2025-04-28

 

De l'improvisation science-fictionnelle

Le propre de l'art vivant et plus particulièrement du théâtre, c'est d'être un art éphémère.

C'est encore plus vrai dans le cas de l'improvisation.  Le Théâtre spontané Premières a offert le samedi 19 avril une prestation unique qui ne sera sans doute jamais reproduite : le spectacle Avant-Premières : À la manière de Jules Verne, sur la scène du Vieux Bureau de Poste à Lévis (autrefois Liverpool, puis Saint-Romuald).  La troupe de Premières s'est alliée à la troupe Les Cravates de Montréal pour former une nouvelle troupe constituée pour l'occasion de Guy Langlois, Vincent Pautret, Camille Proulx, Andréanne Béland, Martin Lebrun et Stéphane Morin, avec Benjamin Corpataux-Blache à l'improvisation musicale, sous la férule de Laurent Maheux comme maître de jeu.

Le public a été consulté pour suggérer des qualités et des défauts que le maître de jeu a sélectionnés afin de les attribuer aux joueuses et aux joueurs.  Ces derniers ont ensuite été appariés deux par deux afin de relever le défi de jouer trois scènes, une par duo dramatique, d'une pièce que Jules Verne aurait pu écrire.  La première scène se passait dans une jungle avec un joueur et une joueuse, sans doute dans la veine de La Maison à vapeur (1880), avec un véhicule à réparer, un boa et même des géants.  La deuxième scène, avec deux joueuses, se passait dans une riche demeure où une ancienne actrice tourmentée par son vieillissement décide de partir à la recherche de la « perle de l'éternité » en compagnie de sa fidèle servante, plus ou moins délurée, car elle a hérité de son père (?) les plans d'un sous-marin novateur et va découvrir un passage secret dans sa bibliothèque pour accéder à un laboratoire caché.  La troisième scène, avec deux joueurs, m'a moins marqué, mais il était question d'une expédition dans l'Antarctique à la suite de la découverte d'un crâne de cyclope.

Le sous-marin renvoie évidemment au Nautilus du capitaine Nemo et au submersible d'Antékirtt dans Mathias Sandorf (1885), tandis que l'expédition polaire se raccorde aussi bien à Vingt mille lieues sous les mers qu'au Sphinx des glaces (1897), mais j'ai noté dans la suite du spectacle des allusions à Voyage au centre de la Terre, à Cinq semaines en ballon et au Tour du monde en quatre-vingts jours.  Quant à cette « perle de l'éternité », elle m'a plutôt rappelé la quête de Gilgamesh.

Après l'entracte, le public avait voté pour une continuation des deux dernières scènes.  La pièce a démarré avec la construction d'un sous-marin qui partira de Nantes pour l'Antarctique afin de récupérer la perle.  Comme il y a quelques problèmes avec le « levier sonique » et la « pile au sel », le docteur (ou capitaine) Thom(p)son va fournir l'électricité humaine comme bougie d'allumage (un peu dans le style The Matrix).  Ce sous-marin baptisé l'Éconobusiness (!?) va croiser un chasseur de baleines et un troupeau de narvals.  Et la servante Josianne aura l'occasion d'enfiler un scaphandre.

La performance s'est terminée sur un suspense un peu frustrant, mais l'ensemble du spectacle a rarement ennuyé l'auditoire, à en juger par les rires et les applaudissements.  Le résultat pourrait relever d'une forme de steampunk spontané, qui révèle les grands traits de ce que le public (ou les improvisateurs ayant survolé l'œuvre vernienne avant le spectacle) retient de Jules Verne encore aujourd'hui, de Nantes à Lévis...

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2025-04-22

 

Pendant qu'il est encore temps

 Il est toujours temps d'agir pour atténuer les effets de la crise climatique.

J'ai vu quelques films sérieux sur le climat ou les déprédations écologiques au fil des ans, dont An Inconvenient Truth d'Al Gore en 2006 ainsi que sa suite, An Inconvenient Sequel, en 2017 ; Before the Flood en 2016, produit par un aréopage de célébrités et de personnalités ; et A Life on the Planet de David Attenborough en 2020.  Je ne mentionnerai pas les fictions cinématographiques, parfois allégoriques (comme Don't Look Up), parfois catastrophistes (comme The Day After Tomorrow en 2004) et parfois catastrophiques, comme le long métrage québécois Truffe (2008) de Kim Nguyen.

