2011-05-16

 

Rois conteurs et raconteurs

Tout bien considéré, tout bien pesé, et non sans quelques hésitations, je suis enclin à dire que le premier roman de Frédéric Parrot, Les Rois conteurs (Michel Brûlé, 2011), est un des meilleurs romans de science-fiction québécois que j'ai eu le plaisir de lire ces dernières années. Sauf erreur, sauf défaillance de ma mémoire, aucun roman depuis Delphes (ESH, 2005) de Philippe Navarro n'était allé me chercher avec la même insistance. (Le hic, c'est qu'il ne s'est pas publié tant de science-fiction québécoise que ça depuis 2005 — la preuve, c'est bien que tous les lauréats du Grand Prix/Prix Jacques-Brossard depuis 2005, quand Sylvie Bérard avait gagné pour Terre des Autres, ont été des auteurs de fantastique ou de fantasy.) Ce qui m'a fait hésiter, toutefois, dans le cas des Rois conteurs, c'est que la science-fiction présente dans ce roman est aussi timide que sa prose est audacieuse. Parrot décrit un futur plutôt sombre, dominé par une Famine qu'il ne se donne pas la peine d'expliquer, qui a tout changé — et qui n'a rien changé. Un jeune écrivain en quête d'exotisme peut toujours partir pour Barcelone pendant quelques semaines et en revenir esquinté pour trouver refuge dans le confort douillet d'une maison bourgeoise de la haute ville. La poste fonctionne encore et internet aussi. S'il y a eu des hécatombes, elles n'ont pas vraiment laissé de traces dans l'imaginaire collectif. Il s'agit donc d'une catastrophe arbitraire, qui a surtout pour rôle d'expliquer la misère ambiante, le durcissement des gouvernements et la ghettoïsation des quartiers de la ville de Québec. De fait, elle permet à l'auteur de simplifier le futur au lieu de mettre en scène des complexités possibles, et même probables. Ceci peut profiter à un roman (le monde imaginé par Orwell pour 1984 est frappant, mais pas très compliqué), mais c'est un peu de la science-fiction au rabais.

À plusieurs égards, le roman de Parrot rappelle à la fois par son ambiance, son ton et son sujet le roman ZIPPO (Leméac, 2010) de Mathieu Blais et Joël Casséus. Dans les deux cas, l'ombre des manifs provoquées par le Sommet des Amériques dans la ville de Québec en 2001 plane sur le récit. Dans le cas de ZIPPO, l'allégorie prend toute la place et fait figure de testament politique de deux militants désabusés — non qu'ils aient retourné leur veste, mais parce que le monde n'a pas répondu à leurs attentes. Le résultat est un météore littéraire, au style brillantissime qui doit sans doute quelque chose aux talents de poète de Mathieu Blais. Le hic, c'est qu'on attend aussi quelque chose de neuf : un diagnostic original, une révélation inédite, un aperçu d'une issue, bref, quelque chose qui ne nous donne pas tout simplement envie de relire Naomi Klein parce qu'elle est tellement plus amusante... Or, ZIPPO est à ce point éloigné de la réalité actuelle (même si le nom de leur ville imaginaire, Villanueva, renvoie à un énième cas de brutalité policière à Montréal — dans un contexte où des émeutiers font régulièrement la preuve que la violence n'est pas l'exclusivité de la police), à ce point éloigné des possibilités et des problèmes du quotidien au Canada, que ce n'est plus qu'une forme d'invective, qui réduit la séduction des classes possédantes, le repli défensif, la peur du fanatisme religieux, etc. à une simple résurgence du fascisme. C'est à la fois vrai et faux, mais c'est surtout insuffisant et on peut faire l'économie du temps requis pour se taper un livre sans y gagner autre chose qu'un sentiment de révolte qu'on peut attiser tous les jours en suivant les actualités.

Le roman de Parrot, Les Rois conteurs, est nettement plus ambitieux. Il cède également à la tentation de faire du style, mais il se distingue de Blais et Casséus en misant aussi sur l'histoire. Ses héros sont des raconteurs, en particulier Baraque, le fou des mots qui traverse l'histoire comme le météore de ZIPPO et qui connaît une fin similaire. L'intrigue relève formellement de la science-fiction et rappelle à certains égards des auteurs éclatés des années soixante-dix (Emmanuel Cocke, Patrick Straram, Jean Basile, Roger Des Roches) dont les ouvrages exploitaient parfois des situations ou des contextes propres à la science-fiction même s'ils étaient plus soucieux de raconter que de conter. Le raconteur, c'est celui qui se met en scène quand le conteur s'en retire.

Parrot signe un roman à plusieurs voix. La narration est portée par un jeune trafiquant, Sasha, qui se retrouve mêlé à une entreprise révolutionnaire tandis qu'il essaie aussi de sauver son ami, Baraque, écrivain qui organise en même temps un happening très différent... Le tout se passe dans le cadre d'une Amérique ravagée par la faim. La Famine règne depuis des années puisque les plantes ont cessé de pousser presque partout. L'humanité est réduite à se nourrir de poissons et d'algues. Comme dans ZIPPO, où le météore qui annonce la fin du monde n'a pratiquement rien de scientifique, cette grève générale des plantes n'est pas vraiment justifiée. C'est ce qui fait apparaître cette Famine comme une métaphore de la bohème des artistes, mais aussi d'un
système figé et oppressif ; l'après-11 septembre en politique...

Parrot témoigne d'un art de la narration plus achevé que ses prédécesseurs, capable d'adopter des tons variés et de relater plus d'un genre d'histoire. Cet art narratif en vient cependant à prendre toute la place : le récit des événements par Sasha incorpore plusieurs contes et textes qui font partie de l'intrigue ou qui sont présentés comme des échantillons de la prose de Baraque, auteur maudit dont il ne reste en fin de compte que des fragments. La force de Baraque (ou de Parrot), c'est d'avoir su verser dans la grandiloquence — et d'en être revenu. Les personnages sont soulevés par des ambitions extraordinaires, dont ils mesurent parfois l'inanité. Mais ce qui soulève permet de voir plus loin et les grandes espérances ouvrent les mêmes perspectives que la raison la plus raisonnable.

Le choix de Québec comme cadre rappelle Similia Similibus. Les temps ont changé et le fantasme de la révolution supplante celui de l'invasion ennemie, mais la charge d'histoire de la vieille capitale donne une résonance particulière à un récit qui avance à coup de circonlocution et de circonvolutions au risque de se perdre en chemin. À chacun ses souvenirs : là où la révolution qui gronde au Québec dans Les Voyageurs malgré eux d'Élisabeth Vonarburg prend des allures de mai 1968, les événements décrits par Parrot dans le cadre du Saül Progetto évoquent plutôt les manifestations suscitées par le Sommet de Québec en 2001. Le hic, c'est que la fiction est en fin de compte aussi grossie et dérisoire que la réalité. Mais le choix le plus habile du romancier, c'est de le montrer : la révolution se dissout dans la fête et la camaraderie.

N'empêche qu'une ombre plane. Le roman se termine par une pendaison, comme dans La Cité dans les fers d'Ubald Paquin. Ici, il ne s'agit pas d'une mort annonciatrice de changement, mais d'une mort qui est un peu la mort de l'art pur. Aux autres, même s'ils n'ont pas nécessairement l'intégrité de Baraque, de prendre le relais et d'assurer la relève...

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