2007-01-20
Le labyrinthe du faune
Une belle histoire fait autant de bien qu'un bon vin. On en sort le cœur léger et les yeux humides, heureux d'avoir été ailleurs et heureux d'être revenu.
Dans le nouveau film de Guillermo del Toro, El Laberinto del Fauno (Le Labyrinthe de Pan/Pan's Labyrinth), la catharsis d'Aristote est au rendez-vous. Il s'agit de l'émotion authentique, même si le récit finement calibré se double d'un pendant fantastique qui laisse une échappatoire à l'héroïne tragique, appelée Ofelia comme de juste.
Nous sommes en Espagne, en juin 1944. Ofelia est la fille au seuil de l’adolescence de Carmen, la veuve d’un tailleur qui s’est remariée avec un capitaine dont elle attend un enfant, un garçon. L’armée franquiste traque dans la montagne les derniers partisans de la République déchue. Le capitaine Vidal chargé de liquider ces maquisards est une brute qui ne tient qu’à son fils à naître, mais qui ne se doute pas qu’il est environné d’amis de ses ennemis. Il a établi son quartier-général dans un vieux moulin, à proximité des ruines d’un labyrinthe où Ofelia ne tarde pas à s’aventurer, guidée par une fée voletante. Au cœur du labyrinthe l’attend un faune qui reconnaît en elle la princesse perdue d’un royaume merveilleux, qu’elle pourra regagner si elle triomphe de trois épreuves successives.
L’imagination des jeunes filles est depuis longtemps un ressort caractéristique de la fiction, présent dans des ouvrages chéris de plusieurs générations de lecteurs. Cette capacité de construction d’univers inventés et animés par un verbe ardent est d’autant plus sacralisée que ses prolongements adultes suscitent la méfiance, sous la forme du bovarysme ou sous celle de l’extase mystique des visionnaires.
Au XIXe siècle, Anne de la maison aux pignons verts ou la petite princesse Sara Crewe imaginent et racontent, et leurs complices tombent sous le charme. Plus ou moins orphelines, elles préfèrent voir le monde avec les yeux du rêve. Au XXe siècle, ces mondes imaginaires gagnent en substance. Le conte d’hier devient un monde réel qui existerait de l’autre côté du mur. La série d’Eghantik de Julie Martel commence dans notre monde pour aboutir dans un univers magique où l’héroïne est une princesse, bien entendu.
El Laberinto del Fauno m’a rappelé Mirrormask de Neil Gaiman, mais en beaucoup plus maîtrisé. Dans les deux cas, une jeune fille a un pied dans notre monde et un pied dans un monde fantastique. Dans les deux cas, ce qu’elle peut accomplir dans le monde déterminera le cours des événements dans notre monde. Mais Guillermo del Toro s’est accordé la liberté d’imaginer une intrigue nettement plus dramatique en choisissant pour cadre l’Espagne franquiste, alors que Gaiman avait cédé à une certaine banalité en se contentant d’un cirque évoluant dans la Grande-Bretagne actuelle. La réalité tragiquement concrète (quoique stylisée) d’un combat d’arrière-garde propulse Ofelia dans ce monde fantastique dont les dangers comptent moins que ses promesses, alors que la triste réalité ne lui promet que laideurs, haines et périls. Ce monde cruel et sans joie nous pousse aussi à suivre Ofelia ailleurs, dans un monde de féerie pourtant sombre et arbitraire.
Sauf que le spectateur n’acceptera pas sans un pincement de doute le dénouement heureux de la quête d’Ofelia. Car, dans la nuit de l’Espagne fasciste, elle a péri comme périssent tant de victimes innocentes en temps de guerre. Sa mort n’a de sens que si le merveilleux existe, car elle devient alors un sacrifice librement consenti pour sauver une autre vie. Sinon, sa mort reste absurde, le fruit de l’irritation meurtrière d’une brute égoïste qui se venge sur une fillette de l’humiliation qu’une servante lui a fait subir.
La fiction aime donner un sens à la mort, soit qu’elle prenne les traits du sacrifice soit qu’elle mérite à la victime une gloire immortelle ou une récompense dans un autre monde. Les Grecs contemporains d’Aristote croyaient-ils à leurs mythes, y compris à la gloire acquise au héros? Vieille question... La conclusion du film refuse au capitaine Vidal la gloire du militaire mort en héros; son nom sera oublié. Et l’après-vie bienheureuse d’Ofelia n’est peut-être qu’une histoire, qu’un simple conte de fées...
C’est ici que la traduction du titre prend toute son importance. Le labyrinthe du faune est devenu celui du dieu Pan. Or, une confusion célèbre a compté le Pan antique au nombre de ces dieux méditerranéens qui mouraient et qui renaissaient, incarnations des cycles végétatifs de la Nature. (Le Jésus chrétien, qui naît quand les jours s'allongent et qui meurt puis ressuscite au seuil du printemps, résume en un seul personnage toute cette symbolique.) Son ombre qui plane sur le film peut nous inciter à prendre au sérieux la résurrection et l'après-vie d'Ofelia.
