2008-07-03

 

L'incomparable Jeeves

Ce qui vieillit et ce qui ne vieillit pas... De temps en temps, je me replonge dans des lectures favorites d'antan que j'avais délaissées pendant dix ou vingt ans. Parfois, leur charme n'a pas survécu au passage du temps, mais il est parfois confirmé par le passage des années, à condition de ne pas trop en exiger. On ne peut pas réclamer d'un classique les joies de la découverte ou les plaisirs de la surprise, mais une œuvre de génie le reste. C'est ce que je constate une fois de plus en me replongeant dans la lecture de P. G. Wodehouse, et en particulier de son œuvre maîtresse, la série des aventures de Bertie Wooster et de son valet, Jeeves. Jeeves, ce héros au cerveau si gros et à l'ego engoncé dans une livrée de valet, est l'avatar moderne d'un archétype remontant à l'Antiquité, celui du serviteur plus malin que son maître. Wodehouse n'innove pas, mais tout est dans le style et l'ingéniosité des coups de théâtre. Certes, il faut se garder d'abuser et de lire trop de romans à la suite, car les intrigues finissent par se ressembler et les ingrédients de la recette surnager. En revanche, si on sait doser ses lectures, on n'éprouvera sans doute pas le choc de la découverte de la prose inventive de Wodehouse, mais on jouira encore et encore de son génie du rebondissement. Quand on croit qu'une intrigue est sur le point d'aboutir, le dénouement s'envole soudain comme la bière dans un pub et un de ces personnages dont Wodehouse avait le secret remet tout en question, en posant un geste d'une inconséquence monumentale et d'une inconscience inimaginable (mais souvent parfaitement raisonnable à ses yeux) qui nous renverse de rire... tandis que le pauvre Bertie doit se dépêtrer d'un nouveau pétrin avec l'aide de Jeeves.

La couverture à droite orne une édition de 1944 imprimée au Canada qui suggère que l'étourderie de Wodehouse durant la Seconde Guerre mondiale, quand il était tombé aux mains des Nazis et qu'il avait participé à des émissions radio depuis Berlin, n'empêchait personne de le lire par ici. (À la fin de la guerre, il sera défendu par Orwell et les échos de l'affaire n'ont pas empêché non plus une coterie de fans russes de le lire avec délices, même au temps de sa mise à l'index en Union soviétique.) Un peu comme O. Henry, Wodehouse livre une prose comique ciselée, aux tournures désopilantes et aux descriptions acérées. Mais la relation de Bertie Wooster et Jeeves vaut aussi le détour. Quelque part, c'est un peu comme si Sherlock Holmes était à l'emploi du docteur Watson...

Wodehouse évoque une Angleterre intemporelle. Selon certains, le petit monde de l'aristocratie anglaise selon Wodehouse partait déjà à vau-l'eau après la Grande Guerre, quand Wodehouse commence à publier. Dans les faits, cette vie huppée qui se partageait entre les appartements chics de Londres, les séjours de villégiature en France et les manoirs à la campagne, dans un cadre pastoral fait de petits villages, de pasteurs benêts, de policiers vindicatifs et d'amoureux transis reflèterait plutôt les derniers éclats de l'Angleterre édouardienne d'avant la Grande Guerre. Bref, la réalité de cette Angleterre de l'élite est plus que douteuse, mais Wodehouse désarme les préventions que l'on pourrait entretenir à l'égard de ces fils de bonne famille désœuvrés en nous les montrant sous leur jour le plus hilarant — ou le plus attendrissant... Pour la plupart des lecteurs modernes, la question du rapport à la réalité de la division des classes en Angleterre ne se pose plus. Le monde de Wodehouse est un monde clos, qui a coulé depuis longtemps et dont on accepte implicitement les règles afin de pouvoir s'amuser.

Libellés :


Comments:
S'il n'y en avait qu'un à lire, ce serait lequel ? Ça m'intéresse...
 
Il existe une édition intégrale de toutes les nouvelles, The World of Jeeves, mais les commentaires sur Amazon suggèrent (comme je le disais moi-même) que c'est trop. En lisant tout d'une traite, on court le risque de se lasser.

J'aurais tendance à suggérer deux titres, et non un seul. Un recueil de nouvelles et un roman. Le recueil pour faire découvrir les grands traits de l'univers wodehousien et le roman pour découvrir l'art de l'imbrication des sous-intrigues, qui ne peut pas se déployer dans le cadre restreint d'une nouvelle.

Le recueil pourrait être The Inimitable Jeeves (le titre habituel du recueil intitulé Jeeves dont je parle dans mon billet, et encore connu sous ce titre en Grande-Bretagne, semble-t-il) ou Very Good, Jeeves. Mais le premier des deux semble correspondre aux toutes premières nouvelles, à quelques exceptions près. Si ce ne sont pas toujours les meilleures, elles permettent de se familiariser avec l'univers de Wodehouse.

Pour le roman, The Code of the Woosters.

Wodehouse a continué à signer des aventures de Jeeves et Wooster jusqu'à la fin de sa vie, un peu comme Agatha Christie avec Poirot, mais les deux titres ci-dessus remontent à sa période la plus inspirée, durant l'entre-deux-guerres. (The Code of the Woosters est de 1938.) Même si le monde de Wodehouse devait beaucoup à l'Angleterre édouardienne, il pouvait encore insérer des éléments de l'actualité des années 30 dans ses textes sans nuire à leur vraisemblance (et en leur donnant un peu de mordant). Plus tard, après la Seconde Guerre mondiale, ses nouvelles livraisons sont forcément devenues de plus en plus historiques.
 
J'en prend bonne note. Merci.
 
Publier un commentaire

<< Home

This page is powered by Blogger. Isn't yours?