2008-08-02
Glasgow dans la brume
Rien de plus utile que Lud-in-the-Mist pour oublier qu'on ait lu ou même entendu parler de romans comme Old Man's War ou The Wanderer's Tale, même si ce roman n'est pas tout à fait le chef-d'œuvre oublié de la fantasy que d'aucuns encensent. Quoiqu'il n'ait pas encore été traduit en français, il a ses fans cà et là, dont Patrick Marcel et André-François Ruaud.
Néanmoins, il s'agit d'un roman écrit avec beaucoup d'intelligence et de sensibilité. Mirrlees était une linguiste polyglotte et érudite, la compagne d'une grande classiciste, Jane Harrison, de plusieurs années son aînée. Harrison a d'ailleurs signé les pages suivantes sur les hermai de la Grèce antique, qui ont peut-être inspiré l'utilisation par Mirrlees d'un « herm » dans le roman qui semble curieusement déplacé dans le contexte plutôt anglais du livre et qui joue un rôle crucial comme indicateur de la frontière entre la vie et la mort, sur les terrains d'une ferme qui se drese elle-même à la frontière entre le pays de Dorimare et la terre de Féerie, qui est aussi le pays des morts... Ce n'est qu'un exemple du jeu d'allusions de Mirrlees, outre les utilisations du folklore anglais relevées par l'auteur d'une introduction du roman, Douglas A. Anderson. Ainsi, un personnage appelé Polydore Vigil doit sans doute son nom à un savant de la Renaissance, Polydore Vergil... Et est-ce un hasard si le personnage principal s'appelle Chanticleer, version anglaise du nom de Chantecler donné par le Roman de Renart au coq dont le chant bannissait les ombres et revenants de la nuit, anéantissant les pouvoirs donnés aux esprits malins, fées et démons de subjuguer les mortels? Shakespeare s'en souvenait encore dans Hamlet quand il écrivait : « The cock, that is the trumpet to the morn, / Doth with his lofty and shrill-sounding throat / Awake the god of day; and, at his warning, / Whether in sea or fire, in earth or air, / The extravagant and erring spirit hies ? / To his confine ». Car Nathaniel Chanticleer va se dresser contre les puissances néfastes de la Féerie et, dans un sens, bannir les peurs qu'elles inspirent. Et n'a-t-il pas été hanté toute sa vie par une note musicale d'une puissance évocatrice sans pareille?
L'édition publiée par Cold SpringPress en 2005 est malheureusement grevée de plusieurs coquilles et alinéas intempestifs. Pour un roman préfacé par Neil Gaiman, c'est extrêmement irritant. Cela se laisse lire, mais l'ouvrage aurait mérité mieux. (Un exemple : quand Nathaniel Chanticleer visite une boutiquière dans un petit village, celle-ci tient un « shop » qui devient ensuite, à plusieurs reprises, un « ship ». En mai, l'an dernier, au Somail, j'ai bel et bien visité une boutique-épicerie installée dans un bateau sur le canal du Midi, mais je ne crois pas que c'est ce que Mirrlees avait en tête...)
Michael Swanwick reproche à l'autrice, Helen Hope Mirrlees (1887-1978), de n'avoir pas été pauvre, ce qui l'aurait obligé à continuer à écrire. Mais si elle avait été pauvre, elle n'aurait sans doute pas obtenu l'éducation qui lui a permis de signer ce livre. Née en Angleterre, elle avait étudié à l'école pour filles St. Leonards, à St. Andrews en Écosse, avant de fréquenter l'université de Cambridge. L'étendue des intérêts éveillés par sa carrière universitaire explique sans doute la diversité de ses écrits que déplore Swanwick à mots couverts.
