2015-11-01

 

Yal Ayerdhal (1959-2015)

Les temps sont durs pour les utopistes de la science-fiction française.  Après Roland Wagner et Michel Jeury, c'est au tour de Yal Ayerdhal de nous quitter, non sans préavis mais au moins aussi prématurément que Roland.  Trois auteurs généreux dans leur fiction et souvent tout aussi généreux de leur personne.  Après la mort de Joël Champetier il y a quelques mois à peine, le sentiment d'injustice est douloureux.  Les plus grands cœurs sont-ils donc condamnés à partir en premier ?  Si j'excepte le décès de Jeury, ce sont des disparitions prématurées qui blessent ou qui enragent, selon le tempérament de chacun, mais qui ne laissent pas indifférent.

Je n'aimerais pas que ce blogue se transforme en chronique nécrologique, mais je ne peux pas non plus passer sous silence les chagrins qui assombrissent mon humeur.  Même sans avoir eu l'occasion de côtoyer Ayerdhal aussi régulièrement que ses amis et collègues en Europe, je l'avais connu à des moments clés de ma carrière.

Au début, j'ai été un lecteur.  De ses romans dans la défunte collection Anticipation du Fleuve Noir.  Il y eut d'abord La Bohème et l'Ivraie, une magnifique claque en quatre temps, une voix qui se détachait de l'écriture convenue de nombreux autres volumes de la collection, un ton et un souci du réel qui classait d'emblée l'auteur avec des contemporains comme Lehman, Wintrebert et Dunyach.
Je ne l'ai sans doute pas lu dès sa sortie en 1990 (et les volumes dans ma collection datent de la réédition postérieure, comme on peut le voir ci-dessus).  Il a probablement fallu qu'on attire mon attention sur ce nouvel auteur (et sans doute que Jean-Claude Dunyach n'a pas manqué de me le signaler).  Ai-je lu Cybione (1992) dont l'héroïne pouvait rappeler mon Astilanne des « Jeux de la paix et de la guerre » (1991) ?  Pas sûr, mais une note publiée sur SFFRANCO laisse croire qu'en 1993, j'ai voulu acheter à sa sortie L'Histrion d'Ayerdhal chez J'ai Lu, mais qu'il a si vite disparu des librairies que j'ai dû me le procurer en France.  En fait, il est très probable que ce soit Demain, une oasis (1992) qui m'a d'abord convaincu de l'intérêt de l'écriture ayerdhalienne, même si cela tranchait moins sur la production de l'époque qu'on a pu le dire : Aqua de Jean-Marc Ligny est de 1993 et Serge Lehman commencerait bientôt à développer le concept du Village qu'il a imposé dans F.A.U.S.T. (1996).  Je crois que j'ai enchaîné ensuite avec Balade choréïale (1994), puis Le Chant du drille quatre ans après sa sortie au Fleuve Noir.  Deux tomes parus en 1992, qui portaient l'empreinte d'Ursula K. Le Guin (ce qui ne pouvait que rendre l'auteur plus sympathique à mes yeux) — et qui anticipaient aussi un peu Avatar de Cameron.  Pendant plusieurs années, ce serait mon ouvrage préféré d'Ayerdhal avec Balade choréïale.
Les couvertures du Chant du Drille étaient l'œuvre de Jean-Yves Kervévan, car Ayerdhal n'avait pas encore entamé la collaboration suivie avec Gilles Francescano qui ferait de ce dernier son illustrateur attitré, à de rares exceptions près.  Je ne sais plus quand j'ai rencontré Ayerdhal en personne pour la première fois, honte à moi, car, de 1990 à 2004 environ, j'étais de passage en France ou en Europe tous les ans, mais pas si souvent dans la région lyonnaise, toutefois.  Peut-être bien que ce fut en 1995, à la Convention nationale française à Yverdon où j'ai rencontré ou retrouvé de nombreuses figures de la SF franco-européenne, dont quelques-unes que je connaissais depuis le congrès Boréal de Chicoutimi en 1988...  Après la convention, devant la Maison d'Ailleurs, j'ai pris cette photo où on retrouve, de gauche à droite, Élisabeth Vonarburg, Wildy Petoud, Yal, Florence Madiguier, Philippe Brossier et Éric Lesueur.
Ayerdhal avait un autre nom, que j'ai découvert de mes propres yeux un soir, fin avril 1996, quand je suis arrivé à pied à Écully, en banlieue de Lyon, après avoir marché depuis le début de journée en partant de Villefranche-sur-Saône.  J'avais emprunté mille et une petites routes pour éviter les autoroutes et, muni d'une carte Michelin et de quelques indications griffonnées sur un bout de papier (en ces temps héroïques d'avant le GPS et Google Maps), j'avais fini par trouver l'entrée de ferme annoncée par quelques écriteaux, dont un qui portait cet autre nom (que j'avais bien dû entendre précédemment, puisque je l'avais reconnu).  Mais Ayerdhal resterait ce superbe oracle d'une littérature imaginante et rageuse sous son nom de navigateur des mers interstellaires et non sous celui de son acte de naissance.
Ce jour-là, j'ai posé mon sac à dos chez Ayerdhal où nous avons soupé à la lyonnaise (il y avait du saucisson au vin) avec sa famille d'alors, logée dans une aile d'un vieil édifice de ferme, entre le chemin des Hautes Bruyères et le ruisseau des Planches.  Plus tard, il m'avait conduit en ville, où je passerais la nuit dans une autre famille que celle de la science-fiction.  Et, quelques jours plus tard, il essaierait de me tuer.

