2006-01-29
Les États-Unis vus par Tocqueville et Lévy
Dans le dernier album des aventures de Lucky Luke, La Belle Province, se promenait un personnage aux belles chemises blanches amidonnées, si je me souviens bien, en provenance de la vieille Europe. On reconnaissait sans trop de mal le plus grand des philosophes péripatéticiens modernes de la France, Bernard-Henri Lévy. Or, à défaut de venir sillonner les routes du Québec, BHL s'est récemment lancé sur les routes des États-Unis.
Spécialiste auto-proclamé des enquêtes sur le terrain, ce qui ne le sauve pas de certaines erreurs ou approximations, Lévy lance ces jours-ci son trentième ouvrage, American Vertigo. Selon l'auteur, il s'agit d'un livre anti-anti-américain. Journal de voyage que lui a commandé la revue Atlantic Monthly, il tiendrait de l'investigation et de l'essai, le tout étant placé sous le signe d'Alexis de Tocqueville. En effet, la rédaction du Atlantic Monthly (revue fondée vingt-cinq ans seulement après le voyage de Tocqueville en 1831-1832) désirait avoir le point de vue renouvelé d'un observateur français sur les États-Unis d'Amérique.
Ce que nous signale La Presse ce dimanche à Montréal, c'est un livre caractéristique de la méthode BHL, au point de verser dans le comique. Alors que l'ouvrage se réclame d'abord de Kerouac, comment donc voyage BHL sur les routes mythiques de l'Amérique? Sur le pouce? En train? À bord d'un autobus Greyhound comme le commun des mortels? Au volant d'un vieux camper, comme Steinbeck dans ses Travels with Charley, ou d'une bonne grosse Américaine, de marque Ford ou GM (voire d'un Hummer)? Le cul posé sur une Harley-Davidson? Ou en combinant l'auto-stop et l'autobus Greyhound, comme le chantaient Simon et Garfunkel dans « America » ?
Non. BHL n'a jamais appris à conduire. S'il voyage en voiture et parcourt 22 500 km, découvrant plusieurs villes, visitant cinq prisons dont Guantanamo, rencontrant de nombreuses vedettes et des gens ordinaires, c'est en grande partie grâce à un chauffeur. C'est original, mais mieux vaut ne pas savoir ce qu'en penserait ce pauvre Jack...
Et qu'en penserait Alexis de Tocqueville? On peut trouver de quoi justifier presque n'importe quel point de vue sur les États-Unis dans De la démocratie en Amérique. BHL rejetterait l'idée selon laquelle les habitants des États-Unis sont foncièrement impérialistes (je me demande ce qu'en penseraient les Mohicans) ou sur le point de sombrer dans une forme de fascisme... Eh bien, Tocqueville avait peut-être mieux pressenti certains dangers qui guettaient la démocratie étatsunienne : « Comment nier l'incroyable influence qu'exerce la gloire militaire sur l'esprit du peuple ? Le général Jackson que les Américains ont choisi deux fois pour le placer à leur tête, est un homme d'un caractère violent et d'une capacité moyenne; rien dans tout le cours de sa carrière n'avait jamais prouvé qu'il eût les qualités requises pour gouverner un peuple libre: aussi la majorité des classes éclairées de l'Union lui a toujours été contraire. Qui donc l'a placé sur le siège du Président et l'y maintient encore? Le souvenir d'une victoire remportée par lui, il y a vingt ans, sous les murs de la Nouvelle-Orléans; or, cette victoire de la Nouvelle-Orléans est un fait d'armes fort ordinaire dont on ne saurait s'occuper longtemps que dans un pays où l'on ne donne point de batailles; et le peuple qui se laisse ainsi entraîner par le prestige de la gloire est, à coup sûr, le plus froid, le plus calculateur, le moins militaire, et, si je puis m'exprimer ainsi, le plus prosaïque de tous les peuples du monde. » Cela ne vous rappelle pas un président porté aux nues après que les États-Unis aient été attaqués comme par les Anglais en 1814?
Ce respect exacerbé de la chose militaire explique sans doute la facilité avec laquelle les États-Unis se permettent d'oublier certains articles des conventions de La Haye de l'après-Seconde Guerre mondiale, qui remontent pourtant aux versions les plus anciennes des traités portant la signature de leurs représentants. Ainsi, le 18 octobre 1907, les États-Unis d'Amérique signaient la Convention (IV) concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre ainsi que son Annexe (Règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre). Le 27 novembre 1909, la Convention était ratifiée par les États-Unis.
Elle comprend, par exemple, les articles suivants, dont la lecture doit se faire à la lumière de révélations récentes :
Article 46. L'honneur et les droits de la famille, la vie des individus et la propriété privée, ainsi que les convictions religieuses et l'exercice des cultes, doivent être respectés. La propriété privée ne peut pas être confisquée.
Article 50. Aucune peine collective, pécuniaire ou autre, ne pourra être édictée contre les populations à raison de faits individuels dont elles ne pourraient être considérées comme solidairement responsables.
Quand c'est au nom de la nécessité militaire ou de ce qui justement n'est pas militairement nécessaire, ces engagements s'oublient aussi facilement qu'un autre engagement décrit dans un article de la Convention de 1907 :
Article 56. Les biens des communes, ceux des établissements consacrés aux cultes, à la charité et à l'instruction, aux arts et aux sciences, même appartenant à l'État, seront traités comme la propriété privée. Toute saisie, destruction ou dégradation intentionnelle de semblables établissements, de monuments historiques, d'œuvres d'art et de science, est interdite et doit être poursuivie.
