2011-03-25

 

La stratégie des chocs

En 2008, un des conseillers de Barack Obama, Rahm Emmanuel, faisait sienne la stratégie du choc expliquée par Naomi Klein dans The Shock Doctrine. En apparence, il s'agissait de transplanter à gauche ce qui avait si bien servi les idées de droite depuis le Chili de Pinochet. En soutenant qu'il ne fallait pas gaspiller les possibilités de changement qui se dégagent quand une crise explose, Emmanuel illustrait toutefois une des faiblesses de l'analyse de Klein. En effet, celle-ci fait certes allusion à l'exploitation de crises passées par la gauche pour imposer son programme (le « New Deal » de Roosevelt, par exemple, mis en place à la faveur de la Dépression), mais elle passait sous silence le fait que l'exploitation des moments de crise est une constante de l'Histoire. L'opportunisme politique a une très longue histoire (la France a vu deux hommes appelés Napoléon s'emparer du pouvoir à la faveur de bouleversements politiques) et même la philosophie de l'action rapide qui prend de vitesse ses adversaires en profitant de leur stupeur est parfaitement contenue dans l'expression française « coup d'État ». L'exemple le plus fragrant de cette stratégie est sans doute fourni par la conduite de Lénine, Trotsky et Staline en Russie au début du siècle dernier.

Si la droite néo-libérale de l'École de Chicago a découvert la stratégie du choc, c'est peut-être avec un certain retard, donc... Le livre de Naomi Klein, The Shock Doctrine, recense les cas d'adoption brutale des politiques néo-libérales de privatisation et de déréglementation depuis le Chili de Pinochet. S'il lui est possible de déceler l'influence des épigones de l'École de Chicago dans la plupart des cas (ce qui devient plus difficile quand ces idées de libéralisation des marchés ont été adoptées par des économistes d'autres origines, comme Jeffrey Sachs), elle n'arrive pas aussi bien à mettre en lumière une véritable stratégie commune autre que la recherche d'une grande rapidité dans la transformation. Entre les dictatures latino-américaines des années soixante-dix (Argentine, Brésil, Chili) et les privatisations ou déréglementations ou encarcanements néo-libéraux des années quatre-vingt-dix (en Afrique du Sud, en Pologne ou en Russie), les points communs tiennent plus à une idéologie commune qu'à une démarche véritablement unifiée. Peut-on véritablement parler de crise ou de choc dans les cas de l'Afrique du Sud ou de la Pologne, où les événements s'échelonnent parfois sur des mois avant d'aboutir à des revirements?

Quant à l'École de Chicago, l'importance que lui accorde Klein laisse songeur. Dans un ouvrage signé par une Nord-Américaine, cela semble entériner une vision des choses qui dépossède les pays en cause de toute possibilité de choisir. Et quand ce sont les pays en cause qui se défaussent en imputant à l'École de Chicago la principale responsabilité pour ces événements, on se demande si ce n'est pas un peu commode. Si on lit entre les lignes, on a parfois l'impression que les économistes formés à Chicago ont été parfois des marionnettistes, oui, mais aussi des alibis commodes, voire des dupes. Car, en définitive, il ne faudrait pas perdre de vue à qui ont rapporté la privatisation sauvage et la déréglementation. L'École de Chicago en a peut-être retiré un certain prestige et pouvoir d'influence, mais les premiers bénéficiaires ont été des oligarques locaux, des élites traditionnelles et des multinationales (pas toujours étatsuniennes). Du coup, les économistes de Chicago étaient-ils vraiment les maîtres du jeu, comme Klein aimerait le penser, ou ont-ils été instrumentalisés pour servir de couverture à des intérêts plus immédiats et plus bassement matériels?

Bref, il s'agit d'une polémique plutôt que d'une analyse. Dans The Shock Doctrine comme dans No Logo, les chiffres servent à démontrer la thèse centrale de Klein, mais il n'y a jamais de démonstration formelle de ce que Klein avance. Si la stratégie du choc doit être rejetée, même dans les cas de transition pacifique de l'économie planifiée à l'économie de marché, par quoi faudrait-il la remplacer? L'étapisme allemand a donné lieu à des taux de chômage élevés et durables en ancienne Allemagne de l'Est, par exemple.

En fin de compte, Klein admet que l'économie planifiée de type soviétique ou nord-coréen n'est plus envisageable. En guise de solution de rechange au néo-libéralisme, elle prône l'économie mixte pratiquée encore aujourd'hui par un certain nombre de pays. Sur ce point, elle est moins convaincante qu'une de ses sources, Joseph Stiglitz, dans Globalization and its Discontents, dont l'analyse était nettement plus pointue, éclairante et convaincante. Reste aussi la question du renversement de tendance que l'on peut souhaiter. Quand il est clair que presque aucun pays isolé ne peut rejeter les édits des maîtres de la finance mondiale, il ne reste qu'à espérer une action concertée de plusieurs pays (dont l'envergure en ferait quelque chose comme une Troisième Guerre mondiale opposant la démocratie aux fondamentalistes du libre-marché... ce qui me rappelle un scénario de Brin dans son roman Earth) ou un revirement des principaux pays en cause — ceux qui accueillent les grandes places financières, à New York, Londres et Francfort. Or, l'administration de Barack Obama, noyautée par l'École de Chicago, a opté pour des réformes purement cosmétiques. Le nouveau gouvernement britannique a opté pour l'orthodoxie, infligeant à la Grande-Bretagne le traitement de cheval déjà essayé ailleurs. Reste l'Allemagne de Merkel, dont ont filtré quelques bruits laissant entendre que la haute finance gagnerait à être réformée, ou du moins à payer le prix de ses erreurs sans se faire renflouer par les contribuables. Qui vivra verra...

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Comments:
Salut Jean-Louis,

en effet, exprimer des idées sur "comment le monde marche" c'est facile, on le fait tous dans un café ou sur Facebook.

Mais les soutenir avec une longue recherche ET en fournissant des bons exemples, c'est long. Surtout si on n'est pas très versé dans le domaine dont on parle.

Même des exemples impeccables seront critiqués en fonction de la chapelle du crique.

C'est la raison pour laquelle je publie peu d'article de blog ces temps-ci: temps et qualité de la recherche d'exemples pertinents!

 
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