2009-10-20

 

La culture pour tous, hier et avant-hier

Dans un récent numéro du Chronicle of Higher Education, un professeur vieillissant se rappelle une enfance baignée dans la croyance à l'ascension sociale par la connaissance et la maîtrise d'une certaine culture. Ce qui présupposait la croyance à un socle irréductible de connaissances et d'acquis culturels... C'était il y a longtemps, aux États-Unis, en un autre siècle, dans les années soixante-dix et un peu après, mais les bases en avaient été jetées dès l'après-guerre, à l'aube des années cinquante, avant que le concept d'une culture moyenne, middlebrow, voire bourgeoise, soit discrédité, d'une part, par des élites culturelles et critiques de plus en plus pointilleuses et dédaigneuses de l'idéal de l'honnête homme et, d'autre part, par les partisans d'une culture populaire, démocratique, ouverte à tous et gouvernée avant tout par le ressenti de chacun.

Aujourd'hui, les avant-gardes se mordent les doigts d'avoir largué le bébé avec l'eau du bain. C'était facile de mépriser l'amateur de musique ou de peinture qui n'était pas toujours au fait des dernières théories et qui, au fond, préférait peut-être les peintres pré-raphaélites et la bonne soupe. Mais trop tard. Sans culture bourgeoise, il n'y a plus de pont possible entre la culture élitaire et la populaire. Et on ne peut plus « épater le bourgeois » si la classe moyenne a renoncé aux valeurs de la bourgeoisie d'hier — on ne peut plus que soupirer face à l'incompréhension et au rejet immédiat des tenants de la ligne dure du jugement individuel et instinctif. Car la culture bourgeoise incorporait aussi comme valeur le travail, ce qui incluait le travail d'appréciation et de compréhension de l'art. Le primat de l'instinct, c'est le rejet de l'effort intellectuel ou émotionnel.

Quand le seul verdict qui compte, c'est celui du consommateur qui tranche instantanément et instinctivement : « J'aime » ou... « Je ne comprends pas », on atterrit forcément dans un tout autre univers que le monde (clos?) des années cinquante qui, contre vents et marées, avait un projet éducationnel. Pour certains, ce projet est matérialisé par la série des Great Books of the Western World, lancée en 1952 et présentée comme le patrimoine de l'Occident. Lors du lancement, Robert Hutchins de l'Université de Chicago aurait affirmé qu'il s'agissait plus que de simples livres : « This is more than a set of books, and more than a liberal education. » Il faut le prendre au mot : s'il avait fallu lire l'ensemble au complet pour revendiquer une éducation libérale, bien peu pourraient s'en targuer. De fait, il suffit d'examiner la table des matières pour constater qu'il aurait fallu une application surhumaine et un bagage préalable non-négligeable pour tout lire. J'ai lu, au complet, un petit nombre des ouvrages reproduits dans la série et j'ai, au hasard de mes lectures et recherches, lu des extraits plus ou moins conséquents d'un certain nombre d'autres ouvrages. Et j'ai acquis des éditions récentes de quelques-uns des ouvrages qu'il me reste à découvrir pour les lire un jour, histoire de justifier leur présence sur mes tablettes.

De fait, je n'ai pas croisé cette série dans mon enfance. D'autres ouvrages dans la même veine, comme le projet de Will et Ariel Durant, The Story of Civilization, se trouvaient sur les tablettes de parents plus ou moins éloignés et j'ai lu ce que j'ai pu... Par contre, l'essai de W. A. Pannapacker m'a rappelé un livre de poche que j'ai retrouvé dans la bibliothèque d'une tante défunte, infirmière de son métier : 7 Arts, un recueil critique et didactique réuni par Fernando Puma. Il s'agissait d'une anthologie lancée en 1953 et présentée en ces termes : « 7 ARTS is published as a challenge. This unique new venture gives the reader the exciting opportunity to read valuable and provocative articles by the foremost leaders in the world of painting, sculpture, music, literature, dance, theatre, and architecture in one inexpensive volume. In these troubled times when so much depends on the free exchange of progressive and constructive ideals, we believe that a book devoted to the ideas and thoughts of the makers of the modern mind serves a vital and rewarding function. » Et le contenu était au rendez-vous, offrant des articles signés par Thomas Mann, J. B. Priestley, George Grosz, Gino Severini, Frank Lloyd Wright, Aaron Copland et Henri Cartier-Bresson, ainsi que des extraits des écrits sur l'art de Léonard de Vinci, Platon, Beethoven et Van Gogh, en plus de reproductions (en noir et blanc) d'œuvres de Braque, Chagall, Picasso, Matisse, Modigliani, Munch, Rouault, Soutine, Kollwitz, Haas et plusieurs autres. À certains égards, c'était le pendant actualisé des Great Books, plus propices à la formation de l'esprit historique de l'Occident qu'à la connaissance de l'esprit des temps modernes. Mais ce qui frappe, c'est qu'une anthologie d'un tel niveau était offerte en édition de poche clairement destinée au grand public. Et le projet a connu un succès certain : il y eut d'autres numéros de 7 Arts (dont le troisième qui est disponible en-ligne).