Dans cette catégorie, toutefois, les productions québécoises sont rares.  Le nouveau long métrage de François Delisle, Le Temps (2024), est une fiction qui innove par son engagement et par les qualités de la réalisation.  En même temps, il s'agit peut-être du meilleur film de science-fiction québécois des trente à quarante dernières années.

Sa sortie officielle de vendredi dernier coïncide avec le Jour de la Terre et quatre projections spéciales suivies d'une rencontre avec François Delisle ont été programmées pour le 21 avril (à Montréal au Cinéma du Parc et à Québec au Clap de Sainte-Foy, où je l'ai vu hier), pour le 22 avril (à Montréal à la Cinémathèque québécoise), pour le 23 avril au Cinéma moderne et pour le 4 mai au Cinéma public.

Tout d'abord, donc, c'est un film sérieux.  On évacue les pitreries de Truffe ou Dans une galaxie près de chez vous.  Ensuite, on explore les conséquences humaines du réchauffement climatique, sans trop d'exagérations et en illustrant l'envergure mondiale du phénomène.   Quatre trames temporelles s'entrecroisent.  En 2019, Marie va tomber enceinte et accoucher durant la pandémie.  Atteinte par la solastalgie, elle va s'inquiéter pour l'avenir de son enfant et l'éco-anxiété va l'isoler petit à petit de son conjoint et de ses proches.  La narration assurée par Mylène Mackay est en français québécois.

Selon l'entrevue avec Delisle après le film, les visions du futur qui s'enchaînent ensuite, datées de 2042, 2088 et 2174, outre un épilogue en 2082, pourraient représenter des scénarios imaginés par Marie.  Quoi qu'il en soit, chacun d'eux correspond à des points tournants.  En 2042, on suit un métis d'ascendance partiellement viêtnamienne qui tente de fuir vers le nord, sans doute en quittant les États-Unis, car il se retrouve dans les Badlands (très reconnaissables) de l'Ouest canadien : la narration est en anglais nord-américain.  En 2088, après la « Purge » de 2042, le journaliste et informateur McKenzie documente la réalité hors les murs pour un État autoritaire et dystopique qui essaie de surnager malgré l'effondrement général : la narration est en anglais britannique.  En 2174, le personnage de Kira erre dans un décor post-apo, recrutée comme soldate et affectée à des massacres génocidaires, avant de rejoindre un groupe de survivants qui cherchent à préserver un peu d'humanité dans un monde dépeuplé, où ils constituent Phronesis Village (du mot grec pour désigner la prudence, la prévoyance ou la sagacité).  La narration est en russe, je crois, puisque j'ai reconnu quelques mots.

Outre l'anticipation et le multilinguisme, Delisle a opté pour un film constitué de photos (en couleurs) et de quelques vidéos (captées par l'implant de McKenzie, a priori).  Ceci rappellera évidemment la technique choisie par Chris Marker pour réaliser La Jetée en 1962, qui était aussi un film apocalyptique et post-apo, voire dystopique.  Ces instantanés qui hachent l'action, laquelle repose du coup surtout sur la trame sonore continue, nous incitent à nous appesantir sur chaque image.  Certaines sont belles et d'autres restent énigmatiques.

Dans la trame contemporaine, Marie s'engage dans la révolte en rejoignant la branche québécoise d'Extinction Rebellion.  En 2088, McKenzie opte aussi pour un appel à la révolte dans l'espoir de changer les choses.  En 2174, Kira aura un enfant métis dont le beau visage nous apparaît en 2182 alors qu'il admire des chevaux (sauvages ?) dans une enclave rendue à la nature.

Après la projection du film, il y avait une transmission de l'entrevue menée par Josée Blanchette (Le Devoir) avec Delisle et Karim Chaieb d'Équiterre.  Delisle a évoqué la nécessité d'une justice climatique et la « crise du déni climatique ».  Selon lui, les photos successives devaient permettre de ménager un espace temporel pour la réflexion.  Pour les séquences québécoises, il a recruté des membres d'Extinction Rebellion au Québec pour faire un peu de figuration vraisemblable tout comme il a recruté de vrais policiers pour les mêmes scènes.  Dans la salle à Montréal, quelqu'un a commenté que le film était tout à la fois insoutenable et pas assez.  Ce qui me semble assez juste.

Néanmoins, j'aimerais croire que le film aura un impact au Québec.  Au minimum, il serait temps de rappeler à la CAQ de Legault et aux Libéraux de Carney que la crise climatique n'a pas été abolie par Trump.




