2006-06-04
Le terroriste est un idéaliste
Et si on prenait au sérieux l'idée d'une grande ou longue guerre contre le terrorisme? On a certes fait des gorges chaudes de l'idée en apparence bizarre d'une guerre où l'ennemi serait un mot. Aux armes, lexicographes! Mais cette longue guerre globale (LWOT, GWOT) figure toujours dans les énoncés officiels de la politique des États-Unis.
L'objectif est-il désirable? Posons la question. Quel est le contraire du terrorisme? L'ordre public, la paix civile, la tranquillité de tous... La soumission, ajouterait certains : l'absence de tout acte de résistance à l'ordre établi. Mais cette objection ne tient plus si, justement, l'élimination du terrorisme passe entre autres par l'avènement d'une même justice pour tous.
L'objectif est-il réalisable? On ne peut évidemment pas éliminer une simple tactique dans l'absolu, mais il n'est pas nécessairement impossible de dissuader une mouvance spécifique de l'adopter de préférence aux autres options. En pratique, c'est toujours ainsi que l'on a réglé le problème précédemment. D'une part, on rend le terrorisme trop incertain et coûteux, même pour des fanatiques. Si les chances de succès d'un attentat sont minimes, si l'effort requis est démesuré et si les chances d'aboutir en prison pour la vie écrasantes, le recours au terrorisme ne sera plus envisagé que par les imbéciles finis. (Ce qui semble déjà le cas dix-neuf fois sur vingt.) D'autre part, on crée d'autres voies pour le militant extrémiste, en particulier les voies que l'on dit politiques, mais il y a eu quelques exemples de rebelles à qui on a offert une voie de sortie militaire. (L'Irak actuel est-il en quelque sorte une version modernisée de la Guerre civile espagnole qui aimantait les militants de gauche avant la Seconde Guerre mondiale? Espérons en tout cas que ce ne soit pas une répétition générale, comme le fut la Guerre civile espagnole pour certains.)
Les arrestations récentes au Canada ont l'avantage de braquer un projecteur sur les variétés locales de djihadistes. Certes, ce ne sont que des allégations pour l'instant et ce serait peut-être bien la première fois que la police canadienne démasque un complot sérieux avant qu'un geste soit posé, compte non tenu des cas d'infiltration, voire de provocation... Mais c'était aussi la première fois que des terroristes canadiens pouvaient tirer leur idéologie d'internet et s'organiser par le même moyen. Or, la police canadienne n'est pas trop à la traîne en matière de traque du cybercrime et tout laisse supposer que le groupe en question a été soumis à une surveillance serrée de ses activités en-ligne, outre les méthodes de surveillance plus traditionnelles (filatures, écoutes téléphoniques, caméras, enquêtes auprès de proches et de connaissances).
L'utilisation d'internet serait alors une arme à double tranchant pour les terroristes : tout en leur facilitant la tâche, elle facilite aussi leur surveillance. Ou plutôt, il pourrait s'agir d'une arme à un tranchant qui se retourne facilement : quand le secret est bien gardé, un groupe peut s'organiser de manière impénétrable. Mais quand le secret est percé par la police, toutes les activité d'un groupe de conspirateurs sont mises au jour d'un seul coup. Internet est un réseau, après tout, une toile dont tous les fils se touchent et mènent les uns aux autres...
Quoi qu'il en soit, le coup de filet de la police canadienne aura permis de faire la connaissance d'une nouvelle génération de djihadistes canadiens (après les Ressam, Khadr et consorts).
Dans les médias, la révélation de leurs cursus relativement ordinaires a été présentée comme une immense surprise. On s'étonne volontiers que les terroristes prêts à se sacrifier ne soient pas issus des milieux les plus modestes, voire des rangs des misérables dépeints par Victor Hugo ou des damnés de la terre que chantait l'Internationale.
