2005-12-15
Retour à Valperga
Je n'ai pas tout à fait fini de lire le Valperga de Mary Shelley, mais je commence à saisir certaines choses — enfin, je crois. Depuis que je lis Shelley, je suis toujours enclin à la rapprocher de ses personnages. Grâce à ses écrits et à sa correspondance, et aux gens célèbres qu'elle a côtoyés (ou dont elle était la fille), nous en savons beaucoup sur Mary Shelley.
Trop? En lisant La possibilité d'une île de Michel Houellebecq, je me disais qu'il était dangereux pour un auteur de devenir célèbre, du moins de son vivant. Il devient difficile de dissocier le personnage d'un livre de l'auteur qui lui insuffle une certaine vie. La vie de jetsetter controversé que décrit Houellebecq correspond-elle, oui ou non, à ses propres expériences depuis le succès de ces livres? Est-ce que cela n'affaiblit pas la lecture pour le lecteur trop bien informé? Dans le cas de Mary Shelley, qui est morte depuis longtemps, je dirais que c'est plutôt le contraire, sans doute parce que le personnage est plus sympathique que celui de Houellebecq. Quand l'auteur efface son personnage, il ou elle a intérêt à offrir quelque chose de mieux.
Or, Mary Shelley est un personnage essentiel du Romantisme — en particulier pour ceux d'entre nous qui écrivons de la science-fiction et qui nous soucions de ses racines les plus profondément enterrées. On ne souhaiterait à personne la vie de Shelley (les erreurs conjugales, les décès de ses proches, puis la pauvreté, puis une vieillesse solitaire, vécue aux crochets de son fils...), même s'il y a aussi eu les voyages en Europe dès la fin des guerres napoléoniennes, les séjours en Suisse et en Italie, l'amitié de Lord Byron... et l'écriture, toujours l'écriture. Elle a eu une chienne de vie, mais une telle vie fait regretter des espérances déçues quand on vieillit, et non de n'avoir jamais choisi de tenter le sort.
Autour du personnage central de Castruccio le condottieri triomphant qui a reconquis la ville de son enfance (Lucca), Valperga oppose deux personnages féminins. Il y a, d'une part, la noble Euthanasia, châtelaine du castel de Valperga qui se dresse aux portes mêmes de Lucca. D'autre part, il y a la jeune fille sans père, Beatrice de Ferrara. (Il serait intéressant d'explorer les rapports de cette Beatrice avec la Béatrice de Dante, morte à peine une trentaine d'années avant les événéments décrits dans ce livre. Beatrice de Ferrara apparaît d'abord à Castruccio comme une incarnation de la vertu et de la dévotion, qu'elle pousse au point de se croire inspirée par Dieu. Mais elle s'illusionne elle-même, et les autres. Dans quelle mesure Mary Shelley invitait-elle ses lecteurs à faire le rapprochement avec la Béatrice de Dante, "bénie" et "bénite" au sens propre de son nom, que le poète n'avait connue que de loin?)
Euthanasia a été élevée dans la vénération des grands classiques et en particulier dans l'admiration des vertus romaines. Elle est républicaine dans l'âme (ce qui, à l'époque de Mary Shelley, n'était pas entièrement innocent) et le nom que lui a donné Shelley traduit sans doute ces convictions. Euthanasia, "la bonne mort", n'est donnée qu'à ceux qui ont bien vécu et l'héroïne de Valperga, même quand elle est désespérée, refuse de désespérer de la vie. « Life is all our knowledge, and our highest praise is to have lived well. If we had never lived, we should know nothing of earth, or sky, or God, or man, or delight, or sorrow. » L'existence vaut plus que la souffrance et mourir pour faire cesser la souffrance ne serait pas une bonne mort. Il faut vivre jusqu'à la fin, malgré les peines et les chagrins, sans rechercher de consolation dans l'au-delà. N'est-ce pas là l'expression de la voix de ce que Mary Shelley aurait appelé sa raison?
En revanche, Beatrice croit au mal. Après avoir plus ou moins renoncé à se croire inspirée par Dieu, elle est devenue une prophétesse de la souffrance, une Cassandre désabusée. Dans un passage frappant, elle énumère les plaies qui affligent l'humanité. « Are you blind, that you see it not? Are you deaf, that you hear no groans? Are you insensible, that you feel no misery? Open your eyes, and you will behold all of which I speak, standing in hideous array before you. Look around. Is there not war, violation of treaties, and hard-hearted cruelty? Look at the societies of men; are not our fellow creatures tormented one by the other in an endless circle of pain? » Elle poursuit dans cette veine et sur cette lancée sur près de quatre pages complètes.
Née de père inconnu et d'une hérétique féministe qui voulait féminiser le Catholicisme et la papauté, Beatrice apparaît comme un autre masque de l'écrivaine. Même si elle ignore ses origines, Beatrice nous rappelle bien entendu la bonne âme de l'époque moderne, sensible à tous les malheurs de la Terre et portée à toutes les extrémités lorsqu'elle est trop sensible aux malheurs des autres. Cette compassion, qui cache sans doute une part de culpabilité refoulée, est sans doute singulièrement européenne, et il est fascinant de la voir surgir dans l'œuvre de Shelley au moment même où la Révolution industrielle établit le triomphe absolu de la civilisation européenne sur toutes ses rivales.
