2006-06-26

 

Les cicatrices de Miéville

Sans être la suite de Perdido Street Station, un roman qui avait créé tout un choc à sa sortie, The Scar s'inscrit dans le même univers et dans la foulée des événements décrits par le roman précédent de China Miéville.

Une linguiste de New Crobuzon, Bellis Coldwine, craint d'être soupçonnée d'avoir été mêlée à l'épidémie de cauchemars qui a tourmenté la métropole et elle embarque pour une colonie aux antipodes du monde de Bas-Lag. Mais son voyage ne se déroulera pas comme prévu...

Bien qu'un peu plus linéaire que Perdido Street Station, le roman de Miéville reste dickensien par son ampleur, par la touffeur de ses intrigues, par le nombre et la densité des personnages, par la quantité de rebondissements, mais il est aussi parsemé de créations spectaculaires qui appartiennent en propre à la fiction conjecturale, de Jules Verne à Iain Banks, en passant par Mervyn Peake et Robert Silverberg. Le navire qui a pris Bellis à son bord comme traductrice est un vaisseau qui combine magie, technique et oppression, le Terpsichoria. On pourrait soutenir que l'histoire commence vraiment lorsqu'il est intercepté en pleine mer par des pirates qui le capturent.

Bellis et les autres passagers découvrent la base de ces pirates, une ville flottante baptisée Armada. Les principaux dirigeants de cette collectivité œuvrent à un plan follement ambitieux, dont les détails ne sont dévoilés que progressivement : harnacher un léviathan des abîmes marins d'outre-monde — un avanc — et l'obliger à tirer la ville dans la direction voulue. Cette direction ultime, vite pressentie par le lecteur, ne sera découverte que tardivement par Bellis, qui est horrifiée.

Là-dessus se greffent des péripéties dramatiques narrées avec intensité (l'expédition sur l'île des hommes-moustiques, par exemple) et les machinations obscures de deux personnages énigmatiques : Silas Fennec, fin renard des services secrets de New Crobuzon qui persuade Bellis qu'il est revenu de voyages plus périlleux les uns que les autres, et Uther Doul, le plus redoutable combattant de la ville d'Armada. En fait, Miéville nous fait visiter une galerie de portraits en pied dont les sujets ont des tempéraments distincts, des passés fascinants et des pouvoirs mystérieux. Ainsi, il y a Tanner Sack, le déporté à qui les thaumaturges de New Crobuzon ont implanté des tentacules pour le punir d'un crime; Shekel, le gamin qui a fui les rues de New Crobuzon; Johannes Tearfly, le savant qui passe dans le camp d'Armada sans hésiter; et les Amoureux qui dirigent le quartier le plus influent de la ville flottante...

Car nous sommes dans une version fantastique de quelque chose qui rappelle parfois l'Angleterre victorienne (vapeurs cuirassés, bagnards déportés, hiérarchies sociales bien marquées) et parfois un curieux mélange de space-op et d'ultra-steampunk plus foisonnant que le plus éclaté des romans de Tim Powers.

La dette de Miéville à l'égard de ses prédécesseurs explique sans doute une partie de la puissance de l'œuvre. Miéville est en prise directe sur ses devanciers. Contrairement à certains auteurs français qui creusent le filon des rétro-futurs depuis quelques années, il n'est pas en train de les démarquer par procuration. Je me dis parfois que ce qui semble manquer aux auteurs francophones, c'est de savoir assimiler avec une semblable efficacité les grandes œuvres de la littérature française. Pourtant, Paris n'est pas un cadre moins riche que Londres pour qui saurait maîtriser le Paris de Balzac, de Sue, de Zola...

Fidèle à ses ancêtres populaires du dix-neuvième siècle, Miéville ménage donc des surprises en série. Certains personnages ont des secrets si secrets que le lecteur ne devine pas qu'ils en ont. D'autres sont des dupes. La clé d'événements inexpliqués n'est fournie parfois que des centaines de pages plus loin — ou n'est pas donnée du tout, pour épaissir le mystère attaché à un personnage comme Uther Doul. Ou pour ne pas miner la crédibilité du récit par des explications qui ne feraient qu'amoindrir sa vraisemblance.

Les personnages de Miéville sortent marqués de leur extraordinaire aventure. Ils n'ont jamais aperçu la cicatrice ouverte dans la croûte du monde de Bas-Lag par l'irruption d'une autre réalité, mais Bellis portera les cicatrices de la flagellation subie pour avoir fait confiance à Fennec, tandis que Tanner conservera les stigmates d'une transformation physique qu'il finit par regretter. Quant aux Amoureux qui avaient scellé leur entente par des cicatrices jumelles, ils découvrent les limites de l'identification. La correspondance entre la chose et son signe, sous la forme d'une marque scarifiée, n'est jamais complète. Parfois, un chat est un chat, et rien de plus. Si Bellis a été marquée pour avoir cru trop rapidement à une histoire dénuée de fondement, elle est devenue suffisamment lucide pour ne plus se fier, le moment venu, aux apparences — tout en reconnaissant la sagesse de croire à la possibilité de ce que le signe exprime...

Ai-je mentionné que China Miéville est un des principaux invités de Readercon? Bien sûr que oui, mais je ne crains pas d'enfoncer le clou. Histoire de faire une marque.

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