2008-03-03

 

Le vide du nihilisme

Patrick Senécal est-il le Michel Houellebecq du Québec? Et faut-il comprendre que son roman Le Vide (2007) nous invite à cesser de le lire?

Après tout, il y est question d'une émission télévisée dont la bassesse représente un défi au discernement des téléspectateurs du Québec. Or, ceux-ci — contrairement aux espoirs de Maxime Lavoie, le concepteur de l'émission — adhèrent en masse et déçoivent amèrement ce « milliardaire » idéaliste de plus en plus désabusé. Faut-il comprendre que les polars et les romans d'horreur qui pompent beaucoup d'hémoglobine et mise sur le voyeurisme de l'effroyable représentent aussi un défi à notre sens du goût? De sorte que pour nous montrer digne de Senécal, il faudrait abjurer ses œuvres...

Je ne crois pas que le raisonnement doive être poussé aussi loin. Le Vide est un suspense avant d'être une catéchèse. Et un excellent suspense, nourri par les promesses de plusieurs dévoilements pressentis dès les premières pages. Senécal mise sur les rebondissements de l'enquête, les révélations successives des événements qui ont fait de Max Lavoie un monstre et la montée de la violence. Contrairement à certains de ses livres, il ne s'y glisse aucun élément fantastique, même si au moins un personnage de ses romans antérieurs fait une brève apparition. Mais si la maquette de couverture est noire, ce n'est pas du noir. Même si l'action se passe dans notre monde présent et fait souvent écho à l'actualité de ces dernières années, l'intrigue qui structure le roman échappe au réalisme strict. Comme lecteur, on ne croit pas à des personnages motivés par un nihilisme plus philosophique qu'autre chose. Les bandits et les criminels y sont des utilités; le spectacle de la violence sera mis en scène par des croyants. L'artifice de la construction romanesque fait du roman quelque chose qui verse plutôt dans une forme baroque de l'horreur, et qui séduit par son étrangeté même.

Après Houellebecq et Arcand, c'est donc au tour de Senécal, le plus jeune des trois, de mettre en scène la vacuité de l'existence moderne et l'attrait du suicide dans une société prospère, comme dans le film, Tout est parfait (2007). Si jeune et déjà si vieux, Senécal? En fait, c'est le plus optimiste de tous, car il termine sur une note d'espoir et d'affirmation de la beauté du monde.

Le Vide est plein (!). Plein de personnages désespérés, suicidaires, revenus de tout, conscients de l'inanité de la société et atteints d'un spleen qui fait succomber au vertige du vide. Plein d'intrigues imbriquées qui rapprochent peu à peu le richissime Max Lavoie, le policier de Drummondville, Paul Sauvé, et le psychologue Frédéric Ferland. Plein de chocs — pour la plupart convenus, à l'exception de la visite d'une usine de sous-traitance aux Philippines et du sauvetage d'un gamin offert à des pédophiles contre rémunération. Plein de discours sur le vide de la vie. Plein de pointes sur la culture de l'inculture du Québec contemporain, culture qui se délecte de la célébrité (comme ailleurs, of course) et de la vulgarité érigée en libération des masses.

Pourtant, la lecture du roman suggère qu'il y a quelque chose de plus fondamental que la lassitude des damnés, car les rêves qui animent les meurtriers recrutés par Lavoie sont des rêves de vengeance pour des griefs souvent obscurs. En lisant Le Vide, on en vient à soupçonner que les moralistes en écriture sont des gens qui s'ennuient. Si la vie et ses aventures ne suffisent plus à passionner, même assaisonnées de fantastique, il ne reste plus qu'à écrire sur la condition humaine. Mais le vertige du vide qui amène Lavoie et Ferland à tuer froidement ne suffit pas; il faut aussi ne rien éprouver pour ses semblables. Lavoie est progressivement dégoûté par l'humanité, tant celle qu'il côtoie dans les conseils d'administration que celle qu'il découvre dans les salles de classe ou en région. Sans la haine ou l'indifférence à l'autre, le désespoir resterait personnel et ne s'extérioriserait pas. Le roman a le mérite de montrer très clairement que le franchissement de cette ligne fait passer du suicide au nihilisme et ce discours philosophique, plus ou moins articulé, fait un peu penser aux auteurs russes du XIXe siècle, comme Dostoïevski, un peu avant le surgissement du nihilisme en action...

