2009-11-16
Les chants que l'on n'entendra plus
Pour comprendre la science-fiction du siècle dernier, il faut comprendre le XIXe siècle. Et pour comprendre le XIXe s. du point de vue de la science-fiction d'hier comme aujourd'hui, il ne suffit pas de connaître les succès techniques et intuitions scientifiques du XIXe s. Il est également vital de comprendre toutes les dimensions de l'impérialisme européen que la science-fiction, encore aujourd'hui, a tendance à reproduire en toile de fond du space-opéra, par exemple.
Le défi peut sembler immense. Des tomes entiers ont été consacrés à l'exploration du monde, à sa colonisation et à ce qu'on appelle aujourd'hui la première mondialisation. Toutefois, il est possible d'appréhender en miniature la vision européenne de cette aventure en s'attachant au genre narratif de la robinsonnade.
Le choix d'îles lointaines comme cadre de sociétés imaginaires ou de personnages intéressants remonte au moins à l'Odyssée d'Homère, mais les îles sont devenues peu à peu le site de rencontres qui donnaient naissance à des sociétés nouvelles. Daniel Defoe avait fondé le genre en 1719, mais les grandes robinsonnades du XIXe s. mettent en scène des groupes qui font la démonstration de la capacité de l'ingéniosité européenne à dompter la nature d'une île sauvage, à commencer par Le Robinson suisse (1812) de Johann David Wyss.
Les îles en question sont souvent particulièrement accueillantes et la robinsonnade du XIXe s. suggère qu'une nature bienveillante se prêtera volontiers à la domestication voulue par les nouveaux venus. Sur ce point, les robinsonnades sont moins fantaisistes qu'on pourrait le croire et elles reflètent effectivement les relations des premiers explorateurs européens, et même leurs récits postérieurs.
Certes, il est devenu pénible de lire les rapports de voyage du XIXe s., quand les plus grands explorateurs ont jugé comme une percée que de s'affranchir du déplacement de quantités importantes de provisions en apprenant à survivre en harmonie avec l'environnement qu'ils traversaient et à vivre sur le pays — en chassant et abattant tout ce qui pouvait l'être. Comme nous savons aujourd'hui que la chasse a contribué à la disparition de plusieurs espèces insulaires (dont l'oiseau dodo de l'île Maurice), les exploits cynégétiques des explorateurs et naufragés ne nous enthousiasment plus autant.
Le capitaine Nemo s'avère d'ailleurs un devancier en matière écologique dans L'Île mystérieuse (1874) quand il intervient (même s'il ne s'en vante pas plus tard) pour priver les naufragés d'une tortue marine qu'ils ont capturée et dont ils veulent faire du potage. Or, la surexploitation de tortues terrestres sur les îles de l'océan Indien a entraîné leur disparition dans la plupart des cas, à quelques exceptions près. Verne a-t-il fait le lien? On peut se le demander.
Ailleurs, les voyageurs européens loin de chez eux, fictifs ou non, ne sont pas empêchés de réaliser des massacres de bêtes sauvages, l'arme à la main, et ils s'en vantent. André Maurois s'en moque un peu dans Les Silences du colonel Bramble (1918), qui raconte une histoire de chasse que Hergé adapte dans Tintin au Congo (1931), où le jeune reporter abat une série de gazelles en croyant n'en avoir abattu qu'une seule.
Nous sommes plus conscients aujourd'hui de l'abondance limitée des animaux de toute espèce et des effets d'une prédation illimitée. Surtout que l'ampleur de l'entreprise laisse souvent entrevoir des buts autres que la simple subsistance. Des espèces décimées ou carrément effacées de la carte en Amérique du Nord, comme le bison des plaines ou la tourte voyageuse, n'ont pas disparu pour simplement sauver de la faim une population nouvellement arrivée. Tout indique que le gaspillage a été prodigieux, que l'aménagement (l'humanisation) de l'environnement primait parfois et que la mort a souvent été commercialisée, d'une manière de loin supérieure aux prélèvements indigènes.
