2008-08-27
Le carnavalesque et l'intimité
Depuis quelques semaines, on fait grand bruit autour du comportement des touristes britanniques à l'étranger. Après les journaux britanniques, c'est au tour du New York Times. Les touristes britanniques dérangent, font du tapage, provoquent des accidents, se battent, violent, s'enivrent, se droguent, blessent et tuent — et pas nécessairement dans cet ordre.
Pourquoi? Les données semblent indiquer que les touristes britanniques, en particulier les jeunes, sont de plus grands trublions que les touristes des autres pays industrialisés. Un commentaire d'un observateur britannique sur place, David Familton, cité par le New York Times, dit tout, peut-être : « It’s because of British culture — no one can relax, so they become inebriated to be the people they want to be ».
Mais est-ce vraiment propre à la culture britannique? Ou cette incapacité de se détendre aurait-elle une source plus concrète? Le nouveau numéro du Scientific American traite de l'érosion de la vie privée par les nouvelles technologies. Or, s'il y a quelque chose de propre à la société britannique, c'est l'omniprésence des caméras de surveillance, dans les magasins et dans les rues, bref, dans les lieux privés et les lieux publics. (Elles se multiplient également au Canada, mais elles restent heureusement confinées aux établissements commerciaux et aux lieux fermés comme les aéroports, les gares, etc.) Les chiffres varient pour la Grande-Bretagne. En 1997, on dénombrait 300 000 caméras. Dix ans plus tard, on parle d'un nombre qui se situerait entre un million et quatre millions de caméras braquées sur les sujets de la Reine. (Et elles s'ajoutent aux caméras qui sont de plus en plus souvent potentiellement présentes sous la forme de caméras numériques, incorporées aux téléphones ou non.)
D'où l'idée qui se présente d'elle-même : cette perte d'intimité au pays entraîne-t-elle un défoulement particulièrement prononcé des Britanniques quand ils se sentent enfin libres? Profite-t-on plus vigoureusement d'un espace de liberté quand il est de plus en plus restreint? En Grande-Bretagne même, les beuveries et saouleries des Britanniques le soir après le travail ou en fin de semaine sont aussi devenues légendaires. Pourtant, les statistiques de l'Organisation mondiale de la Santé ne plaçaient les Britanniques qu'en huitième place au monde en 2003 pour ce qui est de la consommation d'alcool (mesurée en litres d'éthanol par année, par personne de 15 ans et plus) — encore que la consommation serait toujours en augmentation au Royaume-Uni.Personnellement, mon impression anecdotique, ce n'est pas tant que les Britanniques boivent beaucoup, mais c'est qu'ils deviennent particulièrement odieux quand ils boivent. C'est ici que la culture intervient véritablement, car, depuis bientôt quarante ans, de nombreux chercheurs postulent que le comportement des personnes qui s'enivrent dépend en grande partie des attentes face à l'ivresse. Si on croit que l'ivresse rend violent et irresponsable, la personne ivre sera d'autant plus violente qu'elle ne se croit pas responsable de ses actes. (Ceci ne nie pas les effets réels de l'alcool sur la motricité à dose modérée et sur les états de conscience à dose élevée.)
Bref, on pourrait comprendre la situation ainsi. Les Britanniques qui se sentent surveillés et contrôlés en permanence dans une société éminemment quadrillée conçoivent l'ivresse comme un espace de liberté qui est une permission implicite de céder à toutes leurs impulsions. Le résultat est donc la somme de deux facteurs : la pression de la surveillance et les convictions socio-personnelles au sujet des effets de l'ivresse.
En même temps, on peut se poser des questions sur certains phénomènes historiques. En général, on interprète le carnaval médiéval comme une période de défoulement par réaction à une existence oppressante en raison des conditions de vie difficiles et de la domination des seigneurs. Mais la vie dans un village laisse également peu de place à l'intimité. Le villageois n'est pas surveillé par des caméras, mais il est surveillé par les autres villageois et, pis encore, ceux-ci le connaissent. La tradition du carnaval et des débordements carnavalesques représentait-elle un défouloir par excellence pour les gens du Moyen Âge qui vivaient entassés les uns sur les autres, dans une promiscuité forcée, en raison de l'exiguïté des demeures et des bourgs fortifiés? Après tout, le déguisement n'est-il souvent pas le propre du carnaval?
J'ai déjà évoqué ici l'épidémie de saoulerie au gin associée à l'urbanisation de la Grande-Bretagne au dix-huitième siècle. Même si la ville assure une certaine anonymité, les anciens paysans montés en ville ne l'auraient pas compris tout de suite et ils auraient réagi à ce qu'ils percevaient comme une multiplication des regards et une perte d'intimité correspondante en cherchant l'abrutissement par l'alcool...