(Oui, une petite phrase d'accroche un peu dans le genre de la prose ayerdhalienne...  Hommage.)

Car, après avoir pris le temps de découvrir un peu l'agglomération lyonnaise, j'avais accepté de voyager avec lui à la Convention nationale française, Galaxiales 1996.  Or, sur la route de Nancy, dans une voiture conduite par Ayerdhal, j'ai atteint une vélocité que je n'avais jamais frôlé dans un transport terrestre, exception faite de quelques TGV...  Yal aimait conduire vite, si les conditions s'y prêtaient, et cet amour de la vitesse rimait avec un amour de la liberté et une détermination à faire le plus possible en un minimum de temps.  Et qu'il en a fait de choses en une cinquantaine d'années !  Cette photo prise en 1996 (probablement à Nancy) nous montre un Ayerdhal plus résolu que souriant.  L'homme aux semelles de foudre, sérieux et concentré...  C'était peut-être un peu avant ou après qu'il me livre ses impressions des premiers chapitres de Suprématie sur lesquels Laurent McAllister travaillait depuis quelques années.  (Nous n'avons pas nécessairement suivi ses suggestions.)
Comme écrivain, Ayerdhal prenait son envol, mais la période de 1994 à 1997 représente justement une pause — bienvenue pour ceux qui, comme moi, souhaitaient prendre la mesure de l'œuvre créée depuis 1990 : neuf romans en cinq ans à peine, parfois parus sous la forme de diptyques ou triptyques...  Est-ce le premier ou le second volume du Chant du drille que je me souviens d'avoir lu un après-midi durant, assis dans les gradins du théâtre romain de Lugdunum, encastré dans la colline de Fourvière ?  Mettons que c'était le deuxième.  Qui sait si le cadre a concouru à me faire apprécier l'ouvrage plus que les autres titres d'Ayerdhal?
Les coups d'éclat littéraires d'Ayerdhal allaient se succéder durant toute la décennie.  En 1997, après avoir soutenu Galaxies et lancé Genèses, il sortait de son silence pour nous offrir Parleur, qui décrochait de la science-fiction et de l'univers homéocrate pour offrir quelque chose comme une utopie, mais décrite sous les traits du rêve, puis du cauchemar.  Le personnage de paladin pacifiste lui correspondait et la petite communauté solidaire réunie sous le signe de l'anarchie correspondait peut-être le mieux à ses espérances.  La couverture de J'ai Lu apparaît ci-dessous : désormais, Gilles Francescano illustrait la plupart de ses romans.

