2006-05-10

 

La bombe d'Hitler et les paris perdus

Hier, la série « Nova » de PBS présentait un documentaire sur un épisode relativement obscur de la Seconde Guerre mondiale : le sabotage du traversier Hydro sur un lac norvégien. Le traversier transportait des barils d'eau lourde destinés à la recherche nucléaire en Allemagne nazie. Le documentaire met en scène le renflouage d'un baril intact dans le but d'échantillonner son contenu et de déterminer s'il contient réellement de l'eau lourde. En effet, après la perte du traversier, l'absence de réaction des Allemands avait soulevé des questions. Une autre substance avait-elle été substituée à l'eua lourde? Des survivants avaient aussi témoigné qu'ils avaient remarqué des barils qui flottaient à la surface du lac, alors que des barils d'eau lourde auraient dû couler à pic.

(En revanche, le documentaire omet d'attirer l'attention sur la valeur monétaire d'un baril d'eau lourde. On estime la valeur d'un kilogramme d'eau lourde à 300$ environ. Faites le calcul pour un baril qui contiendrait une centaine de litres...)

En fin de compte, le manifeste du chargement expédié par les Nazis a permis de déterminer que la plupart des barils ne contenaient qu'une eau faiblement enrichie en oxyde de deutérium, ou n'étaient même pas pleins. (D'où l'observation de barils flottant à la surface du lac.) La surveillance relâchée et l'absence relative de représailles par les Nazis s'expliquerait alors par le fait que la cargaison n'avait qu'une faible valeur. Pourquoi?

Il faut se pencher sur la nature exacte du programme nucléaire nazi pour comprendre à la fois pourquoi la cargaison ne représentait tout au plus qu'une demi-tonne d'eau lourde et pourquoi l'armée allemande ne la tenait pas pour essentielle à l'effort de guerre.

Les physiciens exilés en Angleterre, au Canada et aux États-Unis redoutaient que leurs collègues allemands soient très avancés dans la construction d'une bombe nucléaire. La percée fondamentale avait eu lieu en Allemagne et l'effort de guerre allemand pouvait compter sur des sommités comme Werner Heisenberg. De plus, des échos avaient filtré de la visite rendue par Heisenberg à Niels Bohr durant la guerre et les documents récemment rendus publics par les archives danoises montrent clairement que Bohr avait cru comprendre que le développement d'une bombe nucléaire par les Nazis était en bonne voie.

Or, l'Allemagne avait choisi de ne pas investir à fond dans la construction d'une arme nucléaire, pour plusieurs raisons. L'Allemagne croyait à un dénouement rapide de la guerre, dans un sens ou l'autre, alors que le développement d'une bombe exigerait au moins deux années de travail. (Le projet Manhattan District des États-Unis a mobilisé les ressources d'une économie contientale et n'a produit une bombe qu'en 1945, après la défaite de l'Allemagne.) De plus, l'État nazi a longtemps reculé le moment de la mobilisation générale de l'économie pour conserver le soutien de la population; si les tributs exigés des pays occupés pouvaient soutenir le niveau de vie en Allemagne, cela ne suffisait pas à financer le développement d'une bombe. Enfin, il semble bien que les physiciens allemands ont, pour la plupart, refusé de s'investir à fond dans la construction d'une arme, préférant travailler sur la mise au point d'un réacteur.

À la fin de la guerre, le groupe de Werner Heisenberg avait tout juste réussi à assembler une ébauche de réacteur à Haigerloch, en Bavière. L'eau lourde norvégienne n'était donc destinée qu'à un programme encore expérimental. Mais il existait un autre groupe, dirigé par Kurt Diebner, et la fin de la Guerre froide a entraîné l'ouverture d'archives longtemps scellées ainsi qu'un regain d'attention pour des témoignages suggérant que l'Allemagne nazie avait bel et bien mis au point une arme nucléaire — mais pas nécessairement une bombe atomique dans le genre de celles utilisées pour détruire Hiroshima et Nagasaki.

En fin de compte, une évaluation raisonnée de ce que nous savons de ces ultimes initiatives nazies ne permet pas entièrement de conclure, mais il faut souligner la diversité des projets allemands en la matière. Réacteurs nucléaires, propulsion nucléaire, bombes... Tout était envisagé par les savants du Reich. Mais l'Allemagne n'a jamais eu la bombe que les Alliés craignaient.

Ceci n'est pas dénué d'enseignements pour la crise iranienne actuelle. Il est quand même frappant que le leitmotiv le plus répété de l'histoire de la bombe nucléaire est l'incapacité des États-Unis — et de nombreux experts — d'évaluer correctement les capacités réelles des autres pays en matière nucléaire. Les États-Unis ont surestimé l'Allemagne nazie, puis sous-estimé l'Union soviétique. Les capacités irakiennes sous Saddam ont été surestimées (avant le raid israélien sur Osirak), puis sous-estimées (avant la Guerre du Golfe), puis surestimées (avant l'invasion étatsunienne de 2003). Il y a des raisons de croire que les capacités de la Corée du Nord ont été surestimées ces dernières années, tandis que la prolifération nucléaire pakistanaise a été sous-estimée.

Bref, en ce moment, l'assurance démontrée par les experts (ou grandes gueules) des États-Unis en ce qui concerne les capacités et les intentions iraniennes en fait de bombe nucléaire ne peut que susciter le scepticisme quand on la rapporte à cette histoire d'échecs accumulés...

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