2010-12-18

 

Contre moi, Dieu

Le roman de Patrick Senécal chez Coups de Tête, Contre Dieu, est un tour de force entièrement raconté à la deuxième personne, d'une lecture pénible mais juste assez prenante pour qu'on la poursuive malgré le malaise qui s'installe quand le protagoniste plongé dans le désespoir dès les premières pages du livre succombe à la conviction que rien n'a de sens et que ses actes eux-mêmes, par conséquent, n'ont pas à en avoir non plus, même quand il se livre à des gestes inconsidérés susceptibles — et c'est ce qui se passe — de dégénérer ou d'avoir des conséquences soit fâcheuses soit tragiques soit irréparables, ce qui l'enfonce de plus en plus profondément dans la certitude qu'il se met au diapason d'une existence chaotique, sans pardon à attendre de quiconque, à commencer par ce Dieu auquel il ne croyait guère — Lui rendait-il un culte ? avait-il même fait baptiser ses enfants ? — mais qu'il rend responsable de ce qui lui arrive alors qu'il serait plus juste de dire qu'il avait surtout cédé dans sa vie antérieure à la pression sociale qui fait d'une vie rangée — en couple, en famille, en banlieue — un idéal qui justifie certains sacrifices et certaines compromissions dont notre homme est désormais affranchi puisque tout lui a été enlevé par le destin, par Dieu ou par quelqu'un d'autre qui s'exprime à quelques reprises à la première personne, de sorte qu'il pourrait s'agir d'un texte fantastique dans la mesure où il donne la parole à une entité surnaturelle ou métaphysique à moins, bien sûr, que la guerre contre Dieu lancée par cet anti-Job (ce qui rappelle, pas tout à fait arbitrairement, qu'un Heinlein vieillissant avait signé Job: A Comedy of Justice) après qu'une ultime et atroce révélation l'ait poussé à bout au moment même où il s'était soûlé de violence jusqu'à rassasiement, ne s'adresse pas à une divinité qui ne jouait aucun rôle apparent dans sa vie passée mais au personnage qui est le véritable maître de ses destinées, l'auteur lui-même, Patrick Senécal, qui met en scène une spirale infernale pas si différente des Sept Jours du Talion (autre référence biblique, où une victime est également crucifiée) et qui avait déjà exploré la tentation complexe du nihilisme (Aliss, Le Vide), mais qui est bien le seul qui peut légitimement parler à la première personne dans un texte qu'il signe en se glissant dans la peau de Dieu, si je puis dire, afin qu'il puisse finir de vider, aimerais-je le croire, le dilemme qui se pose à tout auteur moraliste qui veut illustrer les grandes questions existentielles (le bien, le mal, le sens) en faisant subir des horreurs à ses personnages ou en leur faisant commettre des horreurs, ce qui met en cause non seulement une hypothétique responsabilité de l'auteur à l'égard de ses personnages (qui ne sont que des fictions en tant que personnages) mais sa réelle paternité des pensées qu'il fait naître en lui-même, des pensées qu'il suscite chez d'autres et des conséquences que sa création peut avoir sur la société en général : une interrogation qui est aussi une réponse aux questionnements du personnage principal puisque les conséquences de nos choix ont un sens si et seulement les autres comptent et si nous comptons nous-mêmes, une vérité entrevue par le personnage de Mélanie dans le roman, si bien qu'en définitive, le combat d'un sujet de roman contre son démiurge ne peut être que la lutte pour acquérir un sens distinct des caprices et intentions de l'auteur et pour obéir plutôt à une cohérence (interne, externe, entière...) qui lui permettra d'échapper à sa condition subalterne et subsidiaire de sujet créé en le faisant accéder au rang de créateur à son tour grâce à son incarnation complète — parce que vraisemblable — dans la conscience des lecteurs.

Bref, Contre Dieu est un argument en faveur d'une littérature pleinement rationnelle — comme la science-fiction, mettons — et je suis entièrement en faveur.

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Comments:
Cher JLT,

Beau clin d'oeil, la critique en une phrase :-)
 
Ne manquais que tu la fisses en « tu » ;-)
 
Eh oui, il aurait convenu de mentionner que le livre est rédigé à la Marie-Claire Blais (entre autres modèles) et ne compte qu'une seule phrase. Une autre lectrice du blogue a fait référence à Céline...

Par contre, mettre de la deuxième personne dans le blogue, c'aurait été un peu excessif...
 
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