2025-03-24
Coupes à blanc
La scène baigne dans la brume quand la pièce débute dans un local du théâtre Premier Acte. Coupes à blanc est l'œuvre écoresponsable de Charlie Cameron-Verge pour le Collectif Verdun, avec Antoine Gagnon pour le seconder à la mise en scène. Le décor est de Bruno Verge et il est un des éléments les plus réussis.
La scène est divisée en deux. D'un côté, on a un appartement cossu, séparé de l'auditoire par des cloisons vitrées qui permet de voir ce qui se passe dans la cuisine, la salle à manger et le coin salon, et d'apercevoir l'entrée de la chambre d'amis. De l'autre, un espace indéterminé qui peut figurer les rues extérieures où les pauvres meurent, ou bien le vide surplombé par les fenêtres d'un domicile au quatrième ou cinquième étage de son immeuble.
L'appartement rappelle par sa disposition les logis longs et relativement étroits, aux pièces en enfilade, qu'on retrouve dans certaines maisons étagées de Montréal, comme celles qui bordent le parc Lafontaine. Cet appartement est occupé par un couple prospère composé de Tony et Marie, Dayne Simard jouant le rôle d'Antoine et Clara Vecchio celui de Marie. Ils reçoivent d'abord des amis en couple, avec qui ils prévoient de débuter le voyage qui les amènera sur un autre monde. Les personnages de Jean, joué par Nicolas Létourneau, et de sa compagne Marguerite, jouée par Mariann Bouchard, servent de pierre de touche aux autres personnages, qui témoignent d'un minimum de bonnes intentions par rapport à la crise climatique alors que Jean et Marguerite ne se soucient guère de la planète. S'ajoutent enfin à ce quatuor initial deux autres personnages, la sœur de Marie, Anne-Catherine, et son enfant, peut-être appelé Sam, même si la dramatis personae la présente comme l'Enfant tout court, jouée en alternance par Luce Dorion-Roy et Adela Casgrain-Rodriguez.
Hors de l'appartement, le personnage d'Asmodée (Nathalie Fontalvo) qui se meurt dans la rue représente toutes les victimes des conditions invivables qui règnent désormais hors des abris et des enclaves préservées.
L'égoïsme bourgeois est le plus clairement dénoncé, en particulier par une tirade de Jean, qui enfonce le fer bien profond, au risque de verser dans le stéréotype du bourgeois québécois incapable de renoncer à sa voiture. De même, Marguerite, l'ancienne barmaid qui a amélioré son sort en épousant Jean, est forcément une arriviste inculte et sans grande compassion pour autrui.
Catherine a perdu son compagnon, David, le père de son enfant, et elle a profité d'un prêt important d'Antoine et Marie pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa fille.
Cette dernière, peut-être appelée Sam, passe un long moment à griffonner des graffiti sur les planchers et les murs. Elle conclut avec quelques mots en latin : « et lux in tenebris lucet et tenebrae eam non comprehenderunt » (et la lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'englobaient pas). Il s'agit d'une référence au Verbe incarné, Jésus, qui est la vraie Lumière, dans l'Évangile selon saint Jean. On peut l'interpréter comme un hommage aux paroles du dramaturge, qui essaie d'éclairer notre situation présente.
La montée des tensions entre les personnages capte l'intérêt. Cameron-Verge a débuté l'écriture de la pièce en 2019 et il est évident qu'il a eu le temps de la peaufiner pour que tous ses éléments constituent un engrenage inexorable. Les cinq personnages principaux exhibent une cordialité de circonstance, mais ils s'opposent malgré tout. Ils sont divisés par des convictions écologiques contrastées, l'apologie par Jean du confort hypocrite, le perfectionnisme mal venu d'Antoine, le regret du renoncement à un enfant que révèle Marie, le sort des pauvres peut-être abandonnés sur Terre et l'espoir de continuer comme avant sur un autre monde.
La fin du monde plane sur ce dernier repas, ce qui peut rappeler la conclusion du téléfilm Don't Look Up de Netflix, mais en moins émouvant, et en moins drôle.
