2010-12-26

 

Fantastique franco-ontarien

Les annales du fantastique franco-ontarien comptent désormais un ouvrage de plus. Il s'agit du recueil Soudain l'étrangeté (David, 2010) de Françoise Lepage. Le dernier livre d'un auteur prend nécessairement un relief particulier, par accident ou non. Françoise Lepage avait perdu son mari, Yvan Lepage, en 2008 et elle a succombé à un mal foudroyant cette année (il existe désormais une bourse Françoise-et-Yvan-Lepage pour les étudiants de l'Université d'Ottawa), de sorte que l'ombre de la mort planait déjà sur l'ouvrage lors de son écriture et qu'elle s'appesantit tout à fait sur la lecture que nous en faisons désormais.Lepage avait été bibliothécaire et traductrice. Elle avait aussi enseigné la littérature pour la jeunesse à l'Université d'Ottawa en plus de signer une Histoire de la littérature pour la jeunesse (Québec et francophonies du Canada) en 2000. Elle était aussi directrice de la collection qui a publié Jean-Louis Trudel.

Le recueil compte dix-neuf nouvelles, pour la plupart concises et directes, qui s'inscrivent de toute évidence dans la lignée des courtes nouvelles de Maupassant. Le ton rappelle souvent celui des auteurs classiques, comme Mérimée, Maupassant, Chamisso ou, plus récemment, MacOrlan. Toutefois, la tonalité varie d'un texte à l'autre. Certaines nouvelles relèvent franchement du fantastique, mais d'autres se contentent de mettre en place une atmosphère fantastique, d'entretenir le doute todorovien ou de créer une ambiance marquée par l'ouverture aux potentialités du surnaturel. Quelques-uns relèvent plutôt de l'insolite (« Le tour de clé », « Méprise »), ou de l'exercice de style. Ainsi, la première nouvelle du recueil, « L'enfant de Figueras », plonge le protagoniste dans les décors de certaines toiles de Dali en jouant sur la traversée du cadre. Une nouvelle ultérieure, « La fresque », reprend l'idée en sens inverse puisque c'est un personnage qui sort du cadre — d'une fresque, en fait — pour tenter de happer une voyageuse de passage. Comme dans les autres textes sur le fil, on hésite entre l'explication fantastique et l'explication par l'erreur humaine — hallucination, inattention, onirisme, défaillances de la mémoire...

Plusieurs nouvelles misent sur le dérapage fantastique pour faire effet. « Le cheval de course » relate la déstabilisation du protagoniste, un poète qui s'est lié avec le propriétaire d'un cheval de course jusqu'aux dernières lignes, quand l'animal dénommé Pégase s'envole. Dans certains cas, la chute est inattendue, mais pas fantastique. Dans « L'intrus », l'occupante d'une maison isolée est terrifiée par les tentatives d'effraction d'un inconnu un peu balourd mais obstiné, jusqu'à l'arrivée de son mari qui fait fuir ce qui était sans doute un ours. La peur de l'ours refait surface dans « Des ombres dans la montagne », où deux voyageuses sont isolées en pleine nature par un séisme, l'une d'elles succombant à la peur de l'invasion du monde par des ours vengeurs — une peur si puissante qu'elle fait basculer le personnage dans le vide, transformant la chute en une chute littérale.

Des peintres sont convoqués au fil des pages : outre Dali, Gustave Moreau et Paul Delvaux inspirent des textes. Ce ne sont pas les nouvelles les plus réussies, même si « Léa » suscite le frisson avec une rare efficacité — peut-être parce que la trahison d'un être aimé est plus terrifiante en définitive que les manifestations surnaturelles les plus horribles.

De fait, l'amour est un sujet occasionnel. Outre « Léa », Lepage met aussi en scène des rencontres sans lendemain dans « Marine », par exemple, où une femme fait l'amour avec une créature amphibie. Ou dans « Fleur vénéneuse », qui évoque les retrouvailles d'une femme au soir de sa vie avec l'homme — ou le spectre ? — dont elle s'était éprise à la faveur d'une rencontre passagère.

La mort est un sujet nettement plus présent. L'intrusion de l'inexpliqué dans la nouvelle « Le visiteur » rappelle le décès d'un enfant qui a péri dans un incendie. Dans « Alexandre Printemps », le personnage principal, un jardinier hors pair, quitte ce bas monde, mais non sans avoir fait comprendre aux jeunes de son village le tragique de la guerre, de ses ravages et de la destruction gratuite. Dans « Le guibou », un homme superstitieux se laisse acculer au suicide par la peur d'avoir été victime du maléfice d'un jeteur de sorts. Les ultimes nouvelles du recueil abandonnent la plupart des conventions narratives pour livrer, sous la forme plus brute de blocs de poésie et d'émotion, des récits se réduisant à la description d'une situation et de son aboutissement. La protagoniste de « Transparence » s'appelle Cristale : de plus en plus transparente au fil des ans, elle passe de plus en plus inaperçue et succombe finalement à l'invisibilité en quittant le monde des vivants pour se muer en un amas de glace translucide, devenu roche par la faute des « oiseaux de l'oubli » et condamné à l'oubli éternel. La nouvelle « Le dernier pont » raconte la traversée d'un pont à sens unique qui mène la protagoniste dans une terre dont on ne revient pas, mais qui recèle une parcelle de réconfort. Enfin, « Le rendez-vous manqué » est sans doute la plus impénétrable des nouvelles du recueil — et peut-être bien la plus poignante. Un petit chef-d'œuvre de l'inexplicable.

Cela dit, il est tentant de voir dans ces dernières nouvelles une exploration de destins pires que l'anéantissement de la mort. Dans « Transparence », le personnage principal a vécu sans être remarquée des autres et a disparu sans qu'on se souvienne d'elle. Dans « Le rendez-vous manqué », les personnages vivent et meurent avec la conviction d'avoir raté quelque chose de crucial à leur existence. En quelque sorte, ce sont des nouvelles consolantes. Mais si le recueil est peut-être un peu inégal, dans l'ensemble, la qualité des meilleures nouvelles ne nous consolera de la perte de Françoise Lepage pour les lettres franco-ontariennes.

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