En somme, si la vie privée et l'intimité étaient traités comme un droit humain fondamental, on pourrait peut-être éliminer des fléaux sociaux inattendus!
Pourquoi? Les données semblent indiquer que les touristes britanniques, en particulier les jeunes, sont de plus grands trublions que les touristes des autres pays industrialisés. Un commentaire d'un observateur britannique sur place, David Familton, cité par le New York Times, dit tout, peut-être : « It’s because of British culture — no one can relax, so they become inebriated to be the people they want to be ».
Mais est-ce vraiment propre à la culture britannique? Ou cette incapacité de se détendre aurait-elle une source plus concrète? Le nouveau numéro du Scientific American traite de l'érosion de la vie privée par les nouvelles technologies. Or, s'il y a quelque chose de propre à la société britannique, c'est l'omniprésence des caméras de surveillance, dans les magasins et dans les rues, bref, dans les lieux privés et les lieux publics. (Elles se multiplient également au Canada, mais elles restent heureusement confinées aux établissements commerciaux et aux lieux fermés comme les aéroports, les gares, etc.) Les chiffres varient pour la Grande-Bretagne. En 1997, on dénombrait 300 000 caméras. Dix ans plus tard, on parle d'un nombre qui se situerait entre un million et quatre millions de caméras braquées sur les sujets de la Reine. (Et elles s'ajoutent aux caméras qui sont de plus en plus souvent potentiellement présentes sous la forme de caméras numériques, incorporées aux téléphones ou non.)
D'où l'idée qui se présente d'elle-même : cette perte d'intimité au pays entraîne-t-elle un défoulement particulièrement prononcé des Britanniques quand ils se sentent enfin libres? Profite-t-on plus vigoureusement d'un espace de liberté quand il est de plus en plus restreint? En Grande-Bretagne même, les beuveries et saouleries des Britanniques le soir après le travail ou en fin de semaine sont aussi devenues légendaires. Pourtant, les statistiques de l'Organisation mondiale de la Santé ne plaçaient les Britanniques qu'en huitième place au monde en 2003 pour ce qui est de la consommation d'alcool (mesurée en litres d'éthanol par année, par personne de 15 ans et plus) — encore que la consommation serait toujours en augmentation au Royaume-Uni.Personnellement, mon impression anecdotique, ce n'est pas tant que les Britanniques boivent beaucoup, mais c'est qu'ils deviennent particulièrement odieux quand ils boivent. C'est ici que la culture intervient véritablement, car, depuis bientôt quarante ans, de nombreux chercheurs postulent que le comportement des personnes qui s'enivrent dépend en grande partie des attentes face à l'ivresse. Si on croit que l'ivresse rend violent et irresponsable, la personne ivre sera d'autant plus violente qu'elle ne se croit pas responsable de ses actes. (Ceci ne nie pas les effets réels de l'alcool sur la motricité à dose modérée et sur les états de conscience à dose élevée.)
Bref, on pourrait comprendre la situation ainsi. Les Britanniques qui se sentent surveillés et contrôlés en permanence dans une société éminemment quadrillée conçoivent l'ivresse comme un espace de liberté qui est une permission implicite de céder à toutes leurs impulsions. Le résultat est donc la somme de deux facteurs : la pression de la surveillance et les convictions socio-personnelles au sujet des effets de l'ivresse.
En même temps, on peut se poser des questions sur certains phénomènes historiques. En général, on interprète le carnaval médiéval comme une période de défoulement par réaction à une existence oppressante en raison des conditions de vie difficiles et de la domination des seigneurs. Mais la vie dans un village laisse également peu de place à l'intimité. Le villageois n'est pas surveillé par des caméras, mais il est surveillé par les autres villageois et, pis encore, ceux-ci le connaissent. La tradition du carnaval et des débordements carnavalesques représentait-elle un défouloir par excellence pour les gens du Moyen Âge qui vivaient entassés les uns sur les autres, dans une promiscuité forcée, en raison de l'exiguïté des demeures et des bourgs fortifiés? Après tout, le déguisement n'est-il souvent pas le propre du carnaval?
J'ai déjà évoqué ici l'épidémie de saoulerie au gin associée à l'urbanisation de la Grande-Bretagne au dix-huitième siècle. Même si la ville assure une certaine anonymité, les anciens paysans montés en ville ne l'auraient pas compris tout de suite et ils auraient réagi à ce qu'ils percevaient comme une multiplication des regards et une perte d'intimité correspondante en cherchant l'abrutissement par l'alcool...
En somme, si la vie privée et l'intimité étaient traités comme un droit humain fondamental, on pourrait peut-être éliminer des fléaux sociaux inattendus!