La destination de l'exode terrestre reste floue. S'agit-il de la planète Mars, choix de prédilection des tech bros comme Elon Musk? Il est question d'une navette, mais je n'ai pas saisi si elle devait rallier un vaisseau capable d'un long voyage, ou tout simplement une colonie sur la Lune ou Mars. C'est d'ailleurs le point faible de la pièce. Les conséquences de la crise climatique restent si vagues qu'on saisit mal ce qui précipite le départ de la Terre alors qu'on se retrouve dans un futur pas si lointain, à en juger par le mobilier, les vêtements et les allusions. Comment la situation s'est-elle détériorée aussi vite ?
L'autre défaut de la pièce, c'est de ne relier la fin du monde à rien de concret. Le personnage d'Asmodée, qui joue un peu le rôle du chœur grec, exprime une douleur qui reste souvent informe, voire incompréhensible. Et les personnages principaux ne semblent ressentir rien de très précis dans ce contexte de fin du monde. On peut soupçonner que la tension du départ déclenche les crises de nerfs successives, mais ces éclats ne nous font pas sentir la triste réalité de la fin des choses et de l'exil. Ce n'est qu'à la toute fin de la pièce, quand les personnages partent en abandonnant l'appartement sans ranger ou nettoyer, qu'on sent la réalité du départ. Il aurait fallu illustrer autrement les conséquences sociales et psychologiques d'un départ de la Terre : les personnes qui arpentent les rues et les campagnes en prenant des photos ou en filmant, les gens qui se suicident pour se faire enterrer dans une terre ancestrale, les vandales qui abattent des statues ou des monuments puisqu'il n'y aura plus de lendemain, les enchères pour mettre la main sur des souvenirs de la Terre, les fêtes effrénées, etc.
D'un point de vue théâtral, c'est une pièce efficace, dont les personnages animés par les acteurices avec une grande intensité offrent un aperçu d'un futur possible, malheureusement dystopique, et nous captivent rapidement, sinon immédiatement. Du point de vue de l'anticipation ou de la science-fiction, il manque des développements. Le dramaturge s'est contenté de s'en servir comme d'une hypothèse, voire d'un prétexte.
Libellés : Québec, Science-fiction, Théâtre
2025-02-26
H+ ou la vanité du transhumanisme
Le transhumanisme est un sujet difficile au théâtre. Le « spectacle documentaire auto-science-fictionnel » H+ reproduit à plusieurs égards la démarche de la pièce Post Humains, dont j'ai déjà parlé. Tout comme Dominique Leclerc était partie de son diabète pour concevoir Post Humains, Emile Beauchemin, qui est à la fois l'auteur, le protagoniste et le metteur en scène, fonde la pièce sur sa propre alerte de santé. Ainsi, la fiction se mêle à l'autobiographie et à la vulgarisation. Le résultat tient plus de la mosaïque que de la fresque.
L'histoire du personnage d'Emile Beauchemin tient lieu d'intrigue. Surmené, il subit, alors qu'il est dans la jeune vingtaine, une myopéricardite, soit une double infection du cœur et de son enveloppe. Il se fait prescrire huit semaines de repos complet, durant lesquelles il visitera régulièrement le Musée des beaux-arts de Québec pour admirer l'œuvre plus ou moins finale de Riopelle, le monumental Hommage à Rosa Luxemburg où figurent des oies blanches observées depuis sa retraite de L'Isle-aux-Grues. Beauchemin adopte ensuite un mode de vie plus actif, axé sur la course, ce qu'il incarne sur scène en trottant sur un tapis de course durant l'essentiel de la pièce, ce qui rappelle aussi la course à la performance qui s'impose dans nos sociétés.
Ceci résume ce qu'on trouve en fait d'intrigue suivie, mais il s'y greffe l'histoire de Maureen, une bonne amie jouée par Maureen Roberge, et la scène accueille aussi la présence tranquille et silencieuse d'un homme âgé qui pourrait représenter l'avenir d'Emile, et dont le positionnement en marge de l'action principale illustre peut-être la marginalisation des personnes âgées (et moins suractives). Quand celui-ci se raconte, toutefois, il se présente comme Michel, qui a quitté son emploi à la campagne pour venir travailler en ville, ce qui démontre la possibilité des reconversions tardives.
