2011-07-16
Test en aveugle
Le roman de José Saramago intitulé Ensaio sobre a Cegueira (1995) appartient d'une part à ce qu'on appelle parfois la littérature, un statut conféré par la reconnaissance internationale des institutions que l'attribution du Prix Nobel à Saramago en 1998 a confirmé, et d'autre part de la science-fiction, une évidence imposée par l'intervention d'un mystère décrit rationnellement. Cette double appartenance fait de ce roman traduit en français sous le titre L'Aveuglement une pierre de touche pour qui désirerait distinguer (ou non) la science-fiction de la littérature générale.
Au premier abord, la description d'une épidémie de cécité qui ravage le monde doit nécessairement relever du fantastique ou du merveilleux, c'est-à-dire de l'irréel, d'autant plus qu'il s'agit d'une forme de cécité absolument singulière (une blancheur sans faille qui envahit le champ visuel) qui n'est associée à aucune lésion apparente, qui est contagieuse, qui n'est jamais expliquée et dont les origines restent entièrement mystérieuses. La propagation de cette cécité est foudroyante et inexplicable, de même que sa disparition. L'épisode est passager, ce qui ferait penser à quelque phénomène psychologique ou neurologique, n'était-ce de la quasi-universalité de cet aveuglement. Néanmoins, il dure assez longtemps pour provoquer l'effondrement de la société.
Si on ne réduit pas l'histoire à une fable ou une allégorie, il faut choisir entre le merveilleux ou la science-fiction. Après tout, le thème n'est pas nouveau en sf. The Day of the Triffids de John Wyndham avait mis en scène une catastrophe semblable, à cela près que la cécité s'était déclarée plus ou moins simultanément, qu'elle était probablement associée à un accident technologique et qu'elle procédait donc d'une cause connue, qui avait opéré de manière compréhensible. Rien n'est compréhensible dans l'épidémie de cécité de Saramago : ni ce qui la déclenche, ni ce qui lui met un terme — et les ophtalmologues n'observent absolument rien de tangible.
Certes, il existe d'autres récits de catastrophes imaginaires qui ne se préoccupent guère d'assigner une cause aux événements. Je songe ici à certains romans de J. G. Ballard (The Crystal World) ou plus clairement encore aux ouvrages français du début du vingtième siècle, comme « L'éternel Adam » de Jules Verne ou Le Nouveau Déluge, mais ils sont relativement rares. Les ouvrages classiques de la science-fiction seraient-ils plus soucieux de la survie, tandis que la littérature générale s'intéresserait surtout aux rapports entre les personnages? En fait, la ligne de démarcation n'est pas si claire. L'ouvrage fondateur de Cousin de Grainville dans la veine des fins du monde s'attache plus au romantisme désespéré de la situation, mais dès The Last Man de Mary Shelley, les personnages acquièrent presque autant d'importance que la figure du dernier homme. Tandis qu'un Saramago ou un McCarthy, voire un Yann Martel dans The Story of Pi, ne perdent jamais de vue les détails terre-à-terre de la survie en situation extrême, fussent-ils sordides. La distinction doit se trouver ailleurs.
De fait, si on écarte les éléments fantastiques propres à l'étiologie de la cécité, le reste du livre s'en tient à un récit parfaitement prosaïque. Les premiers aveugles sont regroupés dans un ancien asile sous la garde de l'armée. Ils finissent par en sortir et par s'en retourner en ville, où les rues sont livrées à l'anarchie puisque plus rien ne fonctionne et que ses habitants aveuglés doivent parcourir l'agglomération à tâtons, privés de toute aide. Le récit s'attache à une poignée de survivants guidés par une femme qui voit encore — elle est peut-être la seule au monde encore dans ce cas. Les efforts qu'ils doivent déployer pour vivre au jour le jour prennent presque toute la place, même si les péripéties inspirent occasionnellement, à l'un ou à l'autre, des réflexions et des pensées sentencieuses sur ce qu'ils vivent — et donc sur la vie en général. En même temps, c'est l'humanité fragile de ces quelques personnages qui prend du relief.
