2022-05-31

 

La pensée apocalyptique aux États-Unis

La tuerie d'Uvalde en mai a souligné à quel point une partie de la population étatsunienne refuse d'accepter quelle que restriction supplémentaire que ce soit sur l'accès aux armes à feu.  Cette importante minorité exige un laissez-faire presque complet en matière d'acquisition, d'accumulation et de transport d'armes à feu, en particulier pour les personnes majeures.  Les quelques endroits aux États-Unis qui arrivent à limiter ces possibilités sont menacés par de futures décisions de la Cour suprême.

En apparence, tout débat sur le contrôle des armes à feu est vicié par le second amendement de la Constitution du pays et la conception de cet accès aux armes à feu comme un « droit ».  Néanmoins, je crois de plus en plus qu'il faut incriminer plus largement une version maximaliste de la liberté, qui est sous-tendue par une vision apocalyptique de toute limite à la liberté individuelle.

On peut l'illustrer par un autre débat de société aux États-Unis : celui du droit à l'avortement.  Dans certaines jurisdictions des États-Unis, l'accès à l'avortement est entièrement libre, s'il se passe avant le dernier trimestre de grossesse (approximativement).  Cette possibilité classe les États-Unis parmi un très petit nombre de pays (sept) permettant l'interruption volontaire de grossesse après la vingtième semaine de grossesse.  Dans la grande majorité des pays où l'avortement est légal, qu'il soit exigé par la femme en cause ou par les médecins traitants, il existe des limites.  En France, le délai pour l'interruption volontaire de grossesse est fixé depuis cette année à 14 semaines de grossesse ; si des raisons médicales l'exigent, l'avortement peut toutefois intervenir jusqu'au terme de la grossesse.  Du coup, la situation aux États-Unis est extrêmement hétérogène : selon une observatrice, l'accès à l'avortement en Californie se compare à la situation britannique tandis que l'accès à l'avortement au Texas est un des plus restreints au monde.  Autrement dit, les partisans des deux camps ont réussi, dans certains cas, à pousser très loin une application de la loi favorable à leurs idéaux.

Cela pourrait s'expliquer, selon moi, par la conception étatsunienne de la liberté.  D'une part, les pro-avortement (dans le camp du « right to choose », pour employer leurs propres termes) défendent la liberté  pleine et entière de choisir des femmes.  D'autre part, les anti-avortement (dans le camp du « right to life ») défendent la liberté du foetus qu'ils considèrent comme un individu, cette liberté débutant nécessairement avec la possibilité de vivre pour en jouir.  Aux États-Unis, la liberté est considérée comme un bien absolu, et pourtant fragile.  (Il peut certes apparaître comme d'autant plus fragile que le pays a longtemps refusé aux esclaves, aux femmes, aux citoyens qui n'étaient pas propriétaires et aux autochtones, entre autres, la liberté qui revenait de plein droit aux propriétaires terriens de la minorité blanche et masculine.)  Au temps de la Guerre froide, la liberté définissait les États-Unis et les sociétés qui lui ressemblent (le « monde libre ») et elle est toujours sacralisée parce qu'on l'assimile non seulement à la liberté de croire, de débattre et de choisir ses dirigeants mais aussi à la liberté d'entreprendre, et donc de s'enrichir.

Si on écarte la question des origines ou racines de cette mentalité, on doit constater que d'autres pays ont une conception moins maximaliste des droits et libertés.  Au Canada, la Charte des droits introduite il y a quarante ans admet des restrictions dans des « limites raisonnables » (ce qu'il ne faut pas confondre avec la clause nonobstant, qui constitue un joker).  D'autres instruments internationaux prévoient pareillement des limites générales ou spécifiques à l'exercice des libertés et droits reconnus par ces documents, mais il n'y a pratiquement pas de dispositions semblables dans la Constitution des États-Unis.  Par conséquent, toute restriction d'une liberté peut s'apparenter, aux États-Unis, à un affaiblissement ipso facto préjudiciable au droit revendiqué en tant que tel.  Le sophisme de la « pente glissante » est souvent invoqué pour défendre la version maximaliste et il aboutit à des scénarios apocalyptiques : si on se met à enquêter sur les antécédents psychiatriques d'un acquéreur d'armes à feu, le gouvernement va finir par confisquer toutes les armes à feu (fusils de chasse compris) !  si on décourage ou interdit l'avortement après vingt semaines, on finira immanquablement par le proscrire totalement !