Le volet documentaire annoncé par l'intitulé est fourni par des explications intercalaires, parfois débitées par une tête parlante animatronique, laquelle commence par raconter le mythe de Prométhée. On évoque aussi au passage les origines historiques de l'entracte au théâtre et de la scène théâtrales chez les Grecs, ainsi que l'attrait de la quête de l'immortalité pour les transhumanistes et la pression du temps qui passe dans le contexte des horaires surchargés de nos vies modernes.
Toutefois, ces aperçus de la pensée transhumaniste restent superficiels si on les compare au traitement plus étendu et approfondi de la pièce Post Humains. Par contre, H+ a le mérite de dégager les questionnements fondamentaux du transhumanisme : pourquoi voulons-nous transcender la condition humaine ? faut-il, pour y arriver, nécessairement disposer de plus de loisirs ou d'existences prolongées, voire d'exiger l'immortalité ? devons-nous épuiser un choix de vie avant d'en faire un autre ou pouvons-nous changer de carrière ou changer de vie quand nous en éprouvons le besoin ?
Malgré l'allusion à la science-fiction dans l'intitulé, il n'y a pas d'élément ouvertement science-fictionnel, à part la tête d'automate, mais un segment de la pièce présente en raccourci l'avenir de Maureen sur une quarantaine d'années, ce qui correspond à une projection futuriste implicite si on suppose que la pièce s'inscrit dans notre présent.
Le décor est minimaliste, mais il est nettement plus « intéressant » que l'offre scénique du Prince joué au Théâtre Denise-Pelletier. Des affichages lumineux et des projections vidéo égrènent les chiffres de la performance physique d'Emile Beauchemin sur son tapis roulant : vitesse, distance parcourue, rythme cardiaque... Une cuisine occupe l'autre extrémité de la salle et incarne la vie quotidienne dans ce qu'elle a de plus prosaïque, à l'opposé spatial et thématique du tapis roulant. Des écrans plus petits s'animent pour certains exposés documentaires ou commentaires en voix off. Ce décor nous réserve quelques surprises, dont un frigo qui se transforme en appareil IRM. Des pommes circulent deux ou trois fois, ajoutant un symbole polysémique à l'ameublement, fruit de la connaissance du bien et du mal, peut-être même prométhéen et transhumaniste...
Le dénouement n'est pas plus conventionnel que la structure du texte et convoque le concept des âges de la vie afin de battre en brèche les présupposés du transhumanisme. La décision la plus courageuse, ce n'est pas de faire courir un marathon sur scèene au personnage principal d'Emile Beauchemin, c'est d'avoir un bébé sur scène. La déconstruction de la prémisse est complétée par l'aveu de Beauchemin qu'il n'aura pas couru un marathon sur scène, contrairement à la publicité faite à cette pièce depuis ses premières représentations en juin 2023 dans le cadre du Carrefour international de théâtre.
Dans la mesure où le transhumanisme sous-tend certains espoirs véhiculés par une partie de la science-fiction, H+ offre aussi une critique de cette variété positiviste et optimiste de l'anticipation, ce qui en fait une création non seulement auto-science-fictionnelle, mais aussi méta-science-fictionnelle.
2025-02-23
Le Prince d'un vaisseau globotron
Les pièces de science-fiction se suivent et ne se ressemblent pas. J'ai assisté hier après-midi à une nouvelle création du Théâtre du Futur, qui se spécialise dans le futurisme, comme son nom l'indique. Or, Le Prince souffre de la comparaison avec L'Inframonde, que j'avais vue le mois dernier. En revanche, certains des commentaires que j'avais formulés au sujet de l'adaptation du Meilleur des mondes de Huxley pour la scène du Théâtre Denise-Pelletier en 2019 s'appliquent encore. Très grande salle, acoustique ou élocution douteuse, ciblage d'un public adolescent...
Néanmoins, la longévité et la productivité de cette troupe dirigée par Olivier Morin et Guillaume Tremblay sont sans commune mesure avec les trajectoires des deux autres troupes, TESS Imaginaire et Ô Délire, qui ont essayé auparavant de creuser un filon science-fictionnel au Québec. Le Théâtre du Futur a opté pour la même recette qu'Ô Délire, soit la dérision ou l'humour. Dans leurs premières productions, en commençant par Clotaire Rapaille, l'opéra rock (2011), le choix de sujets québécois assuraient un minimum de cohérence à leurs spectacles satiriques et musicaux.
