2007-06-16

 

La référentialité en science-fiction

Si je peux me fier à mes souvenirs en la matière, j'ai découvert le cyberpunk en commençant par Count Zero, suite à une suggestion de Jean-Marc Gouanvic qui, vers 1985, avait cru déceler une parenté entre mes premiers écrits et ce que faisait William Gibson ou ses compagnons de route à la même époque. C'était trop d'honneur, mais j'étais en prise sur les sciences et les techniques de mon temps, dans la mesure de mes moyens, et mes textes de science-fiction reflétaient ces intérêts. N'empêche que je n'ai pas tardé à me procurer les ouvrages fondateurs du cyberpunk pour comparer. J'ai commencé par trouver Count Zero à la bibliothèque centrale d'Ottawa, peut-être bien en édition reliée. (La couverture d'un exemplaire signé de l'édition de poche de 1987 est reproduite ci-contre.) Le premier chapitre m'avait soufflé et je l'ai tenu longtemps pour l'essence même du cyberpunk. La combinaison de la virtualité, des technologies de pointe, de la violence comme marchandise et de l'exotisme mondialisé était capiteuse. J'ai été enivré. En lisant ensuite Neuromancer, j'ai distingué un autre ingrédient de la recette. car Gibson (et Sterling aussi) faisait référence à des concepts ou à des idées technologiques qu'un lecteur comme moi connaissait par des articles techniques, des comptes rendus dans les médias de masse, des descriptions dans la presse de vulgarisation, voire des conférences ou des mentions en classe. En multipliant les références mais sans les assortir de la moindre explication détaillée, Gibson obtenait une masse critique de références (une sorte d'hypertexte réduit à sa seule surface) dont la densité informationnelle frisait celle de la singularité littéraire au-delà de laquelle la compréhension devient impossible.

Suite à une recommandation enthousiaste de Christian S. sur Fractale Framboise, j'ai acheté dès sa sortie le roman Blindsight de Peter Watts. Je crois qu'une partie de l'attrait pour les amateurs de sf dure vient du fait que Watts fait pour les sciences et techniques des 15-20 dernières années ce que Gibson avait fait en son temps. Je soupçonne que, pour quelqu'un qui n'est pas un fondu des sciences et des techniques, cela frise l'illisibilité... ou la poésie. Encore que Watts n'hésite pas non plus à introduire des concepts qu'il explique ensuite, parfois en les montrant en action, parfois en fournissant une explication plus détaillée quelques pages ou dizaines de pages plus loin. C'est un moyen d'obtenir un double effet littéraire. Watts met d'abord en scène l'étrangeté du monde en l'étayant de références lancées sans la moindre explication, induisant un vertige et un dépaysement appréciés des amateurs de sf, puis il fournit un peu plus loin aux lecteurs appâtés les éclaircissements voulus. Dans ce second temps, c'est le cadeau d'une révélation et le plaisir d'appréhender un concept neuf qui permet de se sentir plus intelligent. J'ai été moins frappé par la nouveauté des théories — que Watts traite souvent en réductionniste pur et dur. C'est rafraîchissant justement parce que c'est un peu passé de mode, mais c'est souvent un peu court. D'abord, comme le souligne Watts lui-même, il aboutit à une conclusion qui rappelle celle de Karl Schroeder sur la post-intelligence dans Permanence. Ensuite, il distingue intelligence et sentience (conscience de soi, capacités d'auto-réflexivité) d'une manière qui m'est familière depuis que je mets en scène dans mes histoires du futur des intelligences artificielles plus intelligentes que les humains mais dépourvues de volition parce qu'inconscientes. L'argument n'est pas exactement le même, mais, en ce qui me concerne, cette double similarité m'empêche d'y voir toute l'originalité désirée. De plus, Watts recycle de nombreuses idées en circulation actuellement, exception faite de l'hypothèse d'une race disparue de vampires (ce qui peut rappeler les goules décrites par Joël Champetier dans La Peau blanche). Et sa postface fournit, plus ou moins sérieusement, les références bibliographiques pour un grand nombre d'éléments utilisés par Watts dans son roman. En un sens, c'est pousser un peu plus loin ce que Gibson faisait. On avait déjà remarqué l'affection de Gibson (comme chez d'autres auteurs de l'époque, tel Bret Easton Ellis) pour les marques. Dans son cas, elles étaient souvent inventées, mais elles prenaient une valeur presque incantatoire dans ses romans. On peut voir les références explicites ou codées à des technologies connues comme des étiquettes, pour les seuls initiés peut-être. La valeur garantie par une marque réputée fait d'une marque — ou d'une étiquette — le symbole d'un bien de consommation. De ce point de vue, le cyberpunk a fait des références la base d'une transformation consumériste de la science-fiction. L'équivalent science-fictif de la consommation de marques et de logos était la consommation de références. En fournissant ses sources bibliographiques, Watts concrétise un peu plus l'économie implicite des références technico-scientifiques en sf et façonne une marchandise de luxe pour le lecteur sf rompu à cette consommation. Ce que reflète peut-être l'accession du roman au cercle ultime des finalistes pour le Prix Hugo du meilleur roman.

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