2007-02-14

 

Éternelle Saint-Valentin

On a tout dit sur la Saint-Valentin. Le sujet est sûrement épuisé, et pourtant il est toujours neuf. Néanmoins, on peut aussi l'aborder sous le point de vue des techniques médiatiques, et plus précisément des techniques d'antan. J'ai déjà reproduit les cartes de la Saint-Valentin collectionnées par la tante de mon grand-père paternel, Valérie Mailhot (1864-1950), mais il reste encore de nombreuses cartes qui portent sur l'amitié ou sur l'amour. Une carte comme celle-ci doit s'interpréter avec prudence. Je n'ai pas réussi à retrouver la trace de l'imprimeur ou éditeur dénommé Allys, mais l'élégante en question est clairement française. Et elle s'exprime au moyen du langage des fleurs, preuve de sa pudeur qui l'empêchait d'exprimer même ses sentiments les plus innocents. Cependant, il ne fallait pas se tromper, car se méprendre sur la nature d'une fleur pouvait changer du tout au tout le message des « fleurs ». Ainsi, le bouquet de cette jolie amie comprend trois marguerites ou pâquerettes. S'il s'agit d'une pâquerette, c'est le message de la beauté innocente qui dit que sa pensée ou son affection est vouée au destinataire. S'il s'agit d'une marguerite des prés, l'intention est plus exclusive — « je ne vois que vous », selon une des grilles d'interprétation du langage des fleurs. Expression de fidélité de l'amoureuse conquise ou déclaration d'un amour qui n'a pas encore eu de réponse? Si ces deux fleurs expriment un peu la même chose, qu'en est-il des autres fleurs du bouquet? et, en particulier, des fleurs tout au sommet, sur lesquelles se baladent quelques touches de rose? S'agit-il de reines marguerites qui disent que « vous êtes la plus aimée » ? Et il y a aussi cette troisième espèce dans le bouquet, coloriée en rouge, ou du moins d'un rose plus sombre. Des chrysanthèmes rouges qui disent carrément : « Je t'aime ». Dans ce cas, il faudrait effectivement voir dans cette amie quelqu'un qui se réjouit d'être aimée et qui l'exprime...

Cela dit, je doute fort qu'on se servait toujours de ces cartes dans le sens voulu par l'illustrateur ou l'éditeur. Quand des lots de cartes en français se rendaient jusqu'au Manitoba, il était sans doute plus rapide de piger les cartes les plus attrayantes en attendant une occasion de s'en servir. La note griffonnée au revers de la carte ci-dessus est des plus simples : « Contente de vous savoir en bonne santé. Ici, ça va bien. » Adressée à une Mademoiselle Bélanger de Somerset au Manitoba, est-ce bien la carte d'un amoureux? ou simplement un mot de circonstance échangé entre amies? D'autres cartes, qui prennent l'amour pour sujet, se contentent également de porter des messages parfaitement prosaïques. Ainsi, la carte ci-contre parle d'un voyage ou d'une excursion remise à une autre fois. C'est la première d'une série de trois, toutes envoyées le 18 janvier d'une année qui reste à identifier. Si on se fie aux dates indiquées sur les autres cartes, il s'agirait de 1907 ou 1908. Cette collection de cartes commencée fin 1907 était-elle une distraction essentielle pour cette mère dont le fils était mort en 1905? Si ses proches en étaient convaincus, cela expliquerait l'empressement avec lequel ils se prêtent au jeu de la constitution d'une collection. C'est sans doute la même personne, Joséphine, qui envoie cette carte et les deux suivantes en sachant bien qu'elles plairaient à la destinataire.

