2006-07-03

 

Le résidu inexpliqué

La productivité est devenue un des grands enjeux du discours public. Si l'étude du rendement du travail remonte au moins aux tayloristes du début du vingtième siècle, la réification de la productivité comme variable censément concrète est plus récente. Il y a cinquante ans, les économistes nord-américains s'intéressaient beaucoup au rendement de l'investissement dans la productivité de la main-d'œuvre. Puis vint Solow.

En 1957, l'économiste Robert Solow (Prix Nobel en 1987) appliquait le modèle néoclassique des facteurs de la croissance à l'économie des États-Unis entre 1909 et 1949. Dans ce modèle, le taux de croissance de la production totale devait correspondre à la somme pondérée des taux de croissance des intrants, soit le capital et le travail (c'est-à-dire la main-d'œuvre). Mais il n'y avait pas égalité, de sorte qu'il subsistait un résidu d'une taille étonnante. L'accroissement du capital par travailleur n'expliquait qu'un septième environ du taux de croissance durant cette période!

Autant pour Marx!

Ce résidu qui correspond au taux de croissance de la productivité totale des facteurs (ce qui fait qu'il est aussi appelé le taux de croissance de la productivité multifactorielle) avait été assimilé par Solow au changement technique. (Encore que l'expression employée, « technical change », laissait entendre qu'il s'agissait en partie d'une variable d'ajustement technique recouvrant un ensemble de réalités. L'ambiguïté a été perdue par la suite.) En général, les économistes ont choisi de comprendre que les progrès de la technique se manifestaient dans cette part de la croissance en améliorant la productivité (l'efficacité, le rendement) de la main-d'œuvre, des investissements capitaux (équipement, etc.), des apports énergétiques, des terrains, etc.

Toutefois, suite à la publication de l'article de Solow, les observateurs ont rapidement compris que ce n'était pas si simple. Ce résidu englobait en fait tout ce qui était extérieur au chiffrage des services obtenus du capital ou de la main-d'œuvre, y compris les fluctuations climatiques, les guerres, les erreurs de mesure, etc. D'où l'expression de l'économiste Abramowitz pour désigner le résidu : « la mesure de notre ignorance ».

De plus, ni le capital ni la main-d'œuvre n'étaient aussi homogènes que le modèle le supposait. Solow lui-même a tenté de réduire le résidu en décomposant le capital selon son âge, l'équipement plus récent incorporant des innovations technologiques qui accoucheraient en principe d'un meilleur rendement. Mais une autre voie a été plus fructueuse, celle qui consiste à cesser de traiter la main-d'œuvre comme homogène. L'importance du capital humain et de son éducation est apparue de plus en plus clairement au fil des études. Depuis une dizaine d'années, ce sont les rapports entre l'innovation, l'évolution du capital humain et les conditions économiques qui sont modélisés. (Cela semble tomber sous le sens pour le profane, mais il a bel et bien fallu convaincre les économistes que la formation des travailleurs a son importance dans l'adoption de nouvelles technologies et aussi dans l'invention d'améliorations techniques sur place sur les lieux de travail.) Ceci est résumé par Thomas Bailey et Theo Eicher dans un article qui note que: « These interactions between human capital and technological change can be summarized by the following four critical allocation decisions: 1) what share of the population should obtain which skills and how much existing human capital of what quality should be allocated 2) to education, 3) to the invention of new technologies, and 4) to the absorption of innovations. »

De fait, un article publié en janvier dans Economic Inquiry par Scott L. Baier, Gerald P. Dwyer et Robert Tamura réduit la productivité totale des facteurs (PTF) pour un échantillon de 145 pays et régions examinés sur plus d'un siècle dans certains cas. En moyenne, la croissance de la PTF ne compte que pour 14% de la croissance de la productivité des travailleurs, mais c'est bien parce que la main-d'œuvre est traitée comme différenciée selon son niveau d'éducation. En 1957, Solow avait bel et bien précisé au sujet du résidu: « It will be seen that I am using the phrase "technical change" as a short-hand expression for any kind of shift in the production function. Thus slowdowns, spee-ups, improvements in the education of the labor force, and all sorts of things will appear as "technical change". »