Toutefois, Le Prince se disperse dans tous les sens au fil des scènes et verse dans une certaine incohérence. On passe d'une transposition de la Renaissance (puisque l'ouvrage éponyme de Machiavel inspire le texte) dans l'espace, où des vaisseaux globotrons lancés par des entreprises commerciales de la Terre se livrent une guerre commerciale, à la visite d'une Terre post-apocalyptique (où les survivants parlent surtout anglais, alors que le français domine dans les vaisseaux globotrons), en passant par batailles spatiales, des chassés-croisés amoureux, des complots et des plaisanteries intercalaires dignes de figurer dans un Bye-Bye.
Le décor de la salle convenait parfaitement à l'ambiance de la Renaissance, mais je crois que ce n'était qu'une coïncidence et qu'il s'agit de l'ornementation d'origine. Les costumes et les décors de la pièce étaient nettement moins somptueux, inspirés par la Renaissance ou conçus comme rétro-futuristes par Estelle Charron, Cloé Alain Gendreau (qui avait travaillé sur La Singularité est proche), Odile Gamache, Sarah Bengle et le reste de l'équipe. À leurs yeux, ce terme renvoie aux choix visuels d'anciens films de science-fiction. Signe peut-être du sous-financement actuel de la culture, ces décors ainsi que les effets scéniques m'ont moins impressionné que le décor minutieusement construit pour la pièce Jules & Joséphine, qui inventait l'hiver dernier une cousine québécoise de Jules Verne et qui synthétisait plusieurs des aventures verniennes dans le cadre d'une prestation dramatique. J'avais vu cette dernière pièce pour enfants en reprise dans la petite salle Fred-Barry du Théâtre Denise-Pelletier et les machines de scène combinaient pour la plupart beauté et ingéniosité dans un cadre physique restreint. Le décor du Prince est ambitieux mais schématique, recyclant les procédés du théâtre d'ombres et appelant les spectateurs à déployer leur propre imagination. L'environnement sonore est l'œuvre de Navet Confit, vieux complice du Théâtre du Futur.
La question qui se pose toujours pour la lignée de ces pièces québécoises axées sur l'exploitation comique de la science-fiction (à l'instar de la série télévisée et filmique Dans une galaxie près de chez vous), c'est de savoir si la science-fiction n'est en tout et pour tout qu'un prétexte à des blagues. Les gags et les références bousculent parfois nos attentes en offrant des clins d'œil à l'actualité québécoise, mais ceux-ci se confondent et se noient dans le déferlement de références intertextuelles au Petit Prince de St-Exupéry, au Prince de Machiavel, à l'histoire italienne, à Star Wars et même à l'histoire politique québécoise (une réplique commence par le « Si je vous ai bien compris » de 1980), voire aux excès du wokisme.
Le récit est animé par Lorenzo de Médicis (assassiné et ressuscité sous la forme d'un bio-hologramme), en compagnie de son fils, Luc, le Prince du titre, de Nikole, la PDG du vaisseau globotron Dollarama, de Catalina, la fille bâtarde de Lorenzo, et de Mike, le conseiller sans scrupule de Nikole. L'action se déplace du vaisseau globotron Médicis à la Terre, en passant par quelques autres astronefs. Temporellement, comme il est question de cours de marketing suivis par Lorenzo et Nikole vers 2470, l'action se situerait au XXVIe siècle.
Ces personnages sont joués, dans le désordre, par Ann-Catherine Choquette, Stéphane Crête, 𝐌𝐚𝐫𝐢𝐞-𝐂𝐥𝐚𝐮𝐝𝐞 𝐆𝐮𝐞́𝐫𝐢𝐧, 𝐎𝐥𝐢𝐯𝐢𝐞𝐫 𝐌𝐨𝐫𝐢𝐧 et 𝐆𝐮𝐢𝐥𝐥𝐚𝐮𝐦𝐞 𝐓𝐫𝐞𝐦𝐛𝐥𝐚𝐲. L'enthousiasme et l'énergie sont au rendez-vous, mais l'intrigue ne leur permet pas nécessairement d'explorer beaucoup d'émotions distinctes ou d'émotions plus subtiles. Néanmoins, il faut saluer l'effort d'imagination qui nous sort un peu des clichés habituels de la science-fiction telle qu'elle est conçue par les profanes. Ceci dit, les auteurs ont plutôt gaspillé le potentiel dramatique du cadre.
