2012-06-08

 

L'hésitation du fantastique

La nouvelle collection « Le Lycanthrope » des éditions du Marchand de feuilles s'ouvre au roman gothique québécois en invoquant les grands prédécesseurs du genre au Canada francophone, en commençant par L'Influence d'un livre de Philippe Aubert de Gaspé, fils.  Pour l'instant, la collection se lance avec un premier livre, Transtaïga d'Ariane Gélinas, le volume initial de la série des « Villages assoupis ».

Dans La Nuit soupire quand elle s'arrête de Frédérick Durand, l'héroïne du roman s'appelle Ariane et elle règne sur un lieu isolé qui se veut cruel et meurtrier, comme j'avais déjà eu l'occasion de le rappeler.  Ce n'est pas sans rapport puisque, dans ce premier tome de la trilogie annoncée des « Villages assoupis », Anissa est l'héritière désignée d'un village dissimulé dans le Moyen-Nord québécois, consacré à la magie noire et fondé par une grand-mère éprise de sorcellerie ainsi que d'un Cri errant, devenu l'amant de sa fille le temps de lui faire une petite-fille à sa convenance.  Fille d'une forme d'inceste et petite-fille d'une sorcière, Anissa a donc de qui tenir.  Toutefois, sa mère a fui le village de Combourg avec son bébé pour refaire leur vie dans la société québécoise conventionnelle dédaignée par la matriarche.

Anissa amorce son retour à Combourg le jour où, poussée à bout, elle assassine une collègue de travail.  L'enclave créée par sa grand-mère, protégée par des sacrifices humains et des sortilèges poétiques, lui apparaît comme le seul refuge possible, et même le seul refuge souhaitable.  Elle s'y sentira chez elle et elle y sera puissante.

De fait, Anissa ne connaît guère que l'assassinat et la conciliation des puissances infernales pour se tirer d'affaire quand une contrariété ou une difficulté se présente.  Un meurtre en entraîne donc un autre jusqu'à ce qu'elle trouve le mythique Combourg, avec deux cadavres dans le coffre de sa voiture et un dernier bouquet de décès en perspective...  Après la mort de sa grand-mère, puis de son père, puis d'une paire d'importuns, Anissa peut enfin aspirer à prendre la relève de son aïeule.  Entourée de spectres dociles et fidèles, elle reconstruira la Combourg de ses rêves et entreprendra une tâche à sa mesure sanguinaire.

Depuis la parution de L'Influence d'un livre, le fantastique canadien-français a souvent oscillé entre l'horreur suscitée par des crimes bien concrets et l'horreur suscitée par les interprétations de la réalité qui les justifient.  (En un sens, c'est une sacralisation du meurtre parce qu'on refuse d'admettre qu'on puisse tuer pour des raisons aussi bêtes que la cupidité ou l'emportement, ou le dérangement mental.)  Gélinas signe elle aussi l'histoire de l'influence d'un texte, celui du journal de la grand-mère d'Anissa, cette dernière se nourrissant en le lisant d'une autre vision du monde.  Le motif du livre dans le livre, et qui interagit avec le récit premier, mériterait d'ailleurs d'être étudié dans l'histoire de la littérature fantastique canadienne-française.  Il se retrouve, par exemple, dans Manuscrit trouvé dans un secrétaire de Daniel Sernine, et chez certains de ses prédécesseurs.

Dans La nuit soupire quand elle s'arrête, Durand campait une châtelaine qui vivait en fait dans l'illusion.  Dans Transtaïga, l'illusion se dissipe à la fin pour les lecteurs, mais Anissa n'émerge jamais du délire et c'est ce qui engendre l'horreur du lecteur, en fin de compte.  Sans doute que cette horreur serait plus profonde encore si le personnage d'Anissa avait quelque droit à notre compassion, ou si ses victimes avaient suscité notre sympathie, mais c'est tout au plus la pitié qui se mêle à la répugnance tant le personnage est resté une création froide et distante.  Ce qui mérite l'attention, ici, c'est l'habileté de l'écrivaine qui joue sur plusieurs tableaux en conférant autant de vraisemblance à la fuite d'Anissa sur les routes du Nord qu'aux affabulations de l'aïeule.  Du coup, le lecteur balance et hésite jusqu'à la fin, pris au piège de cet entre-deux dont Todorov avait fait le critère même de l'appartenance au fantastique.

Libellés : ,


Comments: Publier un commentaire

<< Home

This page is powered by Blogger. Isn't yours?