Du coup, le réalisme pointilleux de la narration nous porte à rapprocher aussi ce roman de La Peste de Camus. Certes, le cadre géographique et temporel du roman de Saramago est indéterminé, alors que La Peste se passe à Oran dans les années quarante. Les personnages de Saramago sont anonymes, alors qu'il y a des noms dans La Peste, même s'ils ne sont guère plus que des étiquettes. Dans les deux cas, toutefois, c'est un mal relativement familier qui s'abat sur une population entière dans un contexte qui n'a pas d'équivalent contemporain connu. Pourtant, La Peste n'a presque jamais été analysé comme roman de science-fiction — tandis que le film Outbreak, qui décrit également une épidémie imaginaire dans un cadre contemporain, a été reçu sans hésiter comme un film de science-fiction par les amateurs.
Par conséquent, faut-il conclure, après avoir écarté cette possibilité ci-dessus, que l'ouvrage de Saramago doit surtout son statut d'œuvre littéraire à la dimension métaphorique de la cécité, que souligne le titre d'origine, que l'on traduit par « Essai sur la cécité » ? De la même manière, après tout, La Peste est considéré par de nombreux lecteurs comme un texte avant tout métaphorique — même si on ne s'entend pas sur la nature de cette métaphore.
Pourtant, la science-fiction n'est pas exempte de récits métaphoriques. De Frankenstein à More Than Human, des récits de sf ont accouché de puissantes métaphores de la recherche humaine d'une plus grande perfection ou d'un approfondissement de nos rapports avec les autres. Certains sujets sont si chargés qu'ils n'ont pu être traités sous forme métaphorique que par la sf : le colonialisme et l'impérialisme dans The War of the Worlds, par exemple, ou le destin des civilisations dans A Canticle for Leibowitz ou Foundation. À la rigueur, on pourrait soutenir que la science-fiction se distingue en choisissant des sujets de métaphore qui ne font pas encore l'unanimité, alors que la littérature générale est plus primaire, plus simpliste...
Néanmoins, si ce n'est pas l'existence d'une dimension métaphorique qui distingue in esse le roman La Peste du film Outbreak, et Ensaio sobre a Cegueira de Day of the Triffids, à quoi peut-on se raccrocher? La démarcation pourrait être purement sociale : les ouvrages de science-fiction, ce sont ceux que les profs de littérature n'aiment pas. Et comme on ne discute pas des goûts et des couleurs, on ne peut pas aller plus loin... La démarcation pourrait également être esthétique : la science-fiction tiendrait non pas à ses choix de sujets ou à l'absence ou la présence de certains procédés littéraires, mais à ses choix stylistiques. Bref, c'est l'esthétique de la science-fiction qui la distinguerait du reste de la littérature.
En quoi consisterait cette esthétique? Ce sera sans doute le sujet d'un autre billet.
Au premier abord, la description d'une épidémie de cécité qui ravage le monde doit nécessairement relever du fantastique ou du merveilleux, c'est-à-dire de l'irréel, d'autant plus qu'il s'agit d'une forme de cécité absolument singulière (une blancheur sans faille qui envahit le champ visuel) qui n'est associée à aucune lésion apparente, qui est contagieuse, qui n'est jamais expliquée et dont les origines restent entièrement mystérieuses. La propagation de cette cécité est foudroyante et inexplicable, de même que sa disparition. L'épisode est passager, ce qui ferait penser à quelque phénomène psychologique ou neurologique, n'était-ce de la quasi-universalité de cet aveuglement. Néanmoins, il dure assez longtemps pour provoquer l'effondrement de la société.
Si on ne réduit pas l'histoire à une fable ou une allégorie, il faut choisir entre le merveilleux ou la science-fiction. Après tout, le thème n'est pas nouveau en sf. The Day of the Triffids de John Wyndham avait mis en scène une catastrophe semblable, à cela près que la cécité s'était déclarée plus ou moins simultanément, qu'elle était probablement associée à un accident technologique et qu'elle procédait donc d'une cause connue, qui avait opéré de manière compréhensible. Rien n'est compréhensible dans l'épidémie de cécité de Saramago : ni ce qui la déclenche, ni ce qui lui met un terme — et les ophtalmologues n'observent absolument rien de tangible.