Dans Le Petit Prince de Saint-Exupéry, le personnage principal revient chez lui après avoir appris la valeur de l'amour qu'on donne et qu'on reçoit. Dans l'Italie de la Renaissance, la lutte pour le pouvoir disputée par les princes italiens va ouvrir la porte à l'ingérence étrangère et l'Italie perdra petit à petit sa supériorité technique et artistique au sein de l'Europe. Les auteurs du Théâtre du Futur imaginent une résolution des luttes de pouvoir centrées sur le fils de Lorenzo, mais ils n'envisageant pas les conséquences des luttes intestines pour la suprématie de telle ou telle principauté. Les guerres de la Renaissance vont également distraire l'Italie de la nouvelle entreprise européenne de conquête de la planète qui permet aux royaumes occidentaux qui bordent l'Atlantique de se tailler une place dans les réseaux commerciaux mondiaux, ce qui est d'autant plus ironique que de nombreux explorateurs seront italiens : Christophe Colomb, Amerigo Vespucci, Verrazzano, Cabot... Le cynisme de Machiavel cachait, si je me souviens bien une visée plus large, certes, celle de permettre à l'Italie de s'affranchir des ingérences étrangères en favorisant l'apparition d'un prince assez fort pour tenir tête aux monarques espagnols, français, ottomans ou germanophones. Mais les auteurs du Prince n'approfondissent pas les raisons de la recherche du pouvoir suprême.
En guise de post-scriptum, notons que, du 8 au 25 octobre, la pièce sera présentée à Sherbrooke par le Théâtre du Double signe, sur les planches de la Salle intermédiaire des arts de la scène.
Libellés : Québec, Science-fiction, Théâtre
2025-02-12
L'Inframonde à Québec
Mercredi dernier, j'ai assisté à une des dernières représentations à la Bordée de L'Inframonde, une pièce de science-fiction particulièrement forte et fine, sans bouffonnerie ou fantaisie inutile, une conjonction assez rare pour être signalée. Créée en anglais en 2013-2014 par la dramaturge étatsunienne Jennifer Haley sous le titre The Nether, elle avait été créée au Québec (dans une traduction d'Étienne Lepage et une mise en scène de Catherine Vidal) sur les planches de la salle de la Petite Licorne en mars-avril 2020, une production du Théâtre La Bête Humaine en co-diffusion avec La Manufacture à Montréal. Après la pandémie, la pièce est présentée (dans une mise en scène de Maxime Perron) dans la ville de Québec par le théâtre Premier Acte en mars-avril 2023. Elle avait été présentée ensuite au Théâtre Denise-Pelletier (dans une mise en scène de Catherine Vidal) à Montréal en octobre 2023.
Dans cette pièce primée, l'inframonde est un monde virtuel entièrement immersif qui a succédé à l'internet, dans un avenir distant de quelques décennies où les arbres ont presque entièrement disparu.
M. Roy est accusé d'avoir créé un domaine réservé à des clients particuliers, tous adultes et anonymes, qui accèdent à une splendide demeure victorienne dans un cadre boisé afin d'y assouvir des pulsions inquiétantes. Il est interrogé par l'inspectrice Harrison, récemment habilitée à enquêter sur les activités criminelles ou répréhensibles dans l'inframonde. Celle-ci est convaincue que l'absence de consistance des réalités virtuelles peuplées d'avatars n'empêche pas les interactions avec des images d'influencer les mentalités et les actions dans le monde réel. Les créations et les créatures de l'inframonde sont-elles véritablement sans conséquence ? C'est une des questions récurrentes du texte de Haley.