Senécal cède à certaines facilités de la littérature populaire. Entre autres, il fait intervenir un « milliardaire », comme s'il y en avait des masses au Québec. En fait, les milliardaires québécois comprennent, dans l'ordre de Forbes, Paul Desmarais, Robert Miller (un cryoniste convaincu), Stephen Jarislowlsky, Charles Bronfman, David Azrieli et famille, Guy Laliberté, Emanuele Saputo et Jean Coutu. Et, comme on le voit, la liste des Québécois « de souche » est encore plus courte : Desmarais, Laliberté et Coutu...

Il y a quelque chose de profondément québécois dans le traitement de la richesse par Senécal. Elle est associée à la corruption, la débauche, la décadence. Et le système ne permet aucune échappatoire. Pourtant, quand Max Lavoie découvre que les actionnaires de la compagnie fondée par son père ne le laisseront pas en faire à sa tête, il n'envisage jamais de passer du public au privé, même si on reconnaît de plus en plus, dans certains milieux, que les compagnies privées sont moins exposées aux pressions en faveur de profits juteux annoncés dans les rapports trimestriels. Mais ce serait évidemment un roman différent si Lavoie avait sérieusement cherché un moyen de consacrer ses moyens financiers à la philanthropie, comme Warren Buffett ou Bill Gates, ou Carnegie. Quelque part, on se dit que ce n'est pas un hasard si le Québec a refusé que la première vraie bibliothèque publique de Montréal soit financée par Carnegie, ou que fort peu de bibliothèques Carnegie aient été construites au Québec. Le fond catholique québécois n'est jamais loin.

Et, naturellement, Max Lavoie habite à Outremont, sur le mont Royal, parce qu'il a décidé que cela convenait à son rôle... Dans le roman, le policier Paul Sauvé n'a jamais visité Outremont : Senécal non plus, s'il croit qu'il peut exister « sur le mont Royal » à Outremont une demeure privée dotée d'une allée d'honneur de deux cents mètres! Il décrit dans le même quartier de luxueuses maisons « à cent mètres de distance l'une de l'autre ». D'une porte à l'autre, peut-être, mais Senécal n'a clairement pas le compas dans l'œil s'il croit qu'il peut exister des intervalles de cent mètres entre les demeures du quartier. Une simple consultation de Google Maps suffit à montrer qu'il n'existe pratiquement aucune résidence de cette partie d'Outremont qui jouit d'autant d'espace. (Ayant souvent traversé ce quartier à pied, j'aurais remarqué un tel domaine!) En revanche, ce manoir fantasmatique sur le mont Royal m'a rappelé je ne sais plus quel fascicule québécois des années quarante où un personnage (le détective Albert Brien?) disposait d'un domaine caché dans un repli du mont Royal tout aussi improbable...

Bref, Le Vide est un roman qui se tient curieusement en équilibre entre le polar et le fantastique. (Le fantastique n'est pas todorovien dans la mesure où il n'y a pas d'hésitation réelle dans l'interprétation des faits, mais l'entreprise horrifique y est trop curieusement construite pour qu'on l'accepte platement.) L'horreur y est, un peu comme dans Aliss ou Les Sept Jours du talion, un élément dans une argumentation, voire une démonstration. S'agit-il d'une nouvelle école au Québec, qui inclurait aussi La Chair disparue de Jean-Jacques Pelletier? Il faudra que les spécialistes nous le disent...

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