2019-10-11

 

Le meilleur des mondes théâtraux ?

Hier, j'assistais à une représentation de l'adaptation par Guillaume Corbeil du roman Brave New World (1932) d'Aldous Huxley.  C'était ma première visite au Théâtre Denise-Pelletier, dont la salle m'a paru un peu trop grande ou d'une acoustique un peu insatisfaisante.  La pièce Le Meilleur des mondes était mise en scène par Frédéric Blanchette, avec une troupe de six acteurs jouant des rôles multiples et un décor dominé par une toile blanche tendue d'un mur à l'autre pour servir d'écran à des projections multiples.  De fait, de superbes photos et plusieurs animations originales ont permis d'assurer en beauté le changement de scènes, du lieu de travail du trio principal (Bernard, Lénina, Helmholtz) à l'appartement de Bernard à l'hôpital où périt Linda, la mère de John.

L'adaptation de Corbeil en mène large, rapatriant aussi le spectre de la surveillance totale invoqué plutôt par Orwell dans 1984, ainsi que la cote de crédit social de la Chine actuelle, et finissant par faire du personnage de John, l'homme « sauvage » du roman, un metteur en scène qui veut sauver le monde par le théâtre en présentant Hamlet aux spectateurs du monde futur.  Même si ce dernier choix peut paraître complaisant de la part d'un homme de théâtre, il faut admettre qu'il s'inscrit dans la logique du roman et que le résultat n'est pas moins grotesque que le sort de John dans le roman d'origine.  (La pendaison finale de John, découragé et déprimé, demeure, même si le contexte est un peu différent.)  Comme la troupe comprend trois hommes et trois femmes, Corbeil a féminisé le rôle de l'Administrateur Mustapha Mond afin de pouvoir l'attribuer à Macha Limonchik.  Sinon, on retrouve les autres personnages principaux de Huxley : le rebelle Bernard Marx, l'objet de ses affections, Lenina Crowne, leur ami Helmholtz Watson, l'exilée involontaire Linda et son fils, John.

La théâtralisation du roman s'adresse clairement au public en partie adolescent qui fréquenterait le Théâtre Denise-Pelletier et qui était bien présent hier soir.  Certaines scènes misent sur un comique un peu juvénile, mais la pièce souligne bien la nature dystopique et sournoise du régime en place.  (Et les spectateurs adolescents que j'entendais réagir à la fin de la représentation semblaient avoir été frappés par cet aspect, malgré la familiarité probable de dystopies comme Hunger Games.)  Ont-ils été surtout marqués par la dénonciation des plaisirs faciles ?

Huxley était bien placé pour saisir la transition d'une époque de rareté à une époque d'abondance...  en attendant la surabondance actuelle.  À l'époque où l'Église contrôlait la présentation du seul grand univers fictif en sus du folklore à moitié réprimé, il était facile d'accorder une valeur immanente à ce qu'on appelait très justement l'histoire sacrée et d'en faire la base d'une religion.  À l'époque plus récente où réunir une troupe de théâtre, présenter des pièces, organiser un orchestre et offrir des concerts n'étaient pas à la portée de toutes les bourses, les artistes et artisans étaient peut-être plus portés à se surpasser, pour un mécène royal ou princier.  L'art était exceptionnel parce que l'art était une exception.  Mais plus le progrès technique et l'enrichissement collectif ont permis de généraliser l'offre, plus celle-ci a perdu de sa valeur, et parfois de sa valeur intrinsèque.  L'art est devenu un divertissement que l'on consomme à volonté le soir avant de se coucher : malgré tout le métier et même le génie des créateurs, ce qu'ils créent n'en devient pas moins oubliable parce qu'il y aura autre chose le lendemain.  (Même les services comme Netflix auraient compris puisqu'il est désormais question de ne plus livrer des séries complètes en une seule fois mais de les distiller à raison d'une livraison par semaine, comme au siècle dernier.)