Les études de l'origine des kamikazes connus tendent à suggérer qu'ils sont en fait nombreux à émaner des classes moyennes et à avoir bénéficié d'une éducation, tout comme les terroristes en général et même ceux qui les soutiennent ne sont pas nécessairement pauvres; d'autres ont justement diagnostiqué un ressentiment né du déclassement d'enfants des classes moyennes incapables de s'insérer dans la société. Dans le contexte d'une occupation étrangère, cette rancœur serait aiguisée jusqu'au désir de vengeance. Scott Atran tend cependant à rejeter (.PDF) les explications trop simples, en particulier dans le cas des Musulmans issus de l'immigration : « Living mostly in the diaspora and undeterred by the threat of retaliation against original home populations, jihadis, who are frequently middle-class, secularly well educated, but often “born-again” radical Islamists, including converts from Christianity, embrace apocalyptic visions for humanity’s violent salvation. In Muslim countries and across western Europe, bright and idealistic Muslim youth, even more than the marginalized and dispossessed, internalize the jihadi story, illustrated on satellite television and the Internet with the ubiquitous images of social injustice and political repression with which much of the Muslim world’s bulging immigrant and youth populations intimately identifies. From the suburbs of Paris to the jungles of Indonesia, I have interviewed culturally uprooted and politically restless youth who echo a stunningly simplified and decontextualized message of martyrdom for the sake of global jihad as life’s noblest cause. » Pour Atran, l'idéalisme vient en premier dans la motivation du kamikaze; après tout, de nombreux autres djihadistes ont des objectifs politiques sans pour autant vouloir se faire sauter.
Mais l'Histoire suggère que l'idéalisme est également primordial pour de nombreux terroristes,
suicidaires ou non. Le terrorisme n'est pas nouveau. Des Fenians irlandais du XIXe s. aux mouvements du XXe s. comme l'ETA, l'IRA, le FLQ, etc., il y a toujours eu des fanatiques pour s'imaginer que l'action directe était le meilleur moyen de changer les choses. L'objectif premier d'une véritable lutte contre le terrorisme sera alors de faire la démonstration pratique qu'en dernière analyse, c'est un recours imbécile pour un militant qui veut changer le monde. Immoral, oui, mais aussi imbécile, inefficace et même contre-productif.
Les États organisés jouent le rôle de la tortue dans cette course; les terroristes ont toujours un départ foudroyant, mais les attentats initiaux réussissent souvent parce qu'ils bénéficient de l'effet de surprise. Le 11 septembre 2001, personne ne s'attendait à des détournements kamikazes (hors de quelques officines des services secrets étatsuniens), mais il n'a fallu que quelques heures pour que les passagers du vol United 93 adaptent leur réaction à la nouvelle situation. Le cas de Richard Reid a montré que les passagers, dans certaines parties du monde au moins, n'hésiteront plus à intervenir pour se protéger.
Il faut sans doute cesser de traiter les recrues du terrorisme comme des personnes irrationnelles. Dans plusieurs cas, il me semble, tout indique qu'elles optent pour l'action directe qui a le plus de chances d'être fructueuse. S'il y a eu si peu d'attentats en Occident depuis 2001, c'est peut-être parce que les djihadistes occidentaux les plus pratiques ont pris la direction de l'Irak ou ailleurs dans le monde musulman, où l'ennemi est clairement identifié et s'offre aux coups tandis que les réseaux jouissent d'une liberté d'action bien plus grande. Et les objectifs — mettre fin à une « occupation », faire tomber des gouvernements méprisés — sont plus immédiats.
Malheureusement, il restera toujours des idéalistes capables de discerner une utilité (soi-disant politique) dans les gestes les plus inutiles. En Occident, quand les terroristes les plus réalistes seront allés se faire tuer en Irak ou en Afghanistan, ceux qui restent seront soit des idéalistes soit des crapules sans envergure. Ceux qui se font sauter en Occident doivent avoir une capacité d'abstraction supérieure à la moyenne pour se convaincre que leurs actes auront les conséquences voulues en amont. Par conséquent, il ne faut pas s'étonner de trouver parmi eux des ingénieurs, des enseignants ou des prédicateurs. À Madrid, où les terroristes n'étaient que des voyous, les attentats n'ont pas été des opérations kamikazes et les responsables n'ont accepté la mort qu'en se faisant coincer par la police et en saisissant l'occasion de tuer tout en faisant exploser l'appartement.
Mais s'il faut faire la guerre non seulement au terrorisme mais aussi à l'idéalisme répandu chez les jeunes hommes, comment doit-on s'y prendre? Eh bien, même si on a beau dire que ce n'est pas une question d'argent, je reste sceptique. La fortune et les honneurs ont toujours été des moyens très sûrs d'étouffer les idéaux de la jeunesse. Fournissons à ces idéalistes des emplois et des débouchés à la mesure de leur ambition, et il est bien possible que l'achat de leur première maison réduira de beaucoup l'urgence de leur indignation... Après tout, l'occasion de s'établir et de s'enrichir a eu un effet corrosif sur les idéaux de la génération des boomers, non?
