2016-12-17

 

Historique du Prix Jacques-Brossard (1984-2016)

Dans un éditorial de la République du Centaure, Élisabeth Vonarburg se demande pourquoi le roman Celui qui reste de Jonathan Brossard a remporté le Prix Jacques-Brossard en 2016 plutôt que Le Jeu du démiurge de Philippe-Aubert Côté.  Elle conclut en s'interrogeant ainsi : « jusqu’à quel point la facilité d’accès à un texte joue-t-elle comme un critère de sélection, et jusqu’à quel point le doit-elle lorqu’il s’agit de désigner un ouvrage au public en le couronnant d’un prix ? Dans les jurys ainsi diversifiés, tend-on aussi parfois à choisir ce qui, pour un lecteur plus ordinaire, ressemble davantage à la littérature à laquelle on est peut-être plus habitué ? »  Ceteris paribus, cette tendance privilégierait le fantastique (qui s'inscrit souvent dans un univers contemporain) et même la fantasy (qui s'appuie souvent sur un substrat commun aux contes de fées de notre enfance) plutôt que la science-fiction, souvent dépaysante.  Dans un commentaire, Claude Janelle signale que le Prix Jacques-Brossard a été accordé à L'Empire bleu sang de Vic Verdier pas plus tard que l'an dernier, mais cette uchronie québécoise n'est-elle pas l'exception qui confirme la règle ?  Un ouvrage de science-fiction qui s'inscrit dans un cadre aussi québécois que la ville de Québec ne relève-t-il pas de la « littérature à laquelle on est peut-être plus habitué ? »

Dans un commentaire, je rappelle que, depuis 2005, L'Empire bleu sang est bien le seul roman relevant de près ou de loin de la science-fiction à avoir obtenu le Prix Jacques-Brossard, avatar du Grand Prix de la Science-Fiction et du Fantastique québécois lancé en 1984.  Et je note qu'en faisant abstraction des nouvelles individuelles, le fantastique prédomine dans les ouvrages finalistes ou distingués depuis 2006 inclusivement (64% environ) et encore plus nettement dans les ouvrages primés (92%).  Faut-il s'en inquiéter ou s'en scandaliser ?

J'ai donc repris les données disponibles depuis les débuts, en remontant jusqu'en 1984.  À première vue, les résultats sont rassurants pour les amateurs de science-fiction : je compte 22 ouvrages primés relevant de la science-fiction (pour 60 ouvrages en lice) et 23 ouvrages primés relevant du fantastique ou de la fantasy (pour 58 ouvrages en lice).  Une quasi-égalité. 

Toutefois, toujours en écartant les nouvelles individuelles, cela signifie que le prix est allé à un livre de science-fiction (ou plusieurs) douze fois (40%), qu'il a été accordé à un livre (ou plusieurs) de fantastique ou de fantasy seize fois (53%) et qu'il a récompensé des ouvrages relevant de science-fiction et de fantastique ou de fantasy deux fois (7%).  Le fantastique prend la tête.  Ceci s'explique par le fait que le prix récompense l'ensemble de la production annuelle et que des auteurs de science-fiction très productifs ont eu le prix assez souvent pour peser sur le décompte final et redresser le déséquilibre initial.  En revanche, si on inclut les nouvelles ainsi que les deux prix accordés uniquement aux nouvelles, on se rend compte qu'une production science-fictive a gagné quinze fois (43%), qu'une production constituée uniquement de fantastique ou de fantasy a gagné treize fois (37%) et qu'une production mixte a gagné sept fois (20%).  La différence entre les deux palmarès souligne l'importance passée de la nouvelle de science-fiction, qui a suffi à mériter des prix à ses auteurs et qui a sans doute renforcé les candidatures de certains auteurs d'ouvrages fantastiques.

Des titres de science-fiction retenus parmi les finalistes, 36,7% ont eu un prix.  (Notons que je considère ici que les mentions spéciales valent un classement parmi les finalistes, mais non un prix.)  Des titres de fantastique ou de fantasy retenus parmi les finalistes, 39,7% ont eu un prix.  Il y a donc un léger désavantage pour les titres de science-fiction.

