2009-09-17

 

La science-fiction au Canada francophone en 1940

C'est une recension par Jean-Louis Lessard du livre Mondes chimériques signé par François Hertel qui m'a incité à rouvrir cet ouvrage dont je détiens l'édition de 1940 (celle de 1944 est considérée comme définitive). Il s'agit tout au plus d'un roman épisodique, sinon d'une série de nouvelles qui tiennent plutôt de la dissertation ou de la vignette, mais ce qui peut intéresser l'historien de la science-fiction au Québec, c'est tout d'abord l'intérêt du personnage principal, Charles Lepic, pour le fantastique et la science-fiction. Dans une « Digression sur l'exotisme », il affirme : « J'aime les livres où il y a l'anticipation du temps. Le meilleur des mondes, de Huxley, Nous autres, de Zamiatine, ce super-bolchevik, et, plus faible, Le Napus. Daudet est trop gastronome pour s'arracher totalement au présent. » Comme quoi, Hertel avait de bonnes lectures, même si tous ces auteurs ne se valent pas...

Si on se souvient de l'ouvrage aujourd'hui, c'est pour le chapitre intitulé « Lepic et l'histoire hypothétique » qui imagine les conséquences d'une bataille des Plaines d'Abraham, il y a 250 ans et quelques jours, gagnée par les Français, et non les Anglais... (Le Moulin à Paroles n'a pas jugé bon d'inclure la fable de Lepic dans son recueil de textes. Dommage!) Lepic est très optimiste puisque l'histoire révisée qu'il brode aboutit à un grand Canada francophone (et catholique) qui recouvre les deux tiers de l'Amérique du Nord, de Québec à San Francisco, qui a pour capitale Chicago et qui compte près de cent millions de personnes en 1914. Après avoir acheté l'Alaska, le Canada vole au secours de la France en 1918 et force l'Allemagne à déposer les armes. Le dirigeant du Canada, un certain Guillaume, applique le principe des nationalités à l'Empire allemand, ressuscitant non seulement la Prusse et l'Autriche, mais aussi la Bavière, le Wurtemberg, le grand duché de Bade et la Saxe. Comme l'Autriche garde la Tchécoslovaquie et obtient un protectorat sur la Pologne, Hitler ne peut ni prendre le pouvoir (dans quelle capitale allemande?) ni annexer une Autriche trop forte pour les principautés allemandes. La Seconde Guerre mondiale est donc évitée. Quant au Canada, il compte 125 millions de personnes en 1940 tandis que sa métropole montréalaise atteint les cinq millions et que la Louisiane francophone indépendante en dénombre 12 millions. Par contre, le Dominion anglais du littoral atlantique (qui n'est jamais devenu les États-Unis) s'en tient à vingt-cinq millions d'habitants. Il fallait y penser!

Mais l'ouvrage propose aussi un texte proche de la science-fiction où Lepic raconte ce qui arrivera à l'inventeur Jacques Beauregard, professeur de psychologie expérimentale à l'Université de Montréal, en 1965. Tout d'abord, Lepic explique le triomphe à venir de la télévision : « En 1965, on pouvait suivre sur l'écran de l'appareil récepteur de T.V.S.F. les péripéties d'une partie de hockey, voir et entendre les réactions des joueurs et des spectateurs, sans avoir à bouger de son fauteuil. » Tout l'avenir du mâle québécois était contenu dans cette audacieuse prédiction!

Après les ondes électromagnétiques, donc, c'est au tour des ondes télépathiques d'être asservies, cette fois par un savant québécois, le dénommé Beauregard. Dans ce chapitre intitulé « L'âme à nu », Lepic cite au passage le récit d'André Maurois intitulé La Machine à lire les pensées (1937) et il permet à Jacques Beauregard d'inventer bel et bien cette machine. Le 28 octobre 1965, à quatre heures, Beauregard se livre à une première expérience qui doit lui permettre de recevoir les pensées d'un ami de Québec, Anatole Bédard. Il les capte, il sent penser Bédard. Et il devient fou.

Lire Hertel, c'est tout d'abord vérifier encore une fois que le Québec ne vivait pas en vase clos à cette époque. (Les écrits de Jean-Charles Harvey auraient suffi à l'établir.) Outre les ouvrages d'anticipation cités par Lepic, on notera la référence dans « L'âme à nu » aux idées sur la télépathie d'Alexis Carrel, médecin français, Prix Nobel et auteur un tantinet eugéniste de L'Homme, cet inconnu (1935). Lepic précise : « Et Beauregard sentait qu'il rejoignait et dépassait même les conclusions du docteur Carrel et de plusieurs autres qui affirment que la personnalité humaine s'étend bien au-delà des limites que lui assigne le contour corporel. » De fait, dans un livre extrêmement scientifique pour son temps, Carrel avait été catégorique : « L'existence de la clairvoyance et de la télépathie est une donnée immédiate de l'observation. » Les conclusions de Carrel sur le sujet laissent d'ailleurs rêveur : « Il est sûr que la pensée peut se communiquer directement d'un être humain à un autre, même à grande distance. Ces faits, qui sont du ressort de la nouvelle science de la métapsychique, doivent être acceptés tels qu'ils sont. Ils font partie de la réalité. Ils expriment un aspect mal connu de l'être humain. Ils expliquent peut-être l'extraordinaire lucidité que possèdent certains hommes. Quelle pénétration aurait celui qui serait doué en même temps d'une intelligence disciplinée et d'aptitudes télépathiques ? »

Quelle a été l'influence sur la science-fiction contemporaine de ces fortes paroles? Quand on sait que Heinlein semble avoir bien connu les travaux de Carrel, voire Man, The Unknown, on ne peut que s'interroger sur ce que d'autres ont pu en retirer. Certes, les expériences de Rhine ont également conforté la croyance à la télépathie, mais la concordance des avis a certainement joué. Sauf que notre auteur québécois, lui, au lieu d'imaginer des mutants capables de lire les pensées, recule au moment décisif et refuse à son personnage d'empiéter sur des pouvoirs sans doute jugés par trop divins.

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Comments:
Où peut-on lire ce Lepic, de nos jours ?
 
Mondes chimériques n'a pas été réédité, sauf erreur. Il faut donc se tourner vers les bouquinistes, ou les amis collectionneurs.

Mais, attention, notons bien que l'auteur en cause ici s'appelle Rodolphe Dubé de son vrai nom et qu'il écrit sous le nom de François Hertel (le nom d'un colon de Trois-Rivières), ayant d'ailleurs publié sous ce nom également un roman intitulé Le Beau risque qui rappellera des choses... Dans Mondes chimériques, le narrateur est peut-être Hertel, mais le personnage qui parle le plus (et qui est sans aucun doute aussi un porte-parole de l'auteur) s'appelle Charles Lepic.
 
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