Enfin, au moins autant que celle du dogme chrétien...
Dans le nouveau film de Guillermo del Toro, El Laberinto del Fauno (Le Labyrinthe de Pan/Pan's Labyrinth), la catharsis d'Aristote est au rendez-vous. Il s'agit de l'émotion authentique, même si le récit finement calibré se double d'un pendant fantastique qui laisse une échappatoire à l'héroïne tragique, appelée Ofelia comme de juste.
Nous sommes en Espagne, en juin 1944. Ofelia est la fille au seuil de l’adolescence de Carmen, la veuve d’un tailleur qui s’est remariée avec un capitaine dont elle attend un enfant, un garçon. L’armée franquiste traque dans la montagne les derniers partisans de la République déchue. Le capitaine Vidal chargé de liquider ces maquisards est une brute qui ne tient qu’à son fils à naître, mais qui ne se doute pas qu’il est environné d’amis de ses ennemis. Il a établi son quartier-général dans un vieux moulin, à proximité des ruines d’un labyrinthe où Ofelia ne tarde pas à s’aventurer, guidée par une fée voletante. Au cœur du labyrinthe l’attend un faune qui reconnaît en elle la princesse perdue d’un royaume merveilleux, qu’elle pourra regagner si elle triomphe de trois épreuves successives.
L’imagination des jeunes filles est depuis longtemps un ressort caractéristique de la fiction, présent dans des ouvrages chéris de plusieurs générations de lecteurs. Cette capacité de construction d’univers inventés et animés par un verbe ardent est d’autant plus sacralisée que ses prolongements adultes suscitent la méfiance, sous la forme du bovarysme ou sous celle de l’extase mystique des visionnaires.
Au XIXe siècle, Anne de la maison aux pignons verts ou la petite princesse Sara Crewe imaginent et racontent, et leurs complices tombent sous le charme. Plus ou moins orphelines, elles préfèrent voir le monde avec les yeux du rêve. Au XXe siècle, ces mondes imaginaires gagnent en substance. Le conte d’hier devient un monde réel qui existerait de l’autre côté du mur. La série d’Eghantik de Julie Martel commence dans notre monde pour aboutir dans un univers magique où l’héroïne est une princesse, bien entendu.
El Laberinto del Fauno m’a rappelé Mirrormask de Neil Gaiman, mais en beaucoup plus maîtrisé. Dans les deux cas, une jeune fille a un pied dans notre monde et un pied dans un monde fantastique. Dans les deux cas, ce qu’elle peut accomplir dans le monde déterminera le cours des événements dans notre monde. Mais Guillermo del Toro s’est accordé la liberté d’imaginer une intrigue nettement plus dramatique en choisissant pour cadre l’Espagne franquiste, alors que Gaiman avait cédé à une certaine banalité en se contentant d’un cirque évoluant dans la Grande-Bretagne actuelle. La réalité tragiquement concrète (quoique stylisée) d’un combat d’arrière-garde propulse Ofelia dans ce monde fantastique dont les dangers comptent moins que ses promesses, alors que la triste réalité ne lui promet que laideurs, haines et périls. Ce monde cruel et sans joie nous pousse aussi à suivre Ofelia ailleurs, dans un monde de féerie pourtant sombre et arbitraire.
Sauf que le spectateur n’acceptera pas sans un pincement de doute le dénouement heureux de la quête d’Ofelia. Car, dans la nuit de l’Espagne fasciste, elle a péri comme périssent tant de victimes innocentes en temps de guerre. Sa mort n’a de sens que si le merveilleux existe, car elle devient alors un sacrifice librement consenti pour sauver une autre vie. Sinon, sa mort reste absurde, le fruit de l’irritation meurtrière d’une brute égoïste qui se venge sur une fillette de l’humiliation qu’une servante lui a fait subir.
La fiction aime donner un sens à la mort, soit qu’elle prenne les traits du sacrifice soit qu’elle mérite à la victime une gloire immortelle ou une récompense dans un autre monde. Les Grecs contemporains d’Aristote croyaient-ils à leurs mythes, y compris à la gloire acquise au héros? Vieille question... La conclusion du film refuse au capitaine Vidal la gloire du militaire mort en héros; son nom sera oublié. Et l’après-vie bienheureuse d’Ofelia n’est peut-être qu’une histoire, qu’un simple conte de fées...
C’est ici que la traduction du titre prend toute son importance. Le labyrinthe du faune est devenu celui du dieu Pan. Or, une confusion célèbre a compté le Pan antique au nombre de ces dieux méditerranéens qui mouraient et qui renaissaient, incarnations des cycles végétatifs de la Nature. (Le Jésus chrétien, qui naît quand les jours s'allongent et qui meurt puis ressuscite au seuil du printemps, résume en un seul personnage toute cette symbolique.) Son ombre qui plane sur le film peut nous inciter à prendre au sérieux la résurrection et l'après-vie d'Ofelia.
Enfin, au moins autant que celle du dogme chrétien...