La montée récente du fantastique apparaît alors comme un rattrapage, ce qui se constate dans la figure ci-dessous qui tient compte de tous les ouvrages primés, finalistes ou récipiendaires d'une mention officielle.  Si la science-fiction avait fait jeu égal avec les autres genres avant 1990, elle avait dominé jusqu'en 2009.



La même tendance, soit un rattrapage récent, s'observe si on ne considère que les volumes en fonction de leur appartenance à la science-fiction (SF) ou au fantastique et à la fantasy (F).  Dans la figure ci-dessous, l'avance prise par la science-fiction jusqu'en 2005 est patente (mais rappelons qu'elle repose en fait sur des prix obtenus par des auteurs de plusieurs livres récompensés en même temps).

Comme le petit encadré en jaune le rappelle toutefois, toute analyse de ce type dépend de la classification des ouvrages.  Pour obtenir les chiffres cités ci-dessus, j'ai accepté le classement habituel (par Claude Janelle, par exemple) des romans d'Esther Rochon dans la science-fiction — et j'ai aussi accordé le bénéfice du doute à des ouvrages comme Pourquoi Bologne d'Alain Farah en les assimilant à la science-fiction.  Néanmoins, l'éditeur même de Rochon a hésité à classer sa production dans la science-fiction et il serait possible de classer ses ouvrages comme relevant d'une forme de merveilleux.  Or, à elle seule, Esther Rochon peut changer de manière significative les résultats ci-dessus.

En changeant le classement en science-fiction de trois des romans primés de Rochon (mais pas de Coquillage, que j'ai laissé dans la colonne de la sf), on obtient alors 19 volumes de science-fiction primés (42,2%) au fil des ans alors que ce sont désormais 26 volumes de fantastique ou de fantasy qui ont triomphé (57,8%).  Du coup, la première figure ci-dessus prend une autre allure.  La science-fiction fait jeu égal avec le fantastique jusqu'en 2005 environ et le fantastique l'emporte désormais.


De même, pour les seuls volumes primés, on obtient une seconde figure modifiée où la divergence depuis 2005 environ est on ne peut plus claire.


Bref, il me resterait à intégrer les nouvelles indépendantes et à régler quelques autres mystères, entre autres concernant la classification des textes, mais ceci permet déjà de comprendre les sources de la perplexité de certains observateurs du Prix Jacques-Brossard et de son rapport avec la science-fiction.

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Comments:
Ne faudrait-il pas faire également le rapport entre le nombre d'ouvrages de SF considérés?
Parce que la production des dernières années, dans et hors du milieu, me semble en majorité fantastique.
S'il s'écrit moins de SF, il est normal que moins de SF ne gagne, non?
 
Oui, il faudrait, mais je n'ai pas ces chiffres à portée de main. Il y a moins de science-fiction chez Alire, mais il y a quand même un nombre intéressant de textes hors-milieu qui sont parus ces dernières années. La qualité et l'originalité ne sont pas simplement une fonction du nombre de titres dans un domaine.

Ce qu'il faudrait plutôt noter, c'est que si le fantastique prédomine depuis 2006 (inclusivement), ce n'est peut-être pas un hasard si c'est aussi la première année du Prix jeunesse des univers parallèles. Du coup, les auteurs de science-fiction qui avaient plusieurs cordes à leur arc, dont le roman jeunesse, n'ont pu concourir de la même manière contre les auteurs qui signaient un bon roman de fantastique, mais sans plus, comme c'était possible de le faire avant 2006. (Et comme le Prix jeunesse des univers parallèles tend à récompenser les ouvrages les plus populaires sans trop se soucier de leurs qualités science-fictives, ces auteurs ne récupèrent pas d'un côté ce qu'ils perdent de l'autre.)
 
Hahaha!

Esther serait flattée de son poids (hu-hu!) sur le prix J-B.

J'ai eu la joie de voir un des miens, La quête de Chaaas (résolument SF) finaliste au Prix des Univers parallèles, puis après plus rien car les livres en série ne passaient plus.
 
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