Or, la science-fiction a souvent récupéré les pré-supposés de cette exploitation du monde naturel, dont celui que le monde naturel est fait pour être habité par des humains. Dans la mesure où de nombreux récits de colonisation du cosmos s'inspirent encore de la robinsonnade du XIXe siècle, il importe de bien comprendre les racines de ce sous-genre.
Par exemple, dans L'Île mystérieuse, Jules Verne multiplie les notes au sujet de l'innocence quasi édénique des animaux de son île déserte. C'est à la fois une façon de souligner l'isolement de l'île et son éloignement des lieux civilisés, mais c'est aussi une façon de stimuler une certaine nostalgie du paradis perdu, un lieu où les animaux étaient en quelque sorte apprivoisés, l'agneau couchant avec le loup — et les uns et les autres ne fuyant pas les humains...
Les personnages de Verne ont à peine débarqué qu'ils se mettent en chasse. Bientôt, ils croisent des couroucous et le jeune Harbert hasarde qu'« il est facile de les approcher et de les tuer à coups de bâton. » De fait, c'est ce qui se passe : « Les chasseurs se redressèrent alors, et, avec leurs bâtons manœuvrés comme une faux, ils rasèrent des files entières de ces couroucous, qui ne songeaient point à s'envoler et se laissèrent stupidement abatttre» (t. 1, 1e ptie, ch. VI) Le gibier terrestre semble trahir la même ignorance de l'homme : « Cependant, le cabiai ne se débattait pas contre le chien. Il roulait bêtement ses gros yeux profondément engagés dans une épaisse couche de graisse. Peut-être voyait-il des hommes pour la première fois. » (t. 1, 1e ptie, ch. IX)
Ceci peut sembler fantaisiste, mais ce n'est pas le cas. Nul autre que Darwin l'avait relevé aux îles Galápagos, écrivant au sujet des oiseaux présents dans cet archipel : « There is not one which will not approach sufficiently near to be killed with a switch, and sometimes, as I have myself tried, with a cap or hat. » Et il cite un prédécesseur, un certain Cowley qui avait visité les îles en 1684 : « Turtle doves were so tame that they would often alight upon our hats and arms, so as that we could take them alive : they not fearing man, until such time as some of our company did fire at them, whereby they were rendered more shy. » De fait, les espèces isolées sur des îles dépourvues de prédateur perdent souvent toute méfiance instinctive à l'endroit des créatures inconnues — sans doute que l'évolution considère énergétiquement avantageux de se débarrasser du réflexe de fuir s'il est devenu inutile.
La chasse n'en est donc que plus aisée pour les naufragés et Jules Verne souligne souvent la facilité de l'entreprise. Plus loin, des « faisans de montagne » sont abattus à « coups de bâton, adroitement portés ». (t. 1, 1e ptie, ch. XII) Évidemment, toutes ces indications contribuent également à épaissir le mystère de l'île, qui semble habitée mais dont la faune ne semble rien savoir de l'homme. On le voit encore dans un autre passage : « Canards sauvages, pilets, sarcelles, bécassines y vivaient par bandes, et ces volatiles peu craintifs se laissaient facilement approcher. » (t. 1, 1e ptie, ch. XXI)
Les singes aussi sont témoins de l'intrusion humaine sur cette île vierge : « deux ou trois de ces animaux s'arrêtèrent à quelque distance du canot et regardèrent les colons sans manifester aucune terreur, comme si, voyant des hommes pour la première fois, ils n'avaient pas encore appris à les redouter. » (t. 1, 2e ptie, ch. III)
Enfin, touchant peut-être sans y toucher à l'évolutionnisme, Verne inclut de nouveau les singes de l'île dans ce recensement : « on revit des bandes de singes qui semblaient marquer le plus vif étonnement à la vue de ces hommes, dont l'aspect était nouveau pour eux. Gédéon Spilett demandait plaisamment si ces agiles et robustes quadrumanes ne les considéraient pas, ses compagnons et lui, comme des frères dégénérés! » (t. 1, 2e ptie , ch. IV)
Jules Verne semble avoir été acquis à cette conception de la timidité des animaux comme résultat de la présence humaine — et l'équation humains=chasseurs est implicite. Même si l'absence de peur des animaux conforte son propos, elle n'est pas inventée. De nombreux récits de voyage signés par des explorateurs européens attestent que la faune de certaines îles n'était décidément pas très farouche.