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2025-04-06

 

Une uchronie darwinienne au théâtre

Le point de départ de la pièce Vous êtes animal , que j'ai vue à la Bordée la semaine dernière, est une proposition très stimulante de l'auteur Jean-Philippe Baril Guérard.  Il s'agit d'imaginer comment l'ouvrage phare de Charles Darwin, De l'origine des espèces (1859) aurait été reçu s'il avait été écrit et s'il était sorti pour la première fois en 2022.  J'avais beaucoup aimé la pièce de science-fiction antérieure de Baril Guérard, La Singularité est proche.  Toutefois, l'inspiration de l'auteur de la pièce semble se tarir dans la seconde moitié de l'histoire, une fois qu'il a posé les bases de l'uchronie.

La mise en scène de Patrice Dubois privilégie l'efficacité.  Un immense paravent sépare la scène en deux.  Quelques sièges constituent le principal mobilier de l'avant-scène, selon les scènes, mais le paravent sert d'écran pour des projections.  Comme le paravent est translucide, il permet aussi aux spectateurs de discerner ce qui se passe derrière : enregistrement des prestations filmées et projetées, changements de costumes dans certains cas, etc.  Le fil conducteur du récit est fourni par le projet de Jean-Philippe Baril Guérard qui joue son propre rôle en affirmant préparer une pièce de théâtre documentaire avec l'équipe d'acteurs qu'il présente sur scène dans une veine presque pirandellienne également présente dans les pièces Le jour où tout a merdé et H+.  L'équipe n'est constituée que de cinq acteurs, qui vont aligner jusqu'à vingt-cinq rôles distincts en tout.  Charles Darwin est incarné par Mustapha Aramis (qui remplace Lyndz Dantiste, lequel avait créé le rôle précédemment pour le Quat'sous) et sa femme Emma Wedgwood est jouée par Isabeau Blanche.  Laurence Dauphinais, Zoé Ntumba (qui remplace Phara Thibault) et Harry Standjoski complètent la distribution.

Le choix du titre peut sembler incongru, car il est fort peu question d'animalité dans la pièce alors que le Darwin historique a lui-même retardé le moment d'affirmer noir sur blanc que l'être humain était un animal comme les autres, sachant qu'il allait heurter des convictions bien enracinées au XIXe siècle.  L'enjeu que fait ressortir la pièce, c'est plutôt celui de la mortalité.  La sélection naturelle passe par la mort des moins bien adaptés (ou des plus faibles, selon le contexte ou selon Spencer).  Baril Guérard opte pour une interprétation qui associe la mort de la fille de Darwin, Anne Elizabeth, à la rédaction par le Darwin du XXIe siècle de l'ouvrage qui donne une valeur à la mort.  (Ce décès aurait joué un rôle dans la décision du Darwin historique de publier son ouvrage, mais pas dans la conception de la théorie de l'évolution par la sélection naturelle qui était antérieure.)  La pièce aurait-elle dû s'intituler Vous êtes mortels ?  Peut-être.

La pièce s'interroge sur les choix d'un Darwin de 2022 : aurait-il renoncé à porter la vérité de sa théorie dans le contexte contemporain ?  Aurait-il affronté sans jamais plier les rigidités universitaires, le scepticisme du grand public, l'incompréhension des profanes et les oppositions idéologiques, politiques ou religieuses ?  La réponse de la pièce, c'est qu'il aurait sans doute fini par capituler puisque le Darwin de 2022 proclame finalement qu'il a signé un roman et/ou monté un canular, afin de ne plus avoir à défendre une thèse aussi impopulaire.

C'est la plus grande faiblesse de la pièce.  Jean-Philippe Baril Guérard semble réduire la question de la vérité à l'intention de l'auteur, mais il élude complètement la question de la vérité scientifique, bref, de la concordance entre une théorie et les faits observés.  Il ne met jamais en scène des scientifiques qui prendraient parti en faveur de la théorie de l'évolution par la sélection naturelle, ne serait-ce que pour la dédaigner en affirmant que c'était tellement évident qu'il était inutile d'en faire tout un plat.

Dans cet univers uchronique, l'absence du Darwin historique aurait sans doute éliminé une partie des investigations et des observations que la formulation de la théorie de l'évolution par la sélection naturelle a inspirées dans notre réalité.  Dans certains cas, les théories produisent des faits parce qu'on chercher à les prouver ou à les infirmer.  Néanmoins, les faits naturels en faveur de la théorie de Darwin étaient connus depuis Lamarck, voire Buffon, qui sont tous les deux cités par Darwin, et la sélection (artificielle) était pratiquée en connaissance de cause par de nombreux éleveurs depuis au moins le XVIIIe siècle en Grande-Bretagne.