Il convient d'ailleurs de noter que dans les seuls pays occidentaux, la croissance de la PTF calculée par Baier, Dwyer et Tamura compte pour 34%, ce qui reste significatif puisque ceux-ci demeurent les pays les plus riches. La conclusion la plus généralement acceptée désormais, à en juger par cet article et aussi par l'article de William Easterly et Ross Levine dans The World Bank Economic Review en 2001, c'est que les variations de la PTF expliquent mieux les différences économiques entre les pays riches et pauvres que la PTF n'explique la seule croissance.

Au fil des ans, il y a eu différentes autres tentatives de comprendre ce qui n'allait pas avec le modèle néoclassique. L'innovation technique était-elle le résultat de l'investissement en recherche et en développement? Mais tout investissement génère des retours décroissants, en principe, ce qui est contraire à la croissance observée. Comment l'innovation fait-elle pour transcender une loi fondamentale de l'économie? Comment l'innovation fait-elle pour s'auto-entretenir?

Vingt ans après Solow, des économistes ont imaginé un cercle vertueux qui pourrait reproduire le mouvement perpétuel apparemment requis en spécifiant un mécanisme reliant le travail et l'innovation. L'augmentation de la productivité du travail augmenterait la rentabilité de l'investissement en recherche et développement, de sorte que l'innovation résultante augmenterait la productivité du travail, qui augmenterait l'investissement en recherche, et ainsi de suite. L'innovation devient endogène, c'est-à-dire qu'elle entre dans le cadre du modèle.

D'autres cercles vertueux sont associés aux économies d'échelle et aux effets de l'expérience sur la productivité. Certains soulignent que ces mécanismes reposent sur des formes de collaboration. La division du travail à la Adam Smith repose sur une collaboration des personnes qui se divisent des tâches de plus en plus spécifiques. L'introduction de l'innovation dans le circuit exige la collaboration de chercheurs et de praticiens. Les économies d'échelle dépendent, à la base, de la participation d'un nombre plus grand de personnes au même système de production et de distribution.

J'ajouterais qu'il existe aussi une puissance combinatoire semblable dans l'innovation: plus le stock d'inventions techniques, réelles ou virtuelles, est grand, plus il y a de moyens de les combiner, et il suffit qu'une fraction de ces combinaisons soit fonctionnelle pour que le stock grandisse.

Mais la principale conséquence de la théorie néoclassique, c'est l'importance qui est accordée dès lors au progrès technique, ou à l'innovation, qui devient essentielle pour échapper aux retours décroissants de l'investissement classique. Des chercheurs comme Zvi Griliches ont démontré que les investissements en recherche et développement sont très nettement corrélés avec les changements du résidu de Solow, soit aux États-Unis soit dans les pays de l'OECD.

Pourtant, à la même époque, le résidu avait fondu comme neige au soleil et s'il mesurait bel et bien une augmentation de la productivité, celle-ci semblait stagner depuis le début des années 1970, voire avant. Solow lui-même a confessé son étonnement que les nouveaux moyens de l'informatique n'aient aucun effet pendant longtemps (plus récemment, on a imputé à leur adoption un redressement de la productivité aux États-Unis durant les années 1990). Dans un texte des plus stimulants, Alexander Field suggère que cette stagnation pourrait aussi s'expliquer par le détournement au profit de la recherche militaire et gouvernementale en général du capital humain et des moyens que les plus grandes compagnies des années 20 et 30 avaient pu consacrer à leurs laboratoires privés et au développement de nouveaux produits, comme le nylon, le plexiglas, la télévision, etc.