7 Arts correspondait parfaitement à une époque caractérisée par une ouverture peut-être plus grande qu'aujourd'hui, en raison même, qui sait, des affrontements entre la droite et la gauche. On associe aujourd'hui les années cinquante au McCarthyisme, mais celui-ci était justement de plus en plus vivement critiqué et combattu en 1953 et 1954. Un ouvrage comme 7 Arts, incarnant la curiosité intellectuelle et le respect des idées tout autant que de la créativité artistique, en est sûrement l'antithèse. Et il rappelle l'autre versant de cette époque. Pannapacker cite à ce sujet Susan Jacoby dans The Age of American Unreason (2008) : « In one chapter, Jacoby remembers the 1950s as a brief moment of intellectual aspiration among many Americans: "I look back on the middlebrow with affection, gratitude, and regret rather than condescension," she writes, "not because the Book-of-the-Month Club brought works of genius into my life, but because the monthly pronouncements of its reviewers encouraged me to seek a wider world." » Et Pannapacker conclut : « For all their shortcomings, the Great Books—along with many other varieties of middlebrow culture—reflected a time when the liberal arts commanded more respect. They were thought to have practical value as a remedy for parochialism, bigotry, social isolation, fanaticism, and political and economic exploitation. »

Cela dit, l'objectif de réunir tous les grands auteurs sous une même maquette n'est pas nouveau. C'est celui de la Bibliothèque de la Pléiade (1931), qui exclut toujours Jules Verne. C'était aussi celui des Masterpieces of the World's Literature, Ancient and Modern : The Great Authors of the World with their Master Productions, une série de vingt volumes réunis par Harry Thurston Peck et publiés par l'American Literary Society de New York en 1898-1899. Un exemplaire de cette série se trouve chez ma mère. Mon arrière-grand-père, Horace Chevrier (1875-1935), avait acquis ces livres de Thomas Mayne Daly (1852-1911) avant le départ de celui-ci pour Brandon, selon une note de mon père. On peut supposer que la série aurait été achetée par Daly soit durant son séjour en Colombie-Britannique jusqu'en 1902, soit durant son séjour à Winnipeg comme magistrat (où il avait fondé le premier tribunal pour la jeunesse au Canada) jusqu'en 1908 environ, quand il s'était installé à Brandon pour briguer les suffrages dans l'élection générale de cette année sous la bannière conservatrice. Les livres seraient donc entrés dans ma famille vers 1908. Même si certains volumes sont relativement bien conservés, la plupart trahissent leur âge et les reliures en particulier ont tendance à tomber en poussière. Ce qu'il est intéressant de noter, c'est que c'est ma grand-mère (qui écrivait un peu) qui a dû les réclamer à la mort de son père, de préférence aux autres enfants, et c'est mon père qui les a réclamés à son tour. Horace Chevrier a-t-il beaucoup consulté ces ouvrages dont l'ancien ministre Daly lui avait si généreusement fait don? En tout cas, il n'a pas ajouté son propre nom à l'ex-libris de Daly (que je reproduis ci-contre)... Bref, je suis l'héritier d'une certaine tradition littéraire, mais qui a dû passer par une seule personne à chaque génération. Cela dit, je n'ai presque jamais ouvert ces ouvrages, qui ne sont pas très maniables et qui comptent de nombreux auteurs aujourd'hui oubliés. D'ailleurs, peut-on parler dans ce cas d'une culture pour tous? Le format de ces volumes semble exclure qu'on ait pu se les procurer si on ne disposait pas d'un minimum de moyens. Ils soulignent donc d'autant plus le virage qui a été pris dans les années cinquante grâce au livre de poche, qui annonçait l'accessibilité élargie de l'internet actuellement...

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Comments:
Le meilleur exemple de cette culture bourgeoise qui n'est plus aujourd'hui qu'un souvenir, ce sont toutes les références historiques et artistiques qu'on trouve dans les albums d'Astérix.

J'ai découvert auprès de Français de mon âge qu'eux non plus ne sont plus capables de reconnaître "La leçon d'anatomie" dans "Le Devin". Pour ma part, ça m'a pris un cours d'histoire de l'art au cégep. Pas exactement le genre de cours que tout le monde suit...

Étrange de penser que le principe du fond culturel commun disparaît peu à peu...
 
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