La progression des postures, des couleurs et des fleurs dans ce trio de photos est fort parlante. La carte ci-dessus représente la jeune femme en bleue, couleur de l'amitié, mais sa robe est rehaussée de rose, couleur de l'amour ou de la passion, histoire de confirmer qu'une histoire d'amour commence. De fait, la jeune femme devise encore bien sagement avec son soupirant, même si la petite sculpture placée sous le guéridon (sous la ceinture...) trahit peut-être les pensées de l'un, de l'autre ou des deux. L'éventail symbolise aussi un reste de pudeur et de bienséance, mais tout change dans la carte suivante. Le couple n'est plus amoureux, il est maintenant fiancé. La robe est entièrement rose et la posture plus ou moins abandonnée de la fiancée trahit le début d'un émoi dont l'aboutissement est suggéré par le buste du guéridon. Sa mine ambigüe pourrait exprimer un refus de voir ce qui se passe si la tête se détournait du couple, mais ce n'est pas le cas et les yeux apparemment fermés ainsi que l'inclinaison de la tête font penser à autre chose. Le socle du buste porte d'ailleurs une inscription en partie cachée par une patte du guéridon, composée d'un TH initial et d'un S final. Si ce n'est pas le nom du fabricant ou du photographe qui est ainsi mutilé, on songe inévitablement à Thaïs, le nom de deux courtisanes célèbres, qui évoque, étymologiquement, le bandeau serré autour de la tête — et ce buste ne porte-t-il justement pas un bandeau, tout juste visible, qui crée l'illusion d'un front dégarni?

La troisième carte de la série conclut l'historiette sur un retournement de la situation. Le couple est maintenant marié, mais il ne file pas le parfait bonheur. Les signes sont nombreux. Pour la première fois, ils ne se regardent plus. L'homme, assis et les jambes croisées, lit son journal. La femme, assise, est pensive. La robe à dominante jaune — le jaune étant la couleur de l'infidélité, voire de l'amour secret — ne conserve plus que quelques touches de rose et de bleu : la passion et l'amitié s'étiolent. Et l'épouse tient un livre sur ses genoux. Or, on sait bien, depuis le Madame Bovary de Flaubert, que la lecture est un passe-temps dangereux pour les femmes mariées. Si seulement elle avait le nez plongé dans sa lecture, on pourrait se rassurer qu'il s'agit d'un loisir sérieux, mais on la voit plutôt en train de rêvasser, l'esprit occupé par les pensées que sa lecture a pu lui inspirer... C'est donc l'annonce d'un recommencement possible, qui bouclerait la boucle en revenant à la case départ... Mais si l'invitation à l'amour et au libertinage est présente dans chaque carte, sous telle ou telle forme, elle n'émeut pas beaucoup l'expéditrice qui écrit au revers de cette troisième carte un message rapide : « Pour votre album. Comment trouvez-vous ces personnages? » Certes, la dénommée Joséphine ne s'engage pas. Condamnation implicite? Sans doute pas tout à fait, sinon elle n'aurait pas posté ces cartes. Identification partielle à l'amour et au désamour? Peut-être, mais il faudrait en savoir plus sur la signataire de ces lignes...

En tout cas, l'histoire de la carte postale ne se comprend pas entièrement si on ignore l'existence parallèle d'un marché de la photo érotique. On date de 1846 environ le premier daguerréotype pornographique, moins de sept ans après l'invention par Daguerre. Le temps d'exposition des premiers daguerréotypes allant de vingt à trente minutes, on admirera l'endurance du modèle masculin qui tient non seulement la pose mais son érection pendant tout ce temps (ou on soupçonnera un subterfuge). Mais l'intérêt de la photographie érotique était réduit dans ces conditions : temps d'exposition prolongé et aucune possibilité de reproduire la photo résultante... Le passage à la photographie sur papier a changé la donne et, en 1874, quand la police londonienne fait une descente dans le studio de Henry Hayler dans le quartier de Pimlico, elle aurait découvert cinq mille originaux et cent trente-mille épreuves de photos pornographiques mettant en valeur Hayler, sa femme et leurs deux fils. (Hayler réussit à s'enfuir, s'établit à Berlin et relance son entreprise.) Le total des tirages avant 1900 avoisinerait facilement les millions, sur la base des saisies policières en Occident, et révèle l'intérêt d'une industrie qui se confondait partiellement avec la production de cartes postales comiques ou coquines. Le collage ci-dessous est daté de 1907 et réalisé par la firme de James Bamforth à Holmfirth qui fut aussi une pionnière du cinéma. L'endos porte quelques lignes datées du 7 octobre 1907, ce qui indique la vitesse de circulation des cartes à cette époque (supérieure à celle de certains films qui, aujourd'hui, mettront une bonne année à traverser l'Atlantique!). Une telle carte (déclaration d'amour par antiphrase?) s'inscrivait dans un spectre qui allait de la carte romantique au cliché pornographique, qui exploitait les nouvelles techniques du temps tout en habituant les consommateurs à la conversion picturale de toutes leurs humeurs.

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