2006-08-20

 

Se jeter sur la bonté

The kindness of strangers. La bonté des étrangers.

Tôt ou tard, un voyageur dépend de la bonté des étrangers. Depuis les débuts de l'histoire humaine, cette vérité fondamentale de l'existence n'a pas changé. Le voyageur, quand il s'éloigne de chez lui et des siens, se met à la merci d'autrui. En anglais, quand on n'a plus aucun recours, on dit, littéralement, qu'on se jette sur la merci d'une cour, d'un juge, d'un ennemi... En français, l'expression « se jeter sur quelque chose » exprime bien l'avidité, ou le désespoir, ou le besoin primaire qui pousse quelqu'un vers ce qu'il lui faut.

Les récits de voyage deviennent des aventures quand le voyageur ne rencontre pas la bonté ou la générosité espérée, mais l'inflexibilité du douanier ou du policier qui garde une frontière, le geste meurtrier du brigand qui prend la bourse et la vie, ou la cruauté du pirate (tel celui qui captura Platon lors d'un voyage en mer et le vendit aux enchères comme esclave).

Comme on fait grand cas de ces vicissitudes arrivées aux voyageurs d'antan, les casaniers se surprennent souvent des récits de voyage qui racontent le contraire — ce qui est pourtant loin d'être inhabituel dans les pays prospères et en paix.

Dans le Globe and Mail de la fin de semaine, la section des livres recense un livre de Barbara Kingscote, Ride the Rising Wind: One Woman's Journey Across Canada. Il s'agit du compte rendu d'un voyage réalisé en 1949-1950 par une jeune femme de Mascouche (localité que j'ai traversée hier en allant faire la fête avec les amis chez Thibaud). Âgée de vingt ans, la jeune Barbara Bradbury a sellé son cheval Zazy et décidé un jour de le monter jusqu'à Vancouver.

En chemin, elle a profité de la bonté de nombreux étrangers, ce qui étonne la critique :

« Everywhere she goes, people take her into their homes, feed her dinner, ask about her journey and tell her about their lives. They put Zazy in their stables, massage her legs, help doctor her saddle galls and bring her water and oats. At Kenora, a truck driver pays for groceries; in Swift Current, an expert saddler rebuilds tack for a small fee. In Tompkins, where Barbara happens upon "a noisy house party of young people," she is not allowed to leave until she has something to eat. "A girl about my age slipped out to the elevator and brought oats fo Zazy's supper, and filled her nosebag for another day. She even offered to pack food for me." Horse and rider travel lightly through a country of kindness. Is that country still out there? »

C'est devenu un lieu commun que de dire que l'homme est une merde.

Pourtant, qui a voyagé de manière aussi simple et rudimentaire que Barbara sait bien que les gens d'un lieu seront souvent généreux si le voyageur n'est pas menaçant et s'ils ne sont pas eux-mêmes dépourvus (ou trop bien pourvus — pour les riches, tous les pauvres sont effrayants, mais c'est un autre débat). Évidemment, la générosité en question est souvent des plus simples. Un repas offert à la bonne franquette, un endroit où coucher, un peu d'eau potable pour la bouteille du voyageur... mais ce sont des choses qui comptent beaucoup pour le voyageur.

Le marcheur, le cycliste, le cavalier : ceux-là se lancent dans la nature avec un minimum de ressources. (La vitesse est une ressource. Le toit d'une automobile est une ressource, ne serait-ce que contre la pluie ou le soleil. Les portes d'un véhicule sont des ressources, pour assurer la tranquillité d'une nuit de sommeil en pleine nature, en dernier recours...) Ils ont beau emporter un matériel de camping, ils ne sauraient parer à toutes les éventualités. Tôt ou tard, ils feront appel à la bonté des étrangers. Et comme ils ne traînent avec eux rien de superflu, il est rare qu'ils se feront refuser...

Néanmoins, un voyageur qui partirait en comptant trop sur la bonté des étrangers me dérangerait. Des voyageurs comme Matteo Pennacchi (Le tour du monde sans un rond) ou Ludovic Hubler, il y en a encore un certain nombre qui renouvellent les exploits d'André Brugiroux ou Bernard Ollivier. Lors du Salon du Livre de l'Outaouais ce printemps, je crois que l'un d'eux était passé nous présenter son livre le samedi ou le dimanche, expliquant comment il avait relevé le pari de voyager sans le sou.

Seulement, quand on vient d'un pays riche, je trouve un peu inconvenant de partir à la découverte du monde en comptant à l'avance et systématiquement sur la générosité d'autrui...

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Comments:
Bonjour Ludovic,

D'abord, je veux vous remercier de votre courtoisie et préciser que j'admire le courage des voyageurs indépendants. Il me semble que c'était à l'auberge de jeunesse de Dresde que j'avais croisé un électricien qui parcourait le monde, de la Nouvelle-Zélande au Danemark, en pratiquant son métier quelques semaines ou quelques mois avant de repartir. Je me suis toujours souvenu de lui et je crois que votre manière de faire s'en rapproche un peu puisque vous privilégiez la réciprocité.

Ce que je ne dis pas explicitement dans mon billet, c'est que j'ai quand même un peu voyagé. En général, j'ai fait le choix de dépenser ce que je gagnais dans mon pays, mais de l'étirer en optant pour des hébergements à prix modique. Et j'ai souvent fait le choix de marcher sac au dos pour découvrir des parties de tel ou tel pays où ne se rendent pas tous les voyageurs. Mais je respecte aussi le choix des voyageurs qui partent avec le minimum.

Vous dites que vous comprenez ma réaction, et je comprends la vôtre. Car si vous n'êtes pas cet auteur que j'avais écouté au Salon du livre de Gatineau ce printemps, cet aspect du billet ne vous visait pas. Cet auteur m'avait donné l'impression de n'avoir aucun souci de réciprocité et de traiter le voyage à l'étranger, les poches vides, comme une simple performance sportive.

Ce qui me chicote, comme on dit au Canada pour parler d'un petit doute ou scrupule qui vous grignote une bonne conscience, ce sont vraiment les voyageurs qui ne comptent pas seulement sur la bonté des étrangers, mais qui vont l'exploiter systématiquement et avec préméditation. Et sans contrepartie ou réciprocité. À la limite, prendre un emploi dans le pays qu'on visite serait d'ailleurs critiquable dans la mesure où on prend l'emploi de quelqu'un d'autre...
 
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