L'objectif est-il désirable? Posons la question. Quel est le contraire du terrorisme? L'ordre public, la paix civile, la tranquillité de tous... La soumission, ajouterait certains : l'absence de tout acte de résistance à l'ordre établi. Mais cette objection ne tient plus si, justement, l'élimination du terrorisme passe entre autres par l'avènement d'une même justice pour tous.
L'objectif est-il réalisable? On ne peut évidemment pas éliminer une simple tactique dans l'absolu, mais il n'est pas nécessairement impossible de dissuader une mouvance spécifique de l'adopter de préférence aux autres options. En pratique, c'est toujours ainsi que l'on a réglé le problème précédemment. D'une part, on rend le terrorisme trop incertain et coûteux, même pour des fanatiques. Si les chances de succès d'un attentat sont minimes, si l'effort requis est démesuré et si les chances d'aboutir en prison pour la vie écrasantes, le recours au terrorisme ne sera plus envisagé que par les imbéciles finis. (Ce qui semble déjà le cas dix-neuf fois sur vingt.) D'autre part, on crée d'autres voies pour le militant extrémiste, en particulier les voies que l'on dit politiques, mais il y a eu quelques exemples de rebelles à qui on a offert une voie de sortie militaire. (L'Irak actuel est-il en quelque sorte une version modernisée de la Guerre civile espagnole qui aimantait les militants de gauche avant la Seconde Guerre mondiale? Espérons en tout cas que ce ne soit pas une répétition générale, comme le fut la Guerre civile espagnole pour certains.)
Les arrestations récentes au Canada ont l'avantage de braquer un projecteur sur les variétés locales de djihadistes. Certes, ce ne sont que des allégations pour l'instant et ce serait peut-être bien la première fois que la police canadienne démasque un complot sérieux avant qu'un geste soit posé, compte non tenu des cas d'infiltration, voire de provocation... Mais c'était aussi la première fois que des terroristes canadiens pouvaient tirer leur idéologie d'internet et s'organiser par le même moyen. Or, la police canadienne n'est pas trop à la traîne en matière de traque du cybercrime et tout laisse supposer que le groupe en question a été soumis à une surveillance serrée de ses activités en-ligne, outre les méthodes de surveillance plus traditionnelles (filatures, écoutes téléphoniques, caméras, enquêtes auprès de proches et de connaissances).
L'utilisation d'internet serait alors une arme à double tranchant pour les terroristes : tout en leur facilitant la tâche, elle facilite aussi leur surveillance. Ou plutôt, il pourrait s'agir d'une arme à un tranchant qui se retourne facilement : quand le secret est bien gardé, un groupe peut s'organiser de manière impénétrable. Mais quand le secret est percé par la police, toutes les activité d'un groupe de conspirateurs sont mises au jour d'un seul coup. Internet est un réseau, après tout, une toile dont tous les fils se touchent et mènent les uns aux autres...
Quoi qu'il en soit, le coup de filet de la police canadienne aura permis de faire la connaissance d'une nouvelle génération de djihadistes canadiens (après les Ressam, Khadr et consorts).
Dans les médias, la révélation de leurs cursus relativement ordinaires a été présentée comme une immense surprise. On s'étonne volontiers que les terroristes prêts à se sacrifier ne soient pas issus des milieux les plus modestes, voire des rangs des misérables dépeints par Victor Hugo ou des damnés de la terre que chantait l'Internationale.