Pour le meilleur et pour le pire, l'importance du complexe militaro-industriel était connue depuis longtemps. En 1973, John Kenneth Galbraith suggérait dans la préface d'Economics and the Public Purpose qu'il en avait pourtant sous-estimé les conséquences pour le secteur privé : « In The Affluent Society I dealt with the starvation of the public services as though all services were alike. I did not see that this deprivation was great where public needs were involved, nonexistent where powerful industry pressed its requirements on the state. And perhaps partly because I was dealing only with the world of the large corporation, I did not identify adequately the systemic inequality in product and income as between different parts of the so-called private economy. » Mais Galbraith était déjà en voie de marginalisation par les économistes consensuels qu'il décriait...

La thèse de Field n'est pas sans intérêt pour la science-fiction — et pour la Singularité de Vinge... En définitive, Field propose que les améliorations de la productivité grâce à de nombreuses innovations et nouvelles infrastructures apparues entre 1930 et 1950 ont permis une amélioration substantielle du niveau de vie. En revanche, les progrès observés depuis trente ou quarante ans sont beaucoup plus intensifs qu'extensifs, sauf en ce qui concerne la création d'une armée high tech pour les États-Unis, dotée de bombardiers furtifs, de bombes à IEM, etc. Certes, le complexe militaro-industriel a produit des retombées (Internet, GPS, Teflon), mais, sur une période d'un demi-siècle, est-ce vraiment comparable à ce qui avait été réalisé entre 1920 et 1940, et mis sur le marché entre 1930 et 1950?

Comme David Bodanis et Geoffrey Miller l'ont remarqué, en offrant des explications différentes, notre civilisation technologique vit encore, dans plusieurs domaines, sur les acquis du passé. L'essor de l'informatique, les promesses de la biotechnologie et les rêves de la nanotechnologie n'occultent pas entièrement la stabilité (pour ne pas dire la stagnation) de systèmes techniques essentiels.

Si on retourne au texte de Field, celui-ci rappelle l'Exposition universelle de 1939-1940 à New York, dont les visions du futur étaient une ode à l'espoir et un article de foi tant pour les concepteurs que pour les visiteurs. C'est dans ce contexte que la science-fiction de l'Âge d'Or s'est développée, en reflétant cet optimisme parfaitement fondé. Ne s'appuyait-il pas sur les innovations qui déboulaient en cascade durant cette décennie?

Si la science-fiction a progressivement perdu de son élan initial, ne serait-ce pas parce que, vingt ans plus tard, vers 1960, les problèmes (pollution, etc.) de la civilisation futuriste annoncée en 1939 devenaient criants, mais qu'il n'y avait rien au rendez-vous pour améliorer la situation? Certes, quelques domaines techniques progressaient encore: l'armement, l'astronautique, l'informatique, et la science-fiction s'est replié sur les mêmes créneaux après 1970 : la sf militaire, le space-op et le cyberpunk.

Évidemment, la sf de l'Âge d'Or misaient également beaucoup sur les aventures spatiales et les conflits guerriers, mais il se peut que le public était plus enclin à les accepter comme des échantillons d'un avenir prometteur, tout juste au-delà de l'horizon, tandis qu'aujourd'hui, les créneaux encore actifs de la science-fiction ne promettent rien de plus que ce qu'ils offrent.

Sommes-nous à la veille d'un renouveau de la science-fiction? Plus la biotechnologie et la nanotechnologie se traduiront en réalisations concrètes et imminentes (sans parler de l'intelligence artificielle), plus nous nous rapprocherons peut-être de la conjonction d'il y a soixante ans. N'existe-t-il pas toute une panoplie de technologies connues qui sont plus ou moins gardées en réserve parce qu'on préfère investir ailleurs? Ou parce qu'il faudrait mettre à la casse des infrastructures qui fonctionnent encore mais qui sont de moins en moins satisfaisantes... Si ce n'est pas une nouvelle Dépression qui précipitera un renouveau de l'innovation, ce sera peut-être, qui sait?, le réchauffement global.

Une référence fondamentale :

Robert M. Solow, "Technical Change and the Aggregate Production Function", The Review of Economics and Statistics 39, Numéro 3 (Août 1957), pp. 312-320.

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