La ville de Lud pourrait devoir quelque chose à Glasgow, la ville des aïeux de Hope Mirrlees. En particulier, le cimetière de Gramary Hill rappelle celui du Glasgow Necropolis, également édifié sur une colline et comptant de nombreux caveaux de famille. Comme Glasgow, Lud est un port construit sur un fleuve qui donne accès à la mer. À la rigueur, la rencontre de deux cours d'eau, le Dawl majestueux qui se jette dans la mer et l'humble Dapple descendu des collines de Féerie, peut rappeler que Glasgow est née au confluent du fleuve Clyde et de l'humble Molendinar Burn...
De nos jours, le roman nous frappe par son éloignement des clichés de la fantasy actuelle, ou encore par sa proximité avec les éléments les plus « anglais » de Tolkien : la Comté, les vies trop bien réglées des bourgeois qui ne croient plus aux créatures surnaturelles, la description émue de la vie champêtre, les odes à la nature... J'ignore s'il a lu le livre. En même temps, Mirrlees fait le lien entre des motifs plus anciens, des préraphaélites à Dunsany, et leur résurgence chez Tolkien. Le retour du duc Aubrey (qui cache mal le roi Oberon de Shakespeare) préfigure le retour d'Aragorn à Gondor. On pourrait presque soutenir que le Seigneur des Anneaux est une version élargie du roman de Mirrlees, qui place entre les deux pans d'histoire de la Comté une épopée entière moins anglaise que germanique et scandinave, voire moins domestique et féminine que guerrière et masculine. D'ailleurs, les femmes jouent un grand rôle dans Lud-in-the-Mist alors qu'elles sont essentiellement réduites à de la figuration dans la trilogie de Tolkien, ce qui est relativement naturel puisque l'introduction du registre épique et militaire les exclut d'une grande partie de la narration.
Plutôt que de sacrifier au genre épique, le roman verse dans l'enquête policière, car Chanticleer doit élucider un meurtre vieux de plusieurs années afin de triompher, au moins temporairement, de son principal adversaire. C'est l'élément le plus moderne du livre, qui emprunte au sous-genre littéraire fondé par Conan Doyle et quelques autres auteurs de l'Angleterre victorienne, mais ce n'est qu'un élément parmi d'autres. Et, paradoxalement, c'est peut-être l'élément le plus vieillot du livre puisqu'il le date de la première moitié du vingtième siècle tandis que le reste du roman est beaucoup plus intemporel.
Néanmoins, il s'agit d'un roman écrit avec beaucoup d'intelligence et de sensibilité. Mirrlees était une linguiste polyglotte et érudite, la compagne d'une grande classiciste, Jane Harrison, de plusieurs années son aînée. Harrison a d'ailleurs signé les pages suivantes sur les hermai de la Grèce antique, qui ont peut-être inspiré l'utilisation par Mirrlees d'un « herm » dans le roman qui semble curieusement déplacé dans le contexte plutôt anglais du livre et qui joue un rôle crucial comme indicateur de la frontière entre la vie et la mort, sur les terrains d'une ferme qui se drese elle-même à la frontière entre le pays de Dorimare et la terre de Féerie, qui est aussi le pays des morts... Ce n'est qu'un exemple du jeu d'allusions de Mirrlees, outre les utilisations du folklore anglais relevées par l'auteur d'une introduction du roman, Douglas A. Anderson. Ainsi, un personnage appelé Polydore Vigil doit sans doute son nom à un savant de la Renaissance, Polydore Vergil... Et est-ce un hasard si le personnage principal s'appelle Chanticleer, version anglaise du nom de Chantecler donné par le Roman de Renart au coq dont le chant bannissait les ombres et revenants de la nuit, anéantissant les pouvoirs donnés aux esprits malins, fées et démons de subjuguer les mortels? Shakespeare s'en souvenait encore dans Hamlet quand il écrivait : « The cock, that is the trumpet to the morn, / Doth with his lofty and shrill-sounding throat / Awake the god of day; and, at his warning, / Whether in sea or fire, in earth or air, / The extravagant and erring spirit hies ? / To his confine ». Car Nathaniel Chanticleer va se dresser contre les puissances néfastes de la Féerie et, dans un sens, bannir les peurs qu'elles inspirent. Et n'a-t-il pas été hanté toute sa vie par une note musicale d'une puissance évocatrice sans pareille?