En 1996, Ayerdhal réunissait l'anthologie Genèses en regroupant, outre Francis Carsac qui avait fourni l'inspiration du titre, une génération montante ou déjà établie d'auteurs francophones jugés intéressants par l'anthologiste : Élisabeth Vonarburg, Jean-Marc Ligny, Jean-Claude Dunyach, Pierre Bordage, Serge Lehman, Bernard Werber, Richard Canal, Ayerdhal et moi-même.  Au moins autant que les anthologies lancées en 1998 au Fleuve noir par Serge Lehman (Escales sur l'horizon, Escales 2000 et Escales 2001), Genèses tente déjà d'attirer l'attention sur la science-fiction qui se fait en français.
Si ce sont les romans d'Ayerdhal qui ont assis sa réputation, il ne faudrait pas oublier qu'il était aussi un excellent nouvelliste.  Son recueil La Logique des essaims chez ISF en 2001 en offre plusieurs preuves.
Je garderai le souvenir de plusieurs autres rencontres avec Ayerdhal au fil des ans, devenues malheureusement plus souvent virtuelles que matérielles à l'époque de Facebook.  Il a soutenu de nombreuses initiatives collectives, d'abord pour rehausser la visibilité de la science-fiction française (la direction de l'anthologie Genèses ou le lancement de la revue Galaxies en 1996), ensuite pour améliorer la condition des écrivains de langue française.  Dès 2000, il lançait le Droit du serf, groupe de réflexion pour la défense des écrivains qui a travaillé entre autres sur un contrat de référence.  Dans le cadre de l'opposition à la loi inique d'expropriation massive ReLIRE, il anime la relance en 2011 du Syndicat des écrivains de langue française (SELF).  En 2013, quand je l'ai rencontré pour la dernière fois aux Utopiales de Nantes, il participait au lancement des Éditions Multivers, vouées à la valorisation d'ouvrages dont les auteurs avaient récupéré les droits mais qui ne pouvaient pas nécessairement être réédités autrement qu'en numérique (tel mon roman Le ressuscité de l'Atlantide).  Cette photo prise dans la cafétéria du centre des congrès de Nantes le 31 octobre, il y a tout juste deux ans, illustre le tribun prophétique qu'il incarnait parce qu'il était nécessaire que le milieu littéraire ait aussi quelqu'un pour dire, dans l'arène politique, quand la politique allait trop loin.
Difficile de ne pas songer au personnage de Parleur qu'il rejoignait ainsi...  Mais il demeurait profondément attachant parce que sincère.  Ses gestes étaient en accord avec ses convictions.  S'il est évidemment plus facile d'admirer de loin les combattants que les imiter, cela ne nous empêche pas de les aimer.

Il va me manquer.  Oui, j'en ai peur, chaque fois que je repenserai à cette épopée de vingt-cinq ans de création et de combat, d'amitiés et de coups de gueule, il va me manquer.  Il me manque déjà.

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Comments:
Emue, merci pour ces mots et le partage.
 
Merci Jean-Louis...
Je rentre des Utopiales où beaucoup d'entre-nous étaient en deuil. Yal a aidé, encouragé, ou simplement touché tant de gens durant toutes ces années qu'on ne saura pas le remplacer. Il y a un gros trou dans l'eau, mais les rides continuent à se propager.
Je penserai à toi demain, à Bruxelles.
JC
 
Merci, Jean-Claude.

J'ai écrit à Sara et je lui ai transmis ce que j'avais de photos. (J'ai beaucoup remué de souvenirs cette dernière semaine.)

Pour la petite histoire, la photo de la ferme d'Écully ci-dessus a été prise en 1995 au retour d'Yverdon. Si on clique, on peut t'y voir de dos avec Anne Smulders...

Mes amitiés à tous ceux qui seront à Bruxelles.
 
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