Dans Deux ans de vacances (1888), Verne décrit la faune d'une île qui a déjà été habitée : « les oiseaux s'enfuyaient craintivement, comme s'ils eussent appris déjà à se défier des êtres humains. Ainsi il était probable que cette côte, si elle n'était pas habitée, recevait accidentellement la visite des indigènes d'un territoire voisin. » (ch. IV) Il appuie sur ce principe, au risque de paraître se contredire en l'espace de quelques pages : « Là aussi deux ou trois couples de phoques à fourrure s'ébattaient à l'accore des brisants, ne manifestant aucun effroi d'ailleurs, et sans chercher à s'enfuir sous les eaux. On pouvait en inférer que si ces amphibies ne se défiaient pas de l'homme, c'est qu'ils ne croyaient pas en avoir rien à craindre, et que, depuis bien des années, à tout le moins, aucun pêcheur n'était venu leur donner la chasse. » (ch. V) Verne n'hésite d'ailleurs pas à se répéter dans un passage ultérieur, selon une intention sans doute pédagogique : de nouveau, ce sont des phoques qui « devaient être peu familiarisés avec la présence de l'homme. Peut-être, après tout, n'avaient-ils jamais vu d'être humain, puisque la mort du naufragé français remontait à plus de vingt ans déjà. C'est pourquoi, bien que ce soit une mesure de prudence habituelle à ceux que l'on pourchasse dans les parages arctiques ou antarctiques, les plus vieux de la bande ne s'étaient point mis en sentinelle afin de veiller au danger. » (ch. XVI)
En fait, ce principe chéri de Verne n'était qu'une demi-vérité. Le plus souvent, les espèces insulaires qui avaient désappris la peur du prédateur le devaient non pas à l'absence plus ou moins récente des humains, mais à l'absence de tout prédateur potentiel sur une période assez longue pour que l'instinct de fuite se soit étiolé. Or, dans les romans de Verne, les îles en question abritent aussi des prédateurs, y compris des jaguars et des sortes de renards. En fait, la faune de ses îles si accueillantes aurait été relativement prudente. Verne s'est donc trompé...
C'est ce que j'ai compris en lisant The Song of the Dodo: Island Biogeography in an Age of Extinction (1996) de David Quammen, un livre dont la lecture m'avait été suggérée à Victoria en juin dernier. Quammen combine le récit de voyage contemporain, l'histoire des sciences (il s'intéresse à Alfred Wallace, qui avait découvert indépendamment de Darwin le principe de la sélection naturelle) et la vulgarisation scientifique (en particulier dans le domaine de l'écologie). Il souligne l'importance de comprendre la vie et la mort des espèces insulaires pour comprendre la biodiversité et ce qui guette sans doute la biosphère mondiale, qui est de plus en plus fragmentée. L'absence fréquente de grands prédateurs sur les îles est due soit à leur isolement physique (les jaguars ne volent ni ne nagent très loin!) soit à leur petite taille, car les prédateurs qui occupent le faîte de la chaîne alimentaire ont besoin d'un nombre de proies suffisant pour qu'une petite population de prédateurs soit viable à long terme.
Les humains se sont substitués à ces prédateurs absents dans de nombreux cas, ou ils en ont apporté dans leurs bagages (singes, chats, rats, microbes). Ce qui a eu pour résultat de provoquer de telles réductions des faunes îliennes que l'extinction pure et simple s'est ensuivi dans de nombreux cas, même quand ce n'est pas un chasseur qui a abattu le dernier membre de l'espèce. De nombreux animaux ont disparu, dont le cri ou le chant ne seront plus jamais entendus.
La question, c'est de savoir si la fragmentation des habitats naturels ne risque pas de faire de toutes les espèces animales du monde des espèces insulaires... Et l'auteur de science-fiction se dit aussi qu'à l'échelle du cosmos, la Terre est une île.