Même si tout est illusion, les relations qui se nouent entre personnages de l'inframonde sont aussi réelles ou factices que dans le monde réel. Au fil des scènes, il apparaît clairement qu'on n'entre pas dans l'inframonde sans traîner avec soi les blessures et les obsessions de sa personnalité, ou de son passé. Ainsi, la détective Harrison a été délaissée dans l'enfance par son père, qui a fini par faire le Saut, en quittant le monde réel pour l'univers virtuel de l'inframonde, où il existera comme spectre. Le créateur du Refuge, dont le serveur est caché dans un sous-marin, a failli molester une fillette dans le monde réel avant d'offrir un sanctuaire aux pédophiles en puissance souhaitant explorer leurs besoins et désirs, affectueux ou meurtriers. Un client du Refuge également interrogé par Harrison, M. Martin, est un enseignant de sciences sexagénaire en mal d'affection dans le monde réel qui voudrait devenir un spectre afin de rester au Refuge et de vivre une relation plus humaine pour suppléer au manque d'affection dans son quotidien.
La réalité des rapports humains dans l'inframonde est aussi illustrée par le parcours de Dubois, un agent infiltré dans le Refuge pour observer ce qui s'y passe. Celui-ci s'éprend de la jeune Iris, qui apparaît dans l'inframonde sous les traits d'une fillette, à l'instar de plusieurs autres résidentes du Refuge. Pourtant, ni l'agent Dubois ni la petite Iris ne sont les personnes qu'ils incarnent. Et si Dubois s'est amouraché d'Iris, cette dernière s'est prise d'affection pour M. Roy, qui régente le Refuge depuis sa création.
L'Inframonde institue un triangle amoureux avec cinq personnages, ce qui fait son originalité, et m'empêche d'être trop précis pour ne pas divulgâcher les rebondissements de l'intrigue qui reposent sur des révélations successives.
Haley a signé une pièce provocante, qui nous pose des questions délicates sur les fantasmes et les meilleures manières de les gérer. Leur accorder trop d'importance, c'est se risquer à en devenir captif. Les nier, c'est risquer une forme de cécité qui pourrait avoir des conséquences désastreuses dans la vie de tous les jours. Expriment-ils des sentiments humains qu'il faut nécessairement respecter même s'ils procèdent d'une imagination déréglée ?
Les prestations des acteurs et des actrices donnent toute la force requise à ces questionnements qui émergent au fil des péripéties d'une action aussi émotionnelle qu'intellectuelle. Haley n'impose pas de réponses : la pièce invite à l'introspection pour que chaque spectateur ou spectatrice se penche sur ses propres valeurs et convictions.
Libellés : Québec, Science-fiction, Théâtre
2024-08-06
De la Rose Rouge au Tardis bleu...
Coïncidences historiques, ou bien... ?
En mars-juin 1938, un radioman québécois d'origine belge, Édouard Baudry, lance un radio-feuilleton, « La fantastique odyssée de Richard Beauchamp », où Richard Beauchamp et Arthur Latendresse font la connaissance du professeur Vennekamp et de sa fille Catherine, le professeur ayant inventé un appareil appelé la Rose Rouge capable de voyager dans le temps et dans l'espace, ce qui permettra aux héros de la série de croiser des personnages historiques.
Le feuilleton sera diffusé sur les ondes d'une radio de Montréal, CKAC, qui diffusait aussi (en même temps que Radio-Canada) une autre création de Baudry, Rue Principale, qui connaîtra une immense popularité et longévité. L'anticipation ne lui fait pas peur, car il livre ensuite un feuilleton radiodiffusé qui se projette en l'an 2000, Montréal 2000.