Même si la recherche biologique avait suivi une autre trajectoire jusqu'au XXIe siècle, il aurait été difficile de nier la validité de la conception darwinienne et c'est un aspect que le dramaturge occulte presque complètement.  Du coup, Baril Guérard adopte par la bande un point de vue constructiviste qui fait dépendre la validité d'une théorie scientifique de ses appuis sociaux, indépendamment du point de vue des savants.  Suggère-t-il qu'il faudrait qu'une société se réconcilie avec la mort pour accepter la théorie de l'évolution ?  Pas sûr.

La critique a été élogieuse pour sa création en janvier-février 2023, suivie d'une publication aux Éditions De ta mère.  La pièce est divertissante et plutôt passionnante, puisqu'il y a un mystère à résoudre.  Malgré toutes ses qualités, pourtant, elle me laisse sur l'impression d'une occasion ratée.

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2025-04-03

 

Le jour où tout a merdé

 Une chronique à retardement...  C'est en novembre dernier que j'ai assisté à une représentation au théâtre Périscope de cette pièce, Le jour où tout a merdé, qui campe sur les limites de l'écofiction et de la science-fiction, voire de la métafiction en prime.  Deux intrigues s'entrecroisent : d'une part, on a les mésaventures sanitaires d'une petite troupe d'acteurs dont le studio souffre de graves problèmes de plomberie et d'inondations merdeuses en raison d'un vice de construction, et, d'autre part, on s'intéresse à l'organisation médiatique du négationnisme climatique.

Un auteur catalan, Joan Yago, conseillait les membres de la troupe Sortie de Secours pour développer une pièce sur le négationnisme climatique, mais les infortunés membres de l'équipe basée à Québec ont été victimes d'un problème de plomberie qui leur attire des ingénieurs, inspecteurs et entrepreneurs qui ne vont rien résoudre tout de suite, ce qui les a décidés à mettre en scène cette série d'avanies.  La gravité grandissante du problème est à la fois comique et instructive, voire symbolique.  L'édifice concerné reposait sur des fondations bâclées dont les faiblesses ont fini par se révéler.  On peut facilement dresser des parallèles entre ce problème émergent et le réchauffement climatique qui est la conséquence d'une gabegie industrielle vieille de deux siècles.  En outre, les réactions des autres locataires, qui se lavent les mains du problème et refusent de collaborer, rappellent aussi l'inertie, l'obstruction et le négationnisme observés depuis quarante ans.  

La seconde intrigue nous plonge dans les manigances de coulisse qui souhaitent justement obtenir du grand public ces refus répétés d'accepter la réalité, de croire et d'agir.  Ces préparatifs qui posent un cas de conscience à la personne recrutée par des intérêts pétroliers ou autres anticipent une grande conférence internationale dont la nature reste floue, mais elle pourrait s'inscrire dans un futur proche, ce qui classerait le tout dans la science-fiction ou tout au moins le genre de l'histoire secrète.

La mise en scène est de Philippe Soldevila, qui a aussi assuré la traduction des contributions, suppose-t-on, de Joan Yago.  Les acteurs proviennent de l'équipe de Sortie de secours, qui jouent dans une certaine mesure leurs propres rôles puisqu'ils auraient vécu en direct le problème des toilettes de leurs bureaux et salle de répétition.  Au final, c'est une pièce assez divertissante et surprenamment cohérente.  Il lui manque sans doute une dimension émotive, au-delà du comique de situation et de la dimension démonstrative.

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2025-03-24

 

Coupes à blanc

La scène baigne dans la brume quand la pièce débute dans un local du théâtre Premier Acte.  Coupes à blanc est l'œuvre écoresponsable de Charlie Cameron-Verge pour le Collectif Verdun, avec Antoine Gagnon pour le seconder à la mise en scène.  Le décor est de Bruno Verge et il est un des éléments les plus réussis.

La scène est divisée en deux.  D'un côté, on a un appartement cossu, séparé de l'auditoire par des cloisons vitrées qui permet de voir ce qui se passe dans la cuisine, la salle à manger et le coin salon, et d'apercevoir l'entrée de la chambre d'amis.  De l'autre, un espace indéterminé qui peut figurer les rues extérieures où les pauvres meurent, ou bien le vide surplombé par les fenêtres d'un domicile au quatrième ou cinquième étage de son immeuble.