Les études de l'origine des kamikazes connus tendent à suggérer qu'ils sont en fait nombreux à émaner des classes moyennes et à avoir bénéficié d'une éducation, tout comme les terroristes en général et même ceux qui les soutiennent ne sont pas nécessairement pauvres; d'autres ont justement diagnostiqué un ressentiment né du déclassement d'enfants des classes moyennes incapables de s'insérer dans la société. Dans le contexte d'une occupation étrangère, cette rancœur serait aiguisée jusqu'au désir de vengeance. Scott Atran tend cependant à rejeter (.PDF) les explications trop simples, en particulier dans le cas des Musulmans issus de l'immigration : « Living mostly in the diaspora and undeterred by the threat of retaliation against original home populations, jihadis, who are frequently middle-class, secularly well educated, but often “born-again” radical Islamists, including converts from Christianity, embrace apocalyptic visions for humanity’s violent salvation. In Muslim countries and across western Europe, bright and idealistic Muslim youth, even more than the marginalized and dispossessed, internalize the jihadi story, illustrated on satellite television and the Internet with the ubiquitous images of social injustice and political repression with which much of the Muslim world’s bulging immigrant and youth populations intimately identifies. From the suburbs of Paris to the jungles of Indonesia, I have interviewed culturally uprooted and politically restless youth who echo a stunningly simplified and decontextualized message of martyrdom for the sake of global jihad as life’s noblest cause. » Pour Atran, l'idéalisme vient en premier dans la motivation du kamikaze; après tout, de nombreux autres djihadistes ont des objectifs politiques sans pour autant vouloir se faire sauter.
Mais l'Histoire suggère que l'idéalisme est également primordial pour de nombreux terroristes,
suicidaires ou non. Le terrorisme n'est pas nouveau. Des Fenians irlandais du XIXe s. aux mouvements du XXe s. comme l'ETA, l'IRA, le FLQ, etc., il y a toujours eu des fanatiques pour s'imaginer que l'action directe était le meilleur moyen de changer les choses. L'objectif premier d'une véritable lutte contre le terrorisme sera alors de faire la démonstration pratique qu'en dernière analyse, c'est un recours imbécile pour un militant qui veut changer le monde. Immoral, oui, mais aussi imbécile, inefficace et même contre-productif.
Les États organisés jouent le rôle de la tortue dans cette course; les terroristes ont toujours un départ foudroyant, mais les attentats initiaux réussissent souvent parce qu'ils bénéficient de l'effet de surprise. Le 11 septembre 2001, personne ne s'attendait à des détournements kamikazes (hors de quelques officines des services secrets étatsuniens), mais il n'a fallu que quelques heures pour que les passagers du vol United 93 adaptent leur réaction à la nouvelle situation. Le cas de Richard Reid a montré que les passagers, dans certaines parties du monde au moins, n'hésiteront plus à intervenir pour se protéger.
Il faut sans doute cesser de traiter les recrues du terrorisme comme des personnes irrationnelles. Dans plusieurs cas, il me semble, tout indique qu'elles optent pour l'action directe qui a le plus de chances d'être fructueuse. S'il y a eu si peu d'attentats en Occident depuis 2001, c'est peut-être parce que les djihadistes occidentaux les plus pratiques ont pris la direction de l'Irak ou ailleurs dans le monde musulman, où l'ennemi est clairement identifié et s'offre aux coups tandis que les réseaux jouissent d'une liberté d'action bien plus grande. Et les objectifs — mettre fin à une « occupation », faire tomber des gouvernements méprisés — sont plus immédiats.
Malheureusement, il restera toujours des idéalistes capables de discerner une utilité (soi-disant politique) dans les gestes les plus inutiles. En Occident, quand les terroristes les plus réalistes seront allés se faire tuer en Irak ou en Afghanistan, ceux qui restent seront soit des idéalistes soit des crapules sans envergure. Ceux qui se font sauter en Occident doivent avoir une capacité d'abstraction supérieure à la moyenne pour se convaincre que leurs actes auront les conséquences voulues en amont. Par conséquent, il ne faut pas s'étonner de trouver parmi eux des ingénieurs, des enseignants ou des prédicateurs. À Madrid, où les terroristes n'étaient que des voyous, les attentats n'ont pas été des opérations kamikazes et les responsables n'ont accepté la mort qu'en se faisant coincer par la police et en saisissant l'occasion de tuer tout en faisant exploser l'appartement.
Mais s'il faut faire la guerre non seulement au terrorisme mais aussi à l'idéalisme répandu chez les jeunes hommes, comment doit-on s'y prendre? Eh bien, même si on a beau dire que ce n'est pas une question d'argent, je reste sceptique. La fortune et les honneurs ont toujours été des moyens très sûrs d'étouffer les idéaux de la jeunesse. Fournissons à ces idéalistes des emplois et des débouchés à la mesure de leur ambition, et il est bien possible que l'achat de leur première maison réduira de beaucoup l'urgence de leur indignation... Après tout, l'occasion de s'établir et de s'enrichir a eu un effet corrosif sur les idéaux de la génération des boomers, non?
Libellés : Guerre, Histoire, Psychologie, Société