Dans Brave New World, Huxley stigmatisait cette évolution en comparant le cinéma sensoriel et les livres.  L'opposition entre le règne du ressenti et l'analyse des sentiments chez Shakespeare était un peu caricaturale, mais le cinéma actuel (dont Scorsese lui-même dénonce l'exploitation infatigable de récits superhéroïques) s'expose clairement à cette critique.  Quand la langue, la complexité des sentiments, la réflexion et le souci de cohérence sont jetés par dessus bord, il ne reste plus guère que l'émotion brute et les plaisanteries faciles.

Par contre, la pièce n'insiste pas sur un possible rapprochement entre le soma et la légalisation canadienne du cannabis, même si la commercialisation du soma peut rappeler la mise en marché du cannabis.  (Plus généralement, on songe à la consommation grandissante d'anxiolytiques et d'anti-dépresseurs.)  Dans la pièce, le soma est décliné sous plusieurs formes, chaque variété produisant un effet distinct : il y a donc le « soma sourire », le « soma ego », le « soma concentration » et le « soma euphorie ».  On capte aussi une brève allusion au « soma Shakespeare » vers la fin de la pièce.

Malgré de nombreux changements scénaristiques, l'adaptation préserve en général l'esprit du livre.  La référence à la surveillance omniprésente (comme dans 1984 ou notre réalité) brouille un peu les cartes, car le meilleur des mondes de l'an 2540 est un système totalitaire qui recherche, manufacture et obtient le consentement sans même avoir besoin de surveiller, récompenser et punir.  L'incohérence affaiblit quelque peu le propos originel.  Corbeil doit donc se rattraper en soulignant à gros traits comment le vedettariat médiatique de John condamne même la révolte de celui-ci à être récupérée et commercialisée pour le plus grand plaisir de ses fans.

En 632 de l'ère fordiste, même l'indignation est un plaisir facile.

Depuis quelques années, le théâtre québécois s'ouvre de plus en plus à la science-fiction.  L'heure de gloire du misérabilisme social et le primat du réalisme du terroir s'estompent depuis le début du siècle, même s'il faut encore faire un effort pour assister à des créations qui ne bénéficient pas toujours d'une publication.  Je n'avais même pas encore eu l'occasion, par exemple, de signer un billet sur la pièce Astronettes, la longue marche vers les étoiles, présentée l'hiver dernier au Théâtre Périscope à Québec.  Une création de Marie-Josée Bastien et Caroline B. Boudreau, la pièce conjuguait une rétrospective historique de pionnières de l'exploration avec un cadre futuriste grâce à une troupe composée de quatre femmes et un homme.  En particulier, l'exploratrice Alexandra David-Néel (1868-1969), la cosmonaute Valentina Terechkova et les candidates étatsuniennes au programme spatial des années 60 (Geraldyne Cobb et Jackie Cochrane, principalement) occupaient l'avant de la scène tour à tour, tandis qu'un équipage entièrement féminin se prépare à s'envoler pour Mars en 2035 dans le cadre de la mission Orion 2 (la mission Orion 1 ayant eu un accident ?).

Je pourrais aussi citer l'adaptation théâtrale du Frankenstein de Mary Shelley qui a joué au Trident à Québec en 2013, mais il s'agissait d'un travail de l'écrivain anglais Nick Dear, traduit en français par Maryse Warda.  La part québécoise était donc congrue.

En revanche, l'adaptation de Brave New World est un travail original par des professionnels québécois.  Certes, contrairement aux créateurs de la pièce Post Humains, les responsables du Meilleur des mondes ne semble pas avoir fait de grands efforts de recherche.  Le programme de la soirée inclut même une citation fréquemment attribuée en ligne à Huxley alors qu'elle provient d'une analyse de Huxley par le philosophe française Serge Carfantan ; elle est ici présentée comme étant de Huxley en 1931, ce qui suggère que Blanchette ou ses collaborateurs ne se sont pas donnés la peine de remonter à la source.  Jean-Jacques Pelletier signe aussi dans ce programme un court « Abécédaire de la science-fiction » apparemment extrait d'une version plus longue (?) d'un cahier pédagogique du Théâtre Denise-Pelletier.