Devenu correspondant de guerre, Baudry mourra dans un accident d'avion au Maroc en 1943 alors qu'il avait quitté le quartier-général d'Eisenhower pour assister à une rencontre entre Roosevelt et Churchill à Casablanca.En 1941, un jeune fan de sf de Toronto, Sydney Newman, (que l'on pourrait rapprocher d'un autre gamin torontois d'origine juive, Joseph Shuster, qui avait créé avec un copain le personnage de Superman quelques années plus tôt), entame une longue carrière radio-télévisuelle. Il se fait embaucher par l'Office national du film à Ottawa (où il aurait pu croiser le père d'Esther Rochon et quelques autres francophones). Il travaille ensuite pour la télévision de la CBC lorsque le réseau lance une émission pour enfants dont il est le producteur exécutif (ou l'un d'eux). L'émission, The Canadian Howdy Doody Show, inclut une marionnette inspirée par celle de la série étatsunienne Howdy Doody,. Contrairement à son modèle étatsunien, la version radio-canadienne versait à l'occasion dans la sf puisqu'un personnage appelé Mr. X vulgarisait la science et l'histoire en voyageant dans le temps et dans l'espace avec sa Whatsis Box. Soit dit en passant, il semblerait que le rôle de présentateur de l'émission et principal comparse de Howdy Doody ait été joué ponctuellement par William Shatner et James Doohan, qui allaient faire équipe à bord de l'Enterprise dans Star Trek dix ans plus tard...Quelques années plus tard, Newman se retrouve à la BBC, qui a besoin d'une nouvelle émission susceptible de rehausser ses cotes d'écoute. Newman réunit divers responsables et brasse des idées avec eux au printemps 1963 pour donner naissance à Doctor Who, qui racontera d'abord les aventures dans le temps et l'espace d'un vieillard extraterrestre irascible, de sa petite-fille et de deux personnages plus terre à terre.
Bref (vous me voyez venir), on peut se demander si Newman qui, de son propre aveu, s'intéressa jusqu'à l'âge de 40 ans à tout ce qui relevait de la science-fiction aurait eu une conversation entre deux portes, à Ottawa, au sujet de ce rare radio-feuilleton de science-fiction d'un collègue québécois extraordinairement populaire, diffusé avant même la Guerre des mondes d'Orson Welles et comportant des voyages spatio-temporels où on croisait des personnages historiques...
La suite des recherches répondra peut-être à cette question. Ou non.
2023-10-08
Une autre comédie musicale futuriste au théâtre québécois ?
Si le Théâtre du Futur a un peu inventé le sous-genre de la comédie musicale d'anticipation au Québec, le Théâtre Astronaute propose en ce moment une extension du domaine de la lutte en intégrant un rap battle à La République hip-hop du Bas-Canada sur la scène de Premier Acte à Québec. Après l'expérience H+, entre la science-fiction et le transhumanisme, cette nouvelle pièce est plus classique par sa trame narrative.
En s'inspirant des concepts usités par le groupe de rap québécois Alaclair Ensemble, le dramaturge Dominique Sacy nous projette vers 2075, lorsque la république du Bas-Canada fondée en 2038 par Robert Nelson d'Alaclair Ensemble (qui emprunte son nom de scène au Patriote Robert Nelson de 1838) dérive vers l'autoritarisme. Après que le fondateur de la république se soit laissé tuer par une ourse (un clin d'œil pour connaisseurs des classiques de la littérature indépendantiste), les dirigeants suivants reprennent son nom : Robert Nelson II, Robert Nelson III, Robert Nelson IV...
Vers 2075, le magnat du rap Joey Money domine l'économie bas-canadienne, mais la jeune Annabelle rejoint les contestataires. Lorsqu'une première arrestation la fragilise, un camarade lui fait part de l'énergie qu'il a puisé dans ses premiers emprisonnements et il va l'encourager à défier Joey Money dans un rap battle dont l'enjeu sera un exil de quatre ans du perdant, qui se condamnnera à rester à l'écart des réseaux sociaux et des interwebz.
Plus tard, la mère d'Annabelle lui confiera également que la répression du mouvement indépendantiste avant 2038 l'a motivée, ce qui surprend Annabelle, qui ignorait ce passé militant qui a précédé une existence de mère monoparentale. C'est l'occasion de rappeler le coût humain des déceptions militantes, en prenant pour exemple les échecs référendaires du mouvement indépendantiste en 1980 (en posant que René Lévesque, Pauline Julien et Gérald Godin ne s'en sont jamais remis) et en 1995 (en citant les disparitions de Gaston Miron et Dédé Fortin). Le discours n'est pas manichéen, mais dialogique : Joey Money et son assistante Nancy — la mère d'Annabelle — placent des pointes appuyées à l'encontre des révolutionnaires de salon qui ne fréquentent pas le peuple qui travaille trop pour avoir du temps à donner aux discussions de taverne et qui veulent pourtant faire le bonheur des gens ordinaires malgré eux, trop friands peut-être d'une gloriole gagnée par des mots et non des gestes...