Le défi peut sembler immense. Des tomes entiers ont été consacrés à l'exploration du monde, à sa colonisation et à ce qu'on appelle aujourd'hui la première mondialisation. Toutefois, il est possible d'appréhender en miniature la vision européenne de cette aventure en s'attachant au genre narratif de la robinsonnade.
Le choix d'îles lointaines comme cadre de sociétés imaginaires ou de personnages intéressants remonte au moins à l'Odyssée d'Homère, mais les îles sont devenues peu à peu le site de rencontres qui donnaient naissance à des sociétés nouvelles. Daniel Defoe avait fondé le genre en 1719, mais les grandes robinsonnades du XIXe s. mettent en scène des groupes qui font la démonstration de la capacité de l'ingéniosité européenne à dompter la nature d'une île sauvage, à commencer par Le Robinson suisse (1812) de Johann David Wyss.
Les îles en question sont souvent particulièrement accueillantes et la robinsonnade du XIXe s. suggère qu'une nature bienveillante se prêtera volontiers à la domestication voulue par les nouveaux venus. Sur ce point, les robinsonnades sont moins fantaisistes qu'on pourrait le croire et elles reflètent effectivement les relations des premiers explorateurs européens, et même leurs récits postérieurs.
Certes, il est devenu pénible de lire les rapports de voyage du XIXe s., quand les plus grands explorateurs ont jugé comme une percée que de s'affranchir du déplacement de quantités importantes de provisions en apprenant à survivre en harmonie avec l'environnement qu'ils traversaient et à vivre sur le pays — en chassant et abattant tout ce qui pouvait l'être. Comme nous savons aujourd'hui que la chasse a contribué à la disparition de plusieurs espèces insulaires (dont l'oiseau dodo de l'île Maurice), les exploits cynégétiques des explorateurs et naufragés ne nous enthousiasment plus autant.
Le capitaine Nemo s'avère d'ailleurs un devancier en matière écologique dans L'Île mystérieuse (1874) quand il intervient (même s'il ne s'en vante pas plus tard) pour priver les naufragés d'une tortue marine qu'ils ont capturée et dont ils veulent faire du potage. Or, la surexploitation de tortues terrestres sur les îles de l'océan Indien a entraîné leur disparition dans la plupart des cas, à quelques exceptions près. Verne a-t-il fait le lien? On peut se le demander.
Ailleurs, les voyageurs européens loin de chez eux, fictifs ou non, ne sont pas empêchés de réaliser des massacres de bêtes sauvages, l'arme à la main, et ils s'en vantent. André Maurois s'en moque un peu dans Les Silences du colonel Bramble (1918), qui raconte une histoire de chasse que Hergé adapte dans Tintin au Congo (1931), où le jeune reporter abat une série de gazelles en croyant n'en avoir abattu qu'une seule.
Nous sommes plus conscients aujourd'hui de l'abondance limitée des animaux de toute espèce et des effets d'une prédation illimitée. Surtout que l'ampleur de l'entreprise laisse souvent entrevoir des buts autres que la simple subsistance. Des espèces décimées ou carrément effacées de la carte en Amérique du Nord, comme le bison des plaines ou la tourte voyageuse, n'ont pas disparu pour simplement sauver de la faim une population nouvellement arrivée. Tout indique que le gaspillage a été prodigieux, que l'aménagement (l'humanisation) de l'environnement primait parfois et que la mort a souvent été commercialisée, d'une manière de loin supérieure aux prélèvements indigènes.
Or, la science-fiction a souvent récupéré les pré-supposés de cette exploitation du monde naturel, dont celui que le monde naturel est fait pour être habité par des humains. Dans la mesure où de nombreux récits de colonisation du cosmos s'inspirent encore de la robinsonnade du XIXe siècle, il importe de bien comprendre les racines de ce sous-genre.
Par exemple, dans L'Île mystérieuse, Jules Verne multiplie les notes au sujet de l'innocence quasi édénique des animaux de son île déserte. C'est à la fois une façon de souligner l'isolement de l'île et son éloignement des lieux civilisés, mais c'est aussi une façon de stimuler une certaine nostalgie du paradis perdu, un lieu où les animaux étaient en quelque sorte apprivoisés, l'agneau couchant avec le loup — et les uns et les autres ne fuyant pas les humains...
