2007-07-03

 

Fontaine de Jouvence radioactive

Dans La Demoiselle aux yeux verts de Maurice Leblanc, publié en feuilleton en décembre 1926 et janvier 1927, Arsène Lupin découvre la fontaine de Jouvence. Comme le relatait Gerald J. Gruman en 1966 dans Transactions of the American Philosophical Society, le motif de la fontaine de Jouvence est fort ancien, mais il s'installe pour de bon dans la culture européenne avec le Roman d'Alexandre du XIIe s., un de ces romans de chevalerie qui inspirent encore la fiction aujourd'hui, jusqu'à Star Wars. (La fontaine de Jouvence aurait été une fontaine des Indes dont Alexandre le Grand aurait entendu parler... ainsi, tant qu'on crut que Christophe Colomb avait rejoint les Indes, il était plus ou moins logique de croire que la fontaine de Jouvence pouvait se trouver en Floride.)

Amateur de longue date des aventures d'Arsène Lupin, j'avais naturellement été frappé, en tant qu'amateur de science-fiction également, par l'usage que Lupin faisait parfois d'inventions ou de découvertes récentes. Dans L'Île aux trente cercueils (1919) et dans La Demoiselle aux yeux verts, c'est un nouvel élément aux propriétés qui semblaient alors miraculeuses qui joue un rôle singulier : le radium.

Dans le premier de ces deux romans, le radium est présent dans la Pierre-Dieu venue de Bohême; c'est la source d'un « bombardement d'atomes vivifiants et miraculeux », mais Leblanc attribue aussi à la radioactivité « l'action bienfaisante des sources thermales ». De fait, durant les « années folles » du radium, comme le rappelle le Musée Curie, l'enthousiasme suscité par le radium occultait les conséquences néfastes de la radioactivité.

La détection de radon dans les eaux de sources thermales remonterait à 1903 selon Roger Macklis dans « The Great Radium Scandal » (Scientific American, 1993). On avait (trop) rapidement attribué au radon les vertus censément bénéfiques des eaux thermales, en particulier dans les milieux homéopathes prédisposés à croire qu'un produit dangereux à dose élevée devenait salutaire à très petite dose. Pour éviter le voyage aux personnes qui voulaient profiter de ces eaux, on vendit des appareils qui devaient rendre radioactive de l'eau ordinaire. En général, il s'agissait d'injecter du radon gazeux dans l'eau, mais comme l'isotope le plus stable du radon a une demi-vie de moins de quatre jours, l'eau radioactive commercialisée cessait rapidement de l'être et la dose restait modérée même si l'eau était consommée immédiatement. En 1925, toutefois, un charlatan étatsunien, William J. A. Bailey, met en vente du Radithor, de l'eau distillée contenant une bonne dose de radium. Et celle-ci s'avère nettement plus dangereuse. En 1932, la mort atroce d'un millionnaire de la sidérurgie aux États-Unis, Eben Byers, sonnera le glas de l'utilisation à tort et à travers du radium.

En 1926, toutefois, Maurice Leblanc est parfaitement de son temps quand il fait du trésor offert à Aurélie par Arsène Lupin une eau de source radioactive dont la composition (partielle) est donnée ainsi :

EAU DE JOUVENCE

Bicarbonate de soude — 1,349 g
Bicarbonate de potasse — 0,435 g
Bicarbonate de chaux — 1,000 g
Millicuries, etc.

Et cette source cachée par le lac de Juvains est donc, le plus scientifiquement du monde, une fontaine de Jouvence! Après tout, en 1926, on croit encore aux vertus des eaux radioactives et Arsène Lupin évoque la « fontaine magique » découverte par un vieux marquis féru d'archéologie : « Outre les éléments des eaux de Royat, elle contient, d'après lui, des principes d'énergie et de puissance qui en font vraiment une fontaine de jeunesse, principes provenant de la radioactivité stupéfiante qui en émane, et qui s'évalue par un chiffre millicuries, selon l'expression technique tout à fait incroyable. »

Passons sur le fait que le millicurie est une unité et rappelons que Macklis évalue la teneur radioactive des flacons de Radithor à un microcurie de radium-226 et un microcurie de radium-228, soit deux microcuries par flacon de 150 mL environ. Eben Byers aurait consommé entre 1000 et 1500 flacons en quatre ans, de 1927 à 1931, ce qui correspondrait à une activité totale de 2-3 millicuries. Macklis affirme que ce serait l'équivalent de milliers de radiographies et d'une exposition au triple de la dose létale (quoique étalée sur quatre ans). Par conséquent, l'Eau de Jouvence d'Arsène Lupin, dont la radioactivité aurait été mesurée en millicuries, aurait assez rapidement expédié ad patres les buveurs en quête d'une éternelle jeunesse...

P.S.: Je notais précédemment que Serge Alexandre Stavisky avait épousé son Arlette le 28 juillet 1928. Or, selon ce site, La Demeure mystérieuse paraît en feuilleton du 25 juin au 31 juillet 1928. Les rapprochements demeurent possibles...

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Comments:
Il est aussi à noter que l'eau de Jouvence de Maurice Leblanc a stagné des siècles dans une tuyauterie EN PLOMB! :-D
Aucune chance d'y survivre.
 
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