L'appartement rappelle par sa disposition les logis longs et relativement étroits, aux pièces en enfilade, qu'on retrouve dans certaines maisons étagées de Montréal, comme celles qui bordent le parc Lafontaine.  Cet appartement est occupé par un couple prospère composé de Tony et Marie, Dayne Simard jouant le rôle d'Antoine et Clara Vecchio celui de Marie.  Ils reçoivent d'abord des amis en couple, avec qui ils prévoient de débuter le voyage qui les amènera sur un autre monde.  Les personnages de Jean, joué par Nicolas Létourneau, et de sa compagne Marguerite, jouée par Mariann Bouchard, servent de pierre de touche aux autres personnages, qui témoignent d'un minimum de bonnes intentions par rapport à la crise climatique alors que Jean et Marguerite ne se soucient guère de la planète.  S'ajoutent enfin à ce quatuor initial deux autres personnages, la sœur de Marie, Anne-Catherine, et son enfant, peut-être appelé Sam, même si la dramatis personae la présente comme l'Enfant tout court, jouée en alternance par Luce Dorion-Roy et Adela Casgrain-Rodriguez.

Hors de l'appartement, le personnage d'Asmodée (Nathalie Fontalvo) qui se meurt dans la rue représente toutes les victimes des conditions invivables qui règnent désormais hors des abris et des enclaves préservées.

L'égoïsme bourgeois est le plus clairement dénoncé, en particulier par une tirade de Jean, qui enfonce le fer bien profond, au risque de verser dans le stéréotype du bourgeois québécois incapable de renoncer à sa voiture.  De même, Marguerite, l'ancienne barmaid qui a amélioré son sort en épousant Jean, est forcément une arriviste inculte et sans grande compassion pour autrui.

Catherine a perdu son compagnon, David, le père de son enfant, et elle a profité d'un prêt important d'Antoine et Marie pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa fille.

Cette dernière, peut-être appelée Sam, passe un long moment à griffonner des graffiti sur les planchers et les murs.  Elle conclut avec quelques mots en latin : « et lux in tenebris lucet et tenebrae eam non comprehenderunt » (et la lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'englobaient pas).  Il s'agit d'une référence au Verbe incarné, Jésus, qui est la vraie Lumière, dans l'Évangile selon saint Jean.  On peut l'interpréter comme un hommage aux paroles du dramaturge, qui essaie d'éclairer notre situation présente.

La montée des tensions entre les personnages capte l'intérêt.  Cameron-Verge a débuté l'écriture de la pièce en 2019 et il est évident qu'il a eu le temps de la peaufiner pour que tous ses éléments constituent un engrenage inexorable.  Les cinq personnages principaux exhibent une cordialité de circonstance, mais ils s'opposent malgré tout.  Ils sont divisés par des convictions écologiques contrastées, l'apologie par Jean du confort hypocrite, le perfectionnisme mal venu d'Antoine, le regret du renoncement à un enfant que révèle Marie, le sort des pauvres peut-être abandonnés sur Terre et l'espoir de continuer comme avant sur un autre monde.

La fin du monde plane sur ce dernier repas, ce qui peut rappeler la conclusion du téléfilm Don't Look Up de Netflix, mais en moins émouvant, et en moins drôle.

La destination de l'exode terrestre reste floue.  S'agit-il de la planète Mars, choix de prédilection des tech bros comme Elon Musk?  Il est question d'une navette, mais je n'ai pas saisi si elle devait rallier un vaisseau capable d'un long voyage, ou tout simplement une colonie sur la Lune ou Mars.  C'est d'ailleurs le point faible de la pièce.  Les conséquences de la crise climatique restent si vagues qu'on saisit mal ce qui précipite le départ de la Terre alors qu'on se retrouve dans un futur pas si lointain, à en juger par le mobilier, les vêtements et les allusions.   Comment la situation s'est-elle détériorée aussi vite ?

L'autre défaut de la pièce, c'est de ne relier la fin du monde à rien de concret.  Le personnage d'Asmodée, qui joue un peu le rôle du chœur grec, exprime une douleur qui reste souvent informe, voire incompréhensible.  Et les personnages principaux ne semblent ressentir rien de très précis dans ce contexte de fin du monde.  On peut soupçonner que la tension du départ déclenche les crises de nerfs successives, mais ces éclats ne nous font pas sentir la triste réalité de la fin des choses et de l'exil.  Ce n'est qu'à la toute fin de la pièce, quand les personnages partent en abandonnant l'appartement sans ranger ou nettoyer, qu'on sent la réalité du départ.  Il aurait fallu illustrer autrement les conséquences sociales et psychologiques d'un départ de la Terre : les personnes qui arpentent les rues et les campagnes en prenant des photos ou en filmant, les gens qui se suicident pour se faire enterrer dans une terre ancestrale, les vandales qui abattent des statues ou des monuments puisqu'il n'y aura plus de lendemain, les enchères pour mettre la main sur des souvenirs de la Terre, les fêtes effrénées, etc.  