Les personnages de Verne ont à peine débarqué qu'ils se mettent en chasse. Bientôt, ils croisent des couroucous et le jeune Harbert hasarde qu'« il est facile de les approcher et de les tuer à coups de bâton. » De fait, c'est ce qui se passe : « Les chasseurs se redressèrent alors, et, avec leurs bâtons manœuvrés comme une faux, ils rasèrent des files entières de ces couroucous, qui ne songeaient point à s'envoler et se laissèrent stupidement abatttre» (t. 1, 1e ptie, ch. VI) Le gibier terrestre semble trahir la même ignorance de l'homme : « Cependant, le cabiai ne se débattait pas contre le chien. Il roulait bêtement ses gros yeux profondément engagés dans une épaisse couche de graisse. Peut-être voyait-il des hommes pour la première fois. » (t. 1, 1e ptie, ch. IX)
Ceci peut sembler fantaisiste, mais ce n'est pas le cas. Nul autre que Darwin l'avait relevé aux îles Galápagos, écrivant au sujet des oiseaux présents dans cet archipel : « There is not one which will not approach sufficiently near to be killed with a switch, and sometimes, as I have myself tried, with a cap or hat. » Et il cite un prédécesseur, un certain Cowley qui avait visité les îles en 1684 : « Turtle doves were so tame that they would often alight upon our hats and arms, so as that we could take them alive : they not fearing man, until such time as some of our company did fire at them, whereby they were rendered more shy. » De fait, les espèces isolées sur des îles dépourvues de prédateur perdent souvent toute méfiance instinctive à l'endroit des créatures inconnues — sans doute que l'évolution considère énergétiquement avantageux de se débarrasser du réflexe de fuir s'il est devenu inutile.
La chasse n'en est donc que plus aisée pour les naufragés et Jules Verne souligne souvent la facilité de l'entreprise. Plus loin, des « faisans de montagne » sont abattus à « coups de bâton, adroitement portés ». (t. 1, 1e ptie, ch. XII) Évidemment, toutes ces indications contribuent également à épaissir le mystère de l'île, qui semble habitée mais dont la faune ne semble rien savoir de l'homme. On le voit encore dans un autre passage : « Canards sauvages, pilets, sarcelles, bécassines y vivaient par bandes, et ces volatiles peu craintifs se laissaient facilement approcher. » (t. 1, 1e ptie, ch. XXI)
Les singes aussi sont témoins de l'intrusion humaine sur cette île vierge : « deux ou trois de ces animaux s'arrêtèrent à quelque distance du canot et regardèrent les colons sans manifester aucune terreur, comme si, voyant des hommes pour la première fois, ils n'avaient pas encore appris à les redouter. » (t. 1, 2e ptie, ch. III)
Enfin, touchant peut-être sans y toucher à l'évolutionnisme, Verne inclut de nouveau les singes de l'île dans ce recensement : « on revit des bandes de singes qui semblaient marquer le plus vif étonnement à la vue de ces hommes, dont l'aspect était nouveau pour eux. Gédéon Spilett demandait plaisamment si ces agiles et robustes quadrumanes ne les considéraient pas, ses compagnons et lui, comme des frères dégénérés! » (t. 1, 2e ptie , ch. IV)
Jules Verne semble avoir été acquis à cette conception de la timidité des animaux comme résultat de la présence humaine — et l'équation humains=chasseurs est implicite. Même si l'absence de peur des animaux conforte son propos, elle n'est pas inventée. De nombreux récits de voyage signés par des explorateurs européens attestent que la faune de certaines îles n'était décidément pas très farouche.