En filigrane, Sacy oppose l'argent contre l'amour, la responsabilité contre la liberté. En fait, c'est une pièce résolument politique. Il n'y a pas l'ombre d'une intrigue amoureuse, même s'il y a des rappels de rapports familiaux difficiles. Annabelle et Joey Money constituent un duo de choc, dont l'affrontement final s'éloigne un peu du rap, il me semble, tout en conservant une part d'esbroufe et en permettant aux adversaires de formuler leurs arguments essentiels. Le personnage de Nancy, militante déçue convertie aux nécessités pratiques de la vie, acquiert une profondeur surprenante, mais les comparses de Joey et d'Annabelle (Zack) jouent un rôle de plus en plus effacé.
La conclusion évite de trancher le sempiternel débat entre la sécurité et la rupture, car, si certains assimilent l'indépendance à une aventure ruineuse, c'est le renoncement à un patrimoine immatériel, à des liens établis de longue date, à des cousinages parfois charnels, qui pèse parfois plus lourd dans la balance. La certitude de ces sacrifices est rarement admise par les prosélytes qui soulignent plutôt le pouvoir qui est à prendre en conquérant l'autonomie. Être maître chez soi, pourtant, peut exiger de se couper des autres et d'accepter une solitude possiblement douloureuse. Néanmoins, pour les opprimés, l'isolement est parfois la seule manière de se connaître lorsqu'une situation historique les a trop longtemps privés des occasions d'agir à leur guise.
Le combat se termine sur l'aveu par Annabelle de l'anticipation de sa défaite et sur une accusation qui fait écho aux derniers mots de la poétesse Huguette Gaulin : « Vous avez détruit la beauté du monde. » Si la trilogie d'anticipation du Théâtre du Futur s'inscrivait souvent dans l'actualité pour exploiter des débats contemporains, cette comédie musicale s'inscrit sans hésitation dans l'histoire du souverainisme québécois.
Libellés : Québec, Science-fiction, Théâtre
2023-06-07
Journées chaudes pour un futur brûlant
« Pat had flung her teen-age years at the burning forests of northern Ontario, like so many others in Kapuskasing, refusing to let the futility of it erode her youthful determination. The fires had become more and more frequent as the greenhouse effect worsened. She remembered the smell of smoke that stayed in the clothes, the black grit getting in the eyes, the resin scent that would not wash off her hands after mere hours of work. A few days were enough for a fire fighter to merge with the fire she was fighting, growing into a creature of wood and sooty air, of water and black earth, arms an extension of axe-handles or shovels.
They'd saved villages like Val-Rita and towns like Longlac »
Si ceci peut sembler prémonitoire à la lumière de ce qui se passe actuellement ou de ce qui s'est passé, il y a presque exactement sept ans déjà, autour de Fort McMurray, c'était parfaitement prévisible. Au tournant des années 1990, les scientifiques nous avaient avertis que le réchauffement du climat multiplierait le nombre et la gravité des feux de forêt dans un premier temps. Je m'inspirais donc des meilleures sources, tout simplement, en commençant par une présentation qui remontait à 1988...
Pendant ce temps, l'élite politique canadienne refuse de dire tout haut ce qui est l'évidence même. Le refus de réalité ne réside plus dans un refus du réchauffement planétaire. Non sans raison, les politiciens refusent de croire et surtout de dire à leurs électeurs qu'il va falloir que les modes de vie changent, que l'usage des véhicules à combustion interne doit être limité hors des villes et que les taxes sur les carburants fossiles doivent s'élever jusqu'à ce qu'il devienne clair ce qui est un luxe et ce qui est une nécessité.
La nécessité, c'est d'avoir une planète habitable pour un maximum d'êtres vivants. Le luxe, c'est ce qui ne le permet pas et qui doit être compris comme un cadeau temporaire, mais qui ne peut être tenu pour acquis.
Libellés : Canada, Environnement