D'un point de vue théâtral, c'est une pièce efficace, dont les personnages animés par les acteurices avec une grande intensité offrent un aperçu d'un futur possible, malheureusement dystopique, et nous captivent rapidement, sinon immédiatement.  Du point de vue de l'anticipation ou de la science-fiction, il manque des développements.  Le dramaturge s'est contenté de s'en servir comme d'une hypothèse, voire d'un prétexte.

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2025-02-26

 

H+ ou la vanité du transhumanisme

Le transhumanisme est un sujet difficile au théâtre.  Le « spectacle documentaire auto-science-fictionnel » H+ reproduit à plusieurs égards la démarche de la pièce Post Humains, dont j'ai déjà parlé.  Tout comme Dominique Leclerc était partie de son diabète pour concevoir Post Humains, Emile Beauchemin, qui est à la fois l'auteur, le protagoniste et le metteur en scène, fonde la pièce sur sa propre alerte de santé.  Ainsi, la fiction se mêle à l'autobiographie et à la vulgarisation.  Le résultat tient plus de la mosaïque que de la fresque.

L'histoire du personnage d'Emile Beauchemin tient lieu d'intrigue.  Surmené, il subit, alors qu'il est dans la jeune vingtaine, une myopéricardite, soit une double infection du cœur et de son enveloppe.  Il se fait prescrire huit semaines de repos complet, durant lesquelles il visitera régulièrement le Musée des beaux-arts de Québec pour admirer l'œuvre plus ou moins finale de Riopelle, le monumental Hommage à Rosa Luxemburg où figurent des oies blanches observées depuis sa retraite de L'Isle-aux-Grues.  Beauchemin adopte ensuite un mode de vie plus actif, axé sur la course, ce qu'il incarne sur scène en trottant sur un tapis de course durant l'essentiel de la pièce, ce qui rappelle aussi la course à la performance qui s'impose dans nos sociétés.

Ceci résume ce qu'on trouve en fait d'intrigue suivie, mais il s'y greffe l'histoire de Maureen, une bonne amie jouée par Maureen Roberge, et la scène accueille aussi la présence tranquille et silencieuse d'un homme âgé qui pourrait représenter l'avenir d'Emile, et dont le positionnement en marge de l'action principale illustre peut-être la marginalisation des personnes âgées (et moins suractives).  Quand celui-ci se raconte, toutefois, il se présente comme Michel, qui a quitté son emploi à la campagne pour venir travailler en ville, ce qui démontre la possibilité des reconversions tardives.

Le volet documentaire annoncé par l'intitulé est fourni par des explications intercalaires, parfois débitées par une tête parlante animatronique, laquelle commence par raconter le mythe de Prométhée.  On évoque aussi au passage les origines historiques de l'entracte au théâtre et de la scène théâtrales chez les Grecs, ainsi que l'attrait de la quête de l'immortalité pour les transhumanistes et la pression du temps qui passe dans le contexte des horaires surchargés de nos vies modernes.

Toutefois, ces aperçus de la pensée transhumaniste restent superficiels si on les compare au traitement plus étendu et approfondi de la pièce Post Humains.  Par contre, H+ a le mérite de dégager les questionnements fondamentaux du transhumanisme :  pourquoi voulons-nous transcender la condition humaine ?  faut-il, pour y arriver, nécessairement disposer de plus de loisirs ou d'existences prolongées, voire d'exiger l'immortalité ?  devons-nous épuiser un choix de vie avant d'en faire un autre ou pouvons-nous changer de carrière ou changer de vie quand nous en éprouvons le besoin ?

Malgré l'allusion à la science-fiction dans l'intitulé, il n'y a pas d'élément ouvertement science-fictionnel, à part la tête d'automate, mais un segment de la pièce présente en raccourci l'avenir de Maureen sur une quarantaine d'années, ce qui correspond à une projection futuriste implicite si on suppose que la pièce s'inscrit dans notre présent.