Dans l'un ou l'autre cas, de telles intentions sont effectivement énoncées par certains militants, mais transformer les visées d'une minorité en programme de l'ensemble relève de la pensée apocalyptique.  Néanmoins, dans un pays qui se réclame d'idéaux fondateurs, on ne peut entièrement exclure que des idéologues s'emparent du pouvoir de mettre en œuvre leurs idées les plus radicales — ce qui s'observe peut-être en ce moment à la Cour suprême.  C'est sans doute ce qui encourage la peur et la polarisation : céder ne serait-ce qu'un pouce de terrain risque de déclencher l'apocalypse.  Et le caractère totalisant de la liberté étatsunienne, qui englobe les champs politiques, économiques et sociaux signifie que toute brèche de l'enceinte remet en question l'ensemble des privilèges dont jouissent les citoyens étatsuniens.  Ainsi, la peur de l'apocalypse fonderait la polarisation des extrêmes.

Qu'est-ce qui évite cette polarisation dans les pays capables d'adopter des compromis sur l'avortement ou la propriété d'armes à feu?  Il pourrait s'agir du souvenir agissant de déchirements meurtriers (de longues guerres civiles réglées moins par une victoire définitive que par l'épuisement des belligérants) ou du règne sans partage d'une faction.  Depuis la Seconde Guerre mondiale, la France a connu l'occupation allemande, le régime de Vichy et la guerre d'Algérie pour ne citer que les situations les plus marquantes.  L'Angleterre a développé sa culture du compromis et son régime parlementariste après la guerre civile du dix-septième siècle.  L'Allemagne est passée par le IIIe Reich et la dictature communiste.  Même le Canada a peut-être retenu de sa gestion du séparatisme québécois que les absolus politiques sont néfastes (quoi qu'en pensent les indépendantistes québécois, le gouvernement fédéral a mis beaucoup d'eau dans son vin au fil des ans, ce dont on peut se convaincre en examinant des situations semblables en Espagne, en Écosse, en Corse — et les électeurs du reste du Canada ont toléré que des Québécois négocient l'adhésion du Québec avec d'autres Québécois).

Les leçons d'histoire apprises aux États-Unis tendraient plutôt à conforter l'intransigeance.  Si on considère que la guerre d'indépendance des États-Unis est aussi une guerre civile (dont les perdants se sont réfugiés au Canada, entre autres), celle-ci a été réglée en une dizaine d'années et les insurgés ont gagné sur toute la ligne.  La guerre de Sécession a été encore plus courte et plus décisive.  Même si les États sudistes ont établi plus tard la ségrégation, les abolitionnistes du Nord ont mis fin à l'esclavage et les États du sud sont entièrement rentrés dans le giron fédéral.  Du côté des vainqueurs, c'est-à-dire des partisans de l'indépendance, puis de l'émancipation des esclaves, il n'y a jamais eu de défaite si complète qu'elle ait mené à une dictature ou occupation : le rêve de la victoire totale persiste alors que la possibilité d'une subjugation demeure une simple chimère.  Du côté des perdants de la guerre de Sécession, l'apocalypse est une expérience vécue et elle pourrait alimenter encore aujourd'hui la crainte d'une nouvelle brimade de leurs libertés historiques.  La pensée apocalyptique se nourrirait donc de la polarisation des expériences historiques et son envers serait la pensée utopique.  Tant que ce binôme subsistera comme réflexe ou référence, il y a fort à parier que les États-Unis resteront un pays sous tension, capable d'accepter les pires atrocités en se disant qu'elles restent une façon d'éviter ce qui serait encore moins désirable, pour telle ou telle partie de la population.

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