Certes, il existe d'autres récits de catastrophes imaginaires qui ne se préoccupent guère d'assigner une cause aux événements. Je songe ici à certains romans de J. G. Ballard (The Crystal World) ou plus clairement encore aux ouvrages français du début du vingtième siècle, comme « L'éternel Adam » de Jules Verne ou Le Nouveau Déluge, mais ils sont relativement rares. Les ouvrages classiques de la science-fiction seraient-ils plus soucieux de la survie, tandis que la littérature générale s'intéresserait surtout aux rapports entre les personnages? En fait, la ligne de démarcation n'est pas si claire. L'ouvrage fondateur de Cousin de Grainville dans la veine des fins du monde s'attache plus au romantisme désespéré de la situation, mais dès The Last Man de Mary Shelley, les personnages acquièrent presque autant d'importance que la figure du dernier homme. Tandis qu'un Saramago ou un McCarthy, voire un Yann Martel dans The Story of Pi, ne perdent jamais de vue les détails terre-à-terre de la survie en situation extrême, fussent-ils sordides. La distinction doit se trouver ailleurs.
De fait, si on écarte les éléments fantastiques propres à l'étiologie de la cécité, le reste du livre s'en tient à un récit parfaitement prosaïque. Les premiers aveugles sont regroupés dans un ancien asile sous la garde de l'armée. Ils finissent par en sortir et par s'en retourner en ville, où les rues sont livrées à l'anarchie puisque plus rien ne fonctionne et que ses habitants aveuglés doivent parcourir l'agglomération à tâtons, privés de toute aide. Le récit s'attache à une poignée de survivants guidés par une femme qui voit encore — elle est peut-être la seule au monde encore dans ce cas. Les efforts qu'ils doivent déployer pour vivre au jour le jour prennent presque toute la place, même si les péripéties inspirent occasionnellement, à l'un ou à l'autre, des réflexions et des pensées sentencieuses sur ce qu'ils vivent — et donc sur la vie en général. En même temps, c'est l'humanité fragile de ces quelques personnages qui prend du relief.
Du coup, le réalisme pointilleux de la narration nous porte à rapprocher aussi ce roman de La Peste de Camus. Certes, le cadre géographique et temporel du roman de Saramago est indéterminé, alors que La Peste se passe à Oran dans les années quarante. Les personnages de Saramago sont anonymes, alors qu'il y a des noms dans La Peste, même s'ils ne sont guère plus que des étiquettes. Dans les deux cas, toutefois, c'est un mal relativement familier qui s'abat sur une population entière dans un contexte qui n'a pas d'équivalent contemporain connu. Pourtant, La Peste n'a presque jamais été analysé comme roman de science-fiction — tandis que le film Outbreak, qui décrit également une épidémie imaginaire dans un cadre contemporain, a été reçu sans hésiter comme un film de science-fiction par les amateurs.
Par conséquent, faut-il conclure, après avoir écarté cette possibilité ci-dessus, que l'ouvrage de Saramago doit surtout son statut d'œuvre littéraire à la dimension métaphorique de la cécité, que souligne le titre d'origine, que l'on traduit par « Essai sur la cécité » ? De la même manière, après tout, La Peste est considéré par de nombreux lecteurs comme un texte avant tout métaphorique — même si on ne s'entend pas sur la nature de cette métaphore.
Pourtant, la science-fiction n'est pas exempte de récits métaphoriques. De Frankenstein à More Than Human, des récits de sf ont accouché de puissantes métaphores de la recherche humaine d'une plus grande perfection ou d'un approfondissement de nos rapports avec les autres. Certains sujets sont si chargés qu'ils n'ont pu être traités sous forme métaphorique que par la sf : le colonialisme et l'impérialisme dans The War of the Worlds, par exemple, ou le destin des civilisations dans A Canticle for Leibowitz ou Foundation. À la rigueur, on pourrait soutenir que la science-fiction se distingue en choisissant des sujets de métaphore qui ne font pas encore l'unanimité, alors que la littérature générale est plus primaire, plus simpliste...
Néanmoins, si ce n'est pas l'existence d'une dimension métaphorique qui distingue in esse le roman La Peste du film Outbreak, et Ensaio sobre a Cegueira de Day of the Triffids, à quoi peut-on se raccrocher? La démarcation pourrait être purement sociale : les ouvrages de science-fiction, ce sont ceux que les profs de littérature n'aiment pas. Et comme on ne discute pas des goûts et des couleurs, on ne peut pas aller plus loin... La démarcation pourrait également être esthétique : la science-fiction tiendrait non pas à ses choix de sujets ou à l'absence ou la présence de certains procédés littéraires, mais à ses choix stylistiques. Bref, c'est l'esthétique de la science-fiction qui la distinguerait du reste de la littérature.
En quoi consisterait cette esthétique? Ce sera sans doute le sujet d'un autre billet.
Libellés : Livres, Science-fiction