Le décor est minimaliste, mais il est nettement plus « intéressant » que l'offre scénique du Prince joué au Théâtre Denise-Pelletier.  Des affichages lumineux et des projections vidéo égrènent les chiffres de la performance physique d'Emile Beauchemin sur son tapis roulant : vitesse, distance parcourue, rythme cardiaque...  Une cuisine occupe l'autre extrémité de la salle et incarne la vie quotidienne dans ce qu'elle a de plus prosaïque, à l'opposé spatial et thématique du tapis roulant.  Des écrans plus petits s'animent pour certains exposés documentaires ou commentaires en voix off.  Ce décor nous réserve quelques surprises, dont un frigo qui se transforme en appareil IRM.  Des pommes circulent deux ou trois fois, ajoutant un symbole polysémique à l'ameublement, fruit de la connaissance du bien et du mal, peut-être même prométhéen et transhumaniste...

Le dénouement n'est pas plus conventionnel que la structure du texte et convoque le concept des âges de la vie afin de battre en brèche les présupposés du transhumanisme.  La décision la plus courageuse, ce n'est pas de faire courir un marathon sur scèene au personnage principal d'Emile Beauchemin, c'est d'avoir un bébé sur scène.  La déconstruction de la prémisse est complétée par l'aveu de Beauchemin qu'il n'aura pas couru un marathon sur scène, contrairement à la publicité faite à cette pièce depuis ses premières représentations en juin 2023 dans le cadre du Carrefour international de théâtre.

Dans la mesure où le transhumanisme sous-tend certains espoirs véhiculés par une partie de la science-fiction, H+ offre aussi une critique de cette variété positiviste et optimiste de l'anticipation, ce qui en fait une création non seulement auto-science-fictionnelle, mais aussi méta-science-fictionnelle.


2025-02-23

 

Le Prince d'un vaisseau globotron

Les pièces de science-fiction se suivent et ne se ressemblent pas.  J'ai assisté hier après-midi à une nouvelle création du Théâtre du Futur, qui se spécialise dans le futurisme, comme son nom l'indique.  Or, Le Prince souffre de la comparaison avec L'Inframonde, que j'avais vue le mois dernier.  En revanche, certains des commentaires que j'avais formulés au sujet de l'adaptation du Meilleur des mondes de Huxley pour la scène du Théâtre Denise-Pelletier en 2019 s'appliquent encore.  Très grande salle, acoustique ou élocution douteuse, ciblage d'un public adolescent...

Néanmoins, la longévité et la productivité de cette troupe dirigée par Olivier Morin et Guillaume Tremblay sont sans commune mesure avec les trajectoires des deux autres troupes, TESS Imaginaire et Ô Délire, qui ont essayé auparavant de creuser un filon science-fictionnel au Québec. Le Théâtre du Futur a opté pour la même recette qu'Ô Délire, soit la dérision ou l'humour. Dans leurs premières productions, en commençant par Clotaire Rapaille, l'opéra rock (2011), le choix de sujets québécois assuraient un minimum de cohérence à leurs spectacles satiriques et musicaux.

Toutefois, Le Prince se disperse dans tous les sens au fil des scènes et verse dans une certaine incohérence.  On passe d'une transposition de la Renaissance (puisque l'ouvrage éponyme de Machiavel inspire le texte) dans l'espace, où des vaisseaux globotrons lancés par des entreprises commerciales de la Terre se livrent une guerre commerciale, à la visite d'une Terre post-apocalyptique (où les survivants parlent surtout anglais, alors que le français domine dans les vaisseaux globotrons), en passant par batailles spatiales, des chassés-croisés amoureux, des complots et des plaisanteries intercalaires dignes de figurer dans un Bye-Bye.  

Le décor de la salle convenait parfaitement à l'ambiance de la Renaissance, mais je crois que ce n'était qu'une coïncidence et qu'il s'agit de l'ornementation d'origine.  Les costumes et les décors de la pièce étaient nettement moins somptueux, inspirés par la Renaissance ou conçus comme rétro-futuristes par Estelle Charron, Cloé Alain Gendreau (qui avait travaillé sur La Singularité est proche), Odile Gamache, Sarah Bengle et le reste de l'équipe.  À leurs yeux, ce terme renvoie aux choix visuels d'anciens films de science-fiction.  Signe peut-être du sous-financement actuel de la culture, ces décors ainsi que les effets scéniques m'ont moins impressionné que le décor minutieusement construit pour la pièce Jules & Joséphine, qui inventait l'hiver dernier une cousine québécoise de Jules Verne et qui synthétisait plusieurs des aventures verniennes dans le cadre d'une prestation dramatique.  J'avais vu cette dernière pièce pour enfants en reprise dans la petite salle Fred-Barry du Théâtre Denise-Pelletier et les machines de scène combinaient pour la plupart beauté et ingéniosité dans un cadre physique restreint.  Le décor du Prince est ambitieux mais schématique, recyclant les procédés du théâtre d'ombres et appelant les spectateurs à déployer leur propre imagination.  L'environnement sonore est l'œuvre de Navet Confit, vieux complice du Théâtre du Futur.