L'édition publiée par Cold SpringPress en 2005 est malheureusement grevée de plusieurs coquilles et alinéas intempestifs. Pour un roman préfacé par Neil Gaiman, c'est extrêmement irritant. Cela se laisse lire, mais l'ouvrage aurait mérité mieux. (Un exemple : quand Nathaniel Chanticleer visite une boutiquière dans un petit village, celle-ci tient un « shop » qui devient ensuite, à plusieurs reprises, un « ship ». En mai, l'an dernier, au Somail, j'ai bel et bien visité une boutique-épicerie installée dans un bateau sur le canal du Midi, mais je ne crois pas que c'est ce que Mirrlees avait en tête...)
Michael Swanwick reproche à l'autrice, Helen Hope Mirrlees (1887-1978), de n'avoir pas été pauvre, ce qui l'aurait obligé à continuer à écrire. Mais si elle avait été pauvre, elle n'aurait sans doute pas obtenu l'éducation qui lui a permis de signer ce livre. Née en Angleterre, elle avait étudié à l'école pour filles St. Leonards, à St. Andrews en Écosse, avant de fréquenter l'université de Cambridge. L'étendue des intérêts éveillés par sa carrière universitaire explique sans doute la diversité de ses écrits que déplore Swanwick à mots couverts.
La ville de Lud pourrait devoir quelque chose à Glasgow, la ville des aïeux de Hope Mirrlees. En particulier, le cimetière de Gramary Hill rappelle celui du Glasgow Necropolis, également édifié sur une colline et comptant de nombreux caveaux de famille. Comme Glasgow, Lud est un port construit sur un fleuve qui donne accès à la mer. À la rigueur, la rencontre de deux cours d'eau, le Dawl majestueux qui se jette dans la mer et l'humble Dapple descendu des collines de Féerie, peut rappeler que Glasgow est née au confluent du fleuve Clyde et de l'humble Molendinar Burn...
De nos jours, le roman nous frappe par son éloignement des clichés de la fantasy actuelle, ou encore par sa proximité avec les éléments les plus « anglais » de Tolkien : la Comté, les vies trop bien réglées des bourgeois qui ne croient plus aux créatures surnaturelles, la description émue de la vie champêtre, les odes à la nature... J'ignore s'il a lu le livre. En même temps, Mirrlees fait le lien entre des motifs plus anciens, des préraphaélites à Dunsany, et leur résurgence chez Tolkien. Le retour du duc Aubrey (qui cache mal le roi Oberon de Shakespeare) préfigure le retour d'Aragorn à Gondor. On pourrait presque soutenir que le Seigneur des Anneaux est une version élargie du roman de Mirrlees, qui place entre les deux pans d'histoire de la Comté une épopée entière moins anglaise que germanique et scandinave, voire moins domestique et féminine que guerrière et masculine. D'ailleurs, les femmes jouent un grand rôle dans Lud-in-the-Mist alors qu'elles sont essentiellement réduites à de la figuration dans la trilogie de Tolkien, ce qui est relativement naturel puisque l'introduction du registre épique et militaire les exclut d'une grande partie de la narration.
Plutôt que de sacrifier au genre épique, le roman verse dans l'enquête policière, car Chanticleer doit élucider un meurtre vieux de plusieurs années afin de triompher, au moins temporairement, de son principal adversaire. C'est l'élément le plus moderne du livre, qui emprunte au sous-genre littéraire fondé par Conan Doyle et quelques autres auteurs de l'Angleterre victorienne, mais ce n'est qu'un élément parmi d'autres. Et, paradoxalement, c'est peut-être l'élément le plus vieillot du livre puisqu'il le date de la première moitié du vingtième siècle tandis que le reste du roman est beaucoup plus intemporel.