que l'abus de communications électroniques et de déplacements virtuels entraîne obligatoirement un affaiblissement du savoir-vivre interpersonnel. Il essaie de résumer en définitive l'enchaînement des causes et conséquences dans le cas de la consommation exagérée de médias en expliquant ainsi la cascade de dominos :
1) Plus on consomme de médias, moins on interagit avec les autres dans le monde réel.
2) Moins on interagit, plus on se méprend sur les gestes et les mobiles d'autrui.
3) Plus on se méprend, moins on retire de nos relations avec les autres.
4) Moins on retire de ces relations, plus on se reporte sur les programmes télévisés (ou autres).
5) Plus on consomme de programmes, moins on maîtrise ses valeurs personnelles.
6) Moins on est sûr de ses propres valeurs, plus on est influencé par le marketing.
7) Plus le marketing nous influence, plus nos perceptions s'émoussent.
8) Plus nos perceptions s'émoussent, plus nos problèmes interpersonnels se multiplient.
9) Plus nos problèmes interpersonnels s'agravent, moins nous sommes en mesure de les résoudre, parce que nous manquons de perceptivité.
10) Résultat? On cherche des solutions, mais le plus souvent en passant par les médias, ce qui boucle la boucle.
Et, dans le cas de l'utilisation abusive des nouvelles technologies, il incrimine la succession suivante de dominos :
1) Plus on a recours à la technologie, moins on interagit avec les autres dans la réalité.
2) Moins on interagit avec les autres, plus on a recours à la technologie pour se divertir et communiquer avec les autres.
3) Plus on a recours à la technologie, moins on maîtrise les frontières spatiales, temporelles et identitaires.
4) Moins on est sûr de ses propres frontières, plus on risque de transgresser ou violer les frontières des autres ou d'interpréter de travers leurs messages.
5) Plus on transgresse ou comprend de travers, plus on risquer de déstabiliser nos relations avec les autres dans la réalité.
6) Plus nos relations avec les autres vacillent, plus on les remplace avec des relations virtuelles.
7) Plus on satisfait nos besoins électroniquement, moins on a de vie privée.
8) Moins on a de vie privée et intime, plus le marketing peut dicter notre comportement.
9) Plus le marketing influence notre comportement, plus notre jugement est affecté et plus on cherche à se rassurer.
10) Résultat? On cherche des solutions (self-help), mais souvent en passant par des moyens technologiques, ce qui boucle la boucle.
Le hic, c'est que dans les deux cas, tout repose sur les effets initiaux de l'utilisation abusive de médias et de nouvelles technologies, et sur le pré-supposé que les interactions virtuelles ne peuvent pas (jamais?) remplacer les interactions dans la vie réelle. Or, ce qui manque à cet ouvrage, c'est une démonstration. (Et ce ne sont pas les tentatives de Bugeja d'égratigner McLuhan qui peuvent y concourir, car elles s'appuient plus sur l'affirmation que sur l'argumentation.)
Bref, même si Bugeja s'en défend, il s'agit au moins en partie d'une lamentation sur les temps et les mœurs. C'était mieux avant. On connaît la rengaine. Même s'il m'arrive de penser parfois que, sur le plan intellectuel, il y avait plus de rigueur autrefois, il suffit parfois de se remplacer dans le tout-venant de la production intellectuelle d'avant les nouvelles technologies pour se poser des questions.
Le propre des nostalgiques de l'ancien temps, c'est souvent de se placer sur un pied d'égalité avec les nouvelles générations qu'ils considèrent — et déconsidèrent. Or, ils ont acquis une plus ou moins grande somme de sagesse et d'expériences au fil des ans, de sorte que la comparaison avec de jeunes blancs-becs inexpérimentés tournera nécessairement au désavantage de ces derniers.
Bugeja offre des bons mots et des anecdotes, mais rien de très convaincant. Ainsi, il fait de la confusion d'une étudiante qui se présente à la bibliothèque de son université en cherchant une personne dénommée « Carol » alors qu'on lui avait dit d'obtenir un « carrel » (les deux mots sont des homonymes en anglais) le symptôme d'une inculture typique des jeunes qui sont « computer literate » mais pas « socially literate » (p. 132). Mais cette ignorance d'un mot relativement rare, et d'une technique d'étude inconnue des nouveaux étudiants quand elle n'est pas en passe de devenir désuète, ne nous pas grand-chose de plus pertinent que la confusion du texte, dans le même paragraphe, entre « cubical » (sic!) et « cubicle » (synonme de carrel). Le reste de l'argumentation du livre est à peine supérieure.
Bref, il est clair que nous avons intérêt à développer un sens critique et une discipline personnelle face aux messages publicitaires et aux attraits des médias sociaux, mais il en allait déjà de même à l'époque de la propagande et des prêches radiodiffusés, ou de la possibilité de bavarder au téléphone pendant des heures. Au lieu de revenir au passé, on pourrait se contenter d'en retenir les leçons...
Libellés : Livres, Technologie