De fait, l'ouvrage d'Aldous Huxley reste encore aujourd'hui un horizon difficilement dépassable de l'anticipation.  Sur deux points majeurs, Brave New World saisissait très lucidement l'évolution de l'Occident et imaginait la suite, sinon l'aboutissement ultime de ses transformations sociales.  Ces deux points ?  L'abondance de plaisirs faciles et la conformation de l'être humain à ces productions pour faire son bonheur… à l'insu de son plein gré.

Depuis les années folles de l'entre-deux-guerres, nous n'avons pas poussé aussi loin que prévu la préparation des corps à leur insertion conforme dans le tissu social, mais nous n'avons cessé de repousser les limites du conditionnement par la publicité, la propagande et la formation des opinions, selon des méthodes déjà entrevues à l'époque de Huxley par Edward Bernays le bien nommé.  Du coup, un romancier moderne peut difficilement aborder la question du bonheur collectif sans marcher sur les traces de Brave New World, comme Houellebecq dans Les Particules élémentaires et La Possibilité d'une île.  La modification humaine, par un clonage avant la lettre et une manipulation des facultés intellectuelles du cerveau, permet de saper l'insatisfaction foncière des humains.  Et la puissance d'une propagande politique ou commerciale, subtile ou grossière, mais répétée et déclinée avec insistance sur tous les tons, est devenue si évidente qu'elle n'inspire plus guère les ouvrages d'imagination.  (Il faudrait peut-être remonter au roman The Space Merchants de Pohl et Kornbluth pour en trouver une exploitation en science-fiction.)  C'est désormais un art appliqué, pas un secret d'État.  Après McLuhan, Noam Chomsky est passé par là, et les empires médiatiques de Rupert Murdoch ont fourni la démonstration pratique.  Les nouvelles formes de la manipulation permises par les interfaces électroniques de nos réseaux sociaux ne sont qu'une variation nouvelle sur un thème rebattu.

Pour le spectateur actuel, la dénonciation de Huxley conserve une bonne partie de sa pertinence.  Et ce qui n'y semble pas neuf témoigne en fait de son influence.  La pièce m'a rappelé que Brave New World était plus ou moins à l'origine du cliché (en fiction) d'une élite cynique futuriste qui manipule les masses avec des idées auxquelles les membres de cette élite ne croient pas nécessairement.  Au passage, j'ai songé que les castes biologiques de cette société faisaient autant écho au classement des ouvriers pratiqué par les usines fordistes qu'aux classes rigides de la société britannique.  Même le culte, en apparence un tantinet déraisonnable, qui est voué à l'œuvre shakespearienne ne m'apparaît plus si gratuit.  À l'ère de l'inculture littéraire forcenée et de la primauté des écrans, il devient possible de comprendre que Huxley suggère aussi que même un auteur vieux de quatre siècles (ou de mille ans au moment de l'action du roman) a plus à dire sur la condition humaine que l'absence de pensée des plaisirs faciles à l'écran ou sous forme chimique.

Au Québec, le roman de Huxley était passé presque inaperçu au moment de sa sortie.  La traduction en français parue en 1933 suscite quelques commentaires, mais le Canada français n'est pas encore prêt à l'entendre.  La société de la consommation et des loisirs que Huxley met en doute surgit à peine dans quelques milieux choyés de Montréal et Québec.  Néanmoins, dans un essai d'octobre 1934, « Poésie du monde d'aujourd'hui » (L'Ordre, 25 février 1935), Rex Desmarchais écrit : « Quelques anticipateurs, cerveaux agiles et hardis, sentinelles avancées de l'Intelligence, ont essayé d'imaginer le monde futur, de nous en dessiner des esquisses – notamment Aldous Huxley, dans Le meilleur des mondes.  Mais Huxley, dans son anticipation peuplée d'automates, n'a pas osé éliminer tout à fait l'homme.  Et même son ouvrage entier n'a-t-il qu'une fin : nous inspirer l'horreur d'une société régie par l'automatisme. »  Auteur de science-fiction à ses heures, Desmarchais comptait parmi les anticipateurs les plus en pointe de son temps.  En faisant de Brave New World un classique encore digne d'être offert en pâture aux nouvelles générations, la culture québécoise actuelle nous incite aussi à redécouvrir ceux qui ont été les premiers à comprendre l'ouvrage de Huxley.

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