Mais peut-être que pour juger les États-Unis, il aurait fallu se rendre en Irak...
Spécialiste auto-proclamé des enquêtes sur le terrain, ce qui ne le sauve pas de certaines erreurs ou approximations, Lévy lance ces jours-ci son trentième ouvrage, American Vertigo. Selon l'auteur, il s'agit d'un livre anti-anti-américain. Journal de voyage que lui a commandé la revue Atlantic Monthly, il tiendrait de l'investigation et de l'essai, le tout étant placé sous le signe d'Alexis de Tocqueville. En effet, la rédaction du Atlantic Monthly (revue fondée vingt-cinq ans seulement après le voyage de Tocqueville en 1831-1832) désirait avoir le point de vue renouvelé d'un observateur français sur les États-Unis d'Amérique.
Ce que nous signale La Presse ce dimanche à Montréal, c'est un livre caractéristique de la méthode BHL, au point de verser dans le comique. Alors que l'ouvrage se réclame d'abord de Kerouac, comment donc voyage BHL sur les routes mythiques de l'Amérique? Sur le pouce? En train? À bord d'un autobus Greyhound comme le commun des mortels? Au volant d'un vieux camper, comme Steinbeck dans ses Travels with Charley, ou d'une bonne grosse Américaine, de marque Ford ou GM (voire d'un Hummer)? Le cul posé sur une Harley-Davidson? Ou en combinant l'auto-stop et l'autobus Greyhound, comme le chantaient Simon et Garfunkel dans « America » ?
Non. BHL n'a jamais appris à conduire. S'il voyage en voiture et parcourt 22 500 km, découvrant plusieurs villes, visitant cinq prisons dont Guantanamo, rencontrant de nombreuses vedettes et des gens ordinaires, c'est en grande partie grâce à un chauffeur. C'est original, mais mieux vaut ne pas savoir ce qu'en penserait ce pauvre Jack...
Et qu'en penserait Alexis de Tocqueville? On peut trouver de quoi justifier presque n'importe quel point de vue sur les États-Unis dans De la démocratie en Amérique. BHL rejetterait l'idée selon laquelle les habitants des États-Unis sont foncièrement impérialistes (je me demande ce qu'en penseraient les Mohicans) ou sur le point de sombrer dans une forme de fascisme... Eh bien, Tocqueville avait peut-être mieux pressenti certains dangers qui guettaient la démocratie étatsunienne : « Comment nier l'incroyable influence qu'exerce la gloire militaire sur l'esprit du peuple ? Le général Jackson que les Américains ont choisi deux fois pour le placer à leur tête, est un homme d'un caractère violent et d'une capacité moyenne; rien dans tout le cours de sa carrière n'avait jamais prouvé qu'il eût les qualités requises pour gouverner un peuple libre: aussi la majorité des classes éclairées de l'Union lui a toujours été contraire. Qui donc l'a placé sur le siège du Président et l'y maintient encore? Le souvenir d'une victoire remportée par lui, il y a vingt ans, sous les murs de la Nouvelle-Orléans; or, cette victoire de la Nouvelle-Orléans est un fait d'armes fort ordinaire dont on ne saurait s'occuper longtemps que dans un pays où l'on ne donne point de batailles; et le peuple qui se laisse ainsi entraîner par le prestige de la gloire est, à coup sûr, le plus froid, le plus calculateur, le moins militaire, et, si je puis m'exprimer ainsi, le plus prosaïque de tous les peuples du monde. » Cela ne vous rappelle pas un président porté aux nues après que les États-Unis aient été attaqués comme par les Anglais en 1814?
Ce respect exacerbé de la chose militaire explique sans doute la facilité avec laquelle les États-Unis se permettent d'oublier certains articles des conventions de La Haye de l'après-Seconde Guerre mondiale, qui remontent pourtant aux versions les plus anciennes des traités portant la signature de leurs représentants. Ainsi, le 18 octobre 1907, les États-Unis d'Amérique signaient la Convention (IV) concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre ainsi que son Annexe (Règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre). Le 27 novembre 1909, la Convention était ratifiée par les États-Unis.
Elle comprend, par exemple, les articles suivants, dont la lecture doit se faire à la lumière de révélations récentes :
Article 46. L'honneur et les droits de la famille, la vie des individus et la propriété privée, ainsi que les convictions religieuses et l'exercice des cultes, doivent être respectés. La propriété privée ne peut pas être confisquée.
Article 50. Aucune peine collective, pécuniaire ou autre, ne pourra être édictée contre les populations à raison de faits individuels dont elles ne pourraient être considérées comme solidairement responsables.
Quand c'est au nom de la nécessité militaire ou de ce qui justement n'est pas militairement nécessaire, ces engagements s'oublient aussi facilement qu'un autre engagement décrit dans un article de la Convention de 1907 :
Article 56. Les biens des communes, ceux des établissements consacrés aux cultes, à la charité et à l'instruction, aux arts et aux sciences, même appartenant à l'État, seront traités comme la propriété privée. Toute saisie, destruction ou dégradation intentionnelle de semblables établissements, de monuments historiques, d'œuvres d'art et de science, est interdite et doit être poursuivie.
Mais peut-être que pour juger les États-Unis, il aurait fallu se rendre en Irak...
Libellés : États-Unis, Livres