Dans Deux ans de vacances (1888), Verne décrit la faune d'une île qui a déjà été habitée : « les oiseaux s'enfuyaient craintivement, comme s'ils eussent appris déjà à se défier des êtres humains. Ainsi il était probable que cette côte, si elle n'était pas habitée, recevait accidentellement la visite des indigènes d'un territoire voisin. » (ch. IV) Il appuie sur ce principe, au risque de paraître se contredire en l'espace de quelques pages : « Là aussi deux ou trois couples de phoques à fourrure s'ébattaient à l'accore des brisants, ne manifestant aucun effroi d'ailleurs, et sans chercher à s'enfuir sous les eaux. On pouvait en inférer que si ces amphibies ne se défiaient pas de l'homme, c'est qu'ils ne croyaient pas en avoir rien à craindre, et que, depuis bien des années, à tout le moins, aucun pêcheur n'était venu leur donner la chasse. » (ch. V) Verne n'hésite d'ailleurs pas à se répéter dans un passage ultérieur, selon une intention sans doute pédagogique : de nouveau, ce sont des phoques qui « devaient être peu familiarisés avec la présence de l'homme. Peut-être, après tout, n'avaient-ils jamais vu d'être humain, puisque la mort du naufragé français remontait à plus de vingt ans déjà. C'est pourquoi, bien que ce soit une mesure de prudence habituelle à ceux que l'on pourchasse dans les parages arctiques ou antarctiques, les plus vieux de la bande ne s'étaient point mis en sentinelle afin de veiller au danger. » (ch. XVI)
En fait, ce principe chéri de Verne n'était qu'une demi-vérité. Le plus souvent, les espèces insulaires qui avaient désappris la peur du prédateur le devaient non pas à l'absence plus ou moins récente des humains, mais à l'absence de tout prédateur potentiel sur une période assez longue pour que l'instinct de fuite se soit étiolé. Or, dans les romans de Verne, les îles en question abritent aussi des prédateurs, y compris des jaguars et des sortes de renards. En fait, la faune de ses îles si accueillantes aurait été relativement prudente. Verne s'est donc trompé...
C'est ce que j'ai compris en lisant The Song of the Dodo: Island Biogeography in an Age of Extinction (1996) de David Quammen, un livre dont la lecture m'avait été suggérée à Victoria en juin dernier. Quammen combine le récit de voyage contemporain, l'histoire des sciences (il s'intéresse à Alfred Wallace, qui avait découvert indépendamment de Darwin le principe de la sélection naturelle) et la vulgarisation scientifique (en particulier dans le domaine de l'écologie). Il souligne l'importance de comprendre la vie et la mort des espèces insulaires pour comprendre la biodiversité et ce qui guette sans doute la biosphère mondiale, qui est de plus en plus fragmentée. L'absence fréquente de grands prédateurs sur les îles est due soit à leur isolement physique (les jaguars ne volent ni ne nagent très loin!) soit à leur petite taille, car les prédateurs qui occupent le faîte de la chaîne alimentaire ont besoin d'un nombre de proies suffisant pour qu'une petite population de prédateurs soit viable à long terme.
Les humains se sont substitués à ces prédateurs absents dans de nombreux cas, ou ils en ont apporté dans leurs bagages (singes, chats, rats, microbes). Ce qui a eu pour résultat de provoquer de telles réductions des faunes îliennes que l'extinction pure et simple s'est ensuivi dans de nombreux cas, même quand ce n'est pas un chasseur qui a abattu le dernier membre de l'espèce. De nombreux animaux ont disparu, dont le cri ou le chant ne seront plus jamais entendus.
La question, c'est de savoir si la fragmentation des habitats naturels ne risque pas de faire de toutes les espèces animales du monde des espèces insulaires... Et l'auteur de science-fiction se dit aussi qu'à l'échelle du cosmos, la Terre est une île.
Libellés : Environnement, Livres, Science-fiction
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J'ajouterai que dans les Voyages et avantures de Jacques Massé (1710), l'auteur, Simon Tyssot de Patot, donne la parole à un naufragé européen en terre lointaine qui relate en ces termes un massacre d'oiseaux : « de maniére que nous avions eu du tems de reste pour massacrer plus de Cailles & d'autres petits Oiseaux, qui pour la plûpart ne nous étoient pas connus, que nous n'en aurions pû consumer dans une semaine, & ils se laissoient assomer la plûpart, sans bouger presque de leur place : ce qui nous fit d'autant plus conjecturer que le Païs ne devoit point être habité. » Bref, Jules Verne citait un lieu commun de l'âge des découvertes.
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