La question qui se pose toujours pour la lignée de ces pièces québécoises axées sur l'exploitation comique de la science-fiction (à l'instar de la série télévisée et filmique Dans une galaxie près de chez vous), c'est de savoir si la science-fiction n'est en tout et pour tout qu'un prétexte à des blagues.  Les gags et les références bousculent parfois nos attentes en offrant des clins d'œil à l'actualité québécoise, mais ceux-ci se confondent et se noient dans le déferlement de références intertextuelles au Petit Prince de St-Exupéry, au Prince de Machiavel, à l'histoire italienne, à Star Wars et même à l'histoire politique québécoise (une réplique commence par le « Si je vous ai bien compris » de 1980), voire aux excès du wokisme.

Le récit est animé par Lorenzo de Médicis (assassiné et ressuscité sous la forme d'un bio-hologramme),  en compagnie de son fils, Luc, le Prince du titre, de Nikole, la PDG du vaisseau globotron Dollarama, de Catalina, la fille bâtarde de Lorenzo, et de Mike, le conseiller sans scrupule de Nikole.  L'action se déplace du vaisseau globotron Médicis à la Terre, en passant par quelques autres astronefs. Temporellement, comme il est question de cours de marketing suivis par Lorenzo et Nikole vers 2470, l'action se situerait au XXVIe siècle.

Ces personnages sont joués, dans le désordre, par Ann-Catherine Choquette, Stéphane Crête, 𝐌𝐚𝐫𝐢𝐞-𝐂𝐥𝐚𝐮𝐝𝐞 𝐆𝐮𝐞́𝐫𝐢𝐧, 𝐎𝐥𝐢𝐯𝐢𝐞𝐫 𝐌𝐨𝐫𝐢𝐧 et 𝐆𝐮𝐢𝐥𝐥𝐚𝐮𝐦𝐞 𝐓𝐫𝐞𝐦𝐛𝐥𝐚𝐲. L'enthousiasme et l'énergie sont au rendez-vous, mais l'intrigue ne leur permet pas nécessairement d'explorer beaucoup d'émotions distinctes ou d'émotions plus subtiles. Néanmoins, il faut saluer l'effort d'imagination qui nous sort un peu des clichés habituels de la science-fiction telle qu'elle est conçue par les profanes. Ceci dit, les auteurs ont plutôt gaspillé le potentiel dramatique du cadre.

Dans Le Petit Prince de Saint-Exupéry, le personnage principal revient chez lui après avoir appris la valeur de l'amour qu'on donne et qu'on reçoit. Dans l'Italie de la Renaissance, la lutte pour le pouvoir disputée par les princes italiens va ouvrir la porte à l'ingérence étrangère et l'Italie perdra petit à petit sa supériorité technique et artistique au sein de l'Europe. Les auteurs du Théâtre du Futur imaginent une résolution des luttes de pouvoir centrées sur le fils de Lorenzo, mais ils n'envisageant pas les conséquences des luttes intestines pour la suprématie de telle ou telle principauté. Les guerres de la Renaissance vont également distraire l'Italie de la nouvelle entreprise européenne de conquête de la planète qui permet aux royaumes occidentaux qui bordent l'Atlantique de se tailler une place dans les réseaux commerciaux mondiaux, ce qui est d'autant plus ironique que de nombreux explorateurs seront italiens : Christophe Colomb, Amerigo Vespucci, Verrazzano, Cabot... Le cynisme de Machiavel cachait, si je me souviens bien une visée plus large, certes, celle de permettre à l'Italie de s'affranchir des ingérences étrangères en favorisant l'apparition d'un prince assez fort pour tenir tête aux monarques espagnols, français, ottomans ou germanophones. Mais les auteurs du Prince n'approfondissent pas les raisons de la recherche du pouvoir suprême.

En guise de post-scriptum, notons que, du 8 au 25 octobre, la pièce sera présentée à Sherbrooke par le Théâtre du Double signe, sur les planches de la Salle intermédiaire des arts de la scène.

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