Mary Shelley ramenait sans doute ce débat entre une conception stoïque du monde et une conception... catastrophée de l'existence à des dimensions personnelles de sa propre vie. Vivre jusqu'au bout, ce qui sous-entend au moins l'espoir de découvrir des joies humbles dans le fait même d'exister, ou abandonner ogni speranza comme disait Dante, que cite justement Beatrice dans le passage en question? Mary elle-même, héritière d'une pionnière du féminisme et d'un père souvent décrit comme irresponsable, était sensible aux souffrances des autres parce qu'elle était ouverte à toutes les émotions que le Rousseauisme avait permis d'éprouver, pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Mais si cette ouverture, si cette sensibilité était aussi la brèche qui laissait entrer le désespoir, l'amertume et le chagrin, le prix n'était-il pas trop élevé?
Je suis curieux de voir comment Mary Shelley va clore le débat dans Valperga...
Trop? En lisant La possibilité d'une île de Michel Houellebecq, je me disais qu'il était dangereux pour un auteur de devenir célèbre, du moins de son vivant. Il devient difficile de dissocier le personnage d'un livre de l'auteur qui lui insuffle une certaine vie. La vie de jetsetter controversé que décrit Houellebecq correspond-elle, oui ou non, à ses propres expériences depuis le succès de ces livres? Est-ce que cela n'affaiblit pas la lecture pour le lecteur trop bien informé? Dans le cas de Mary Shelley, qui est morte depuis longtemps, je dirais que c'est plutôt le contraire, sans doute parce que le personnage est plus sympathique que celui de Houellebecq. Quand l'auteur efface son personnage, il ou elle a intérêt à offrir quelque chose de mieux.
Or, Mary Shelley est un personnage essentiel du Romantisme — en particulier pour ceux d'entre nous qui écrivons de la science-fiction et qui nous soucions de ses racines les plus profondément enterrées. On ne souhaiterait à personne la vie de Shelley (les erreurs conjugales, les décès de ses proches, puis la pauvreté, puis une vieillesse solitaire, vécue aux crochets de son fils...), même s'il y a aussi eu les voyages en Europe dès la fin des guerres napoléoniennes, les séjours en Suisse et en Italie, l'amitié de Lord Byron... et l'écriture, toujours l'écriture. Elle a eu une chienne de vie, mais une telle vie fait regretter des espérances déçues quand on vieillit, et non de n'avoir jamais choisi de tenter le sort.
Autour du personnage central de Castruccio le condottieri triomphant qui a reconquis la ville de son enfance (Lucca), Valperga oppose deux personnages féminins. Il y a, d'une part, la noble Euthanasia, châtelaine du castel de Valperga qui se dresse aux portes mêmes de Lucca. D'autre part, il y a la jeune fille sans père, Beatrice de Ferrara. (Il serait intéressant d'explorer les rapports de cette Beatrice avec la Béatrice de Dante, morte à peine une trentaine d'années avant les événéments décrits dans ce livre. Beatrice de Ferrara apparaît d'abord à Castruccio comme une incarnation de la vertu et de la dévotion, qu'elle pousse au point de se croire inspirée par Dieu. Mais elle s'illusionne elle-même, et les autres. Dans quelle mesure Mary Shelley invitait-elle ses lecteurs à faire le rapprochement avec la Béatrice de Dante, "bénie" et "bénite" au sens propre de son nom, que le poète n'avait connue que de loin?)
Euthanasia a été élevée dans la vénération des grands classiques et en particulier dans l'admiration des vertus romaines. Elle est républicaine dans l'âme (ce qui, à l'époque de Mary Shelley, n'était pas entièrement innocent) et le nom que lui a donné Shelley traduit sans doute ces convictions. Euthanasia, "la bonne mort", n'est donnée qu'à ceux qui ont bien vécu et l'héroïne de Valperga, même quand elle est désespérée, refuse de désespérer de la vie. « Life is all our knowledge, and our highest praise is to have lived well. If we had never lived, we should know nothing of earth, or sky, or God, or man, or delight, or sorrow. » L'existence vaut plus que la souffrance et mourir pour faire cesser la souffrance ne serait pas une bonne mort. Il faut vivre jusqu'à la fin, malgré les peines et les chagrins, sans rechercher de consolation dans l'au-delà. N'est-ce pas là l'expression de la voix de ce que Mary Shelley aurait appelé sa raison?
En revanche, Beatrice croit au mal. Après avoir plus ou moins renoncé à se croire inspirée par Dieu, elle est devenue une prophétesse de la souffrance, une Cassandre désabusée. Dans un passage frappant, elle énumère les plaies qui affligent l'humanité. « Are you blind, that you see it not? Are you deaf, that you hear no groans? Are you insensible, that you feel no misery? Open your eyes, and you will behold all of which I speak, standing in hideous array before you. Look around. Is there not war, violation of treaties, and hard-hearted cruelty? Look at the societies of men; are not our fellow creatures tormented one by the other in an endless circle of pain? » Elle poursuit dans cette veine et sur cette lancée sur près de quatre pages complètes.
Née de père inconnu et d'une hérétique féministe qui voulait féminiser le Catholicisme et la papauté, Beatrice apparaît comme un autre masque de l'écrivaine. Même si elle ignore ses origines, Beatrice nous rappelle bien entendu la bonne âme de l'époque moderne, sensible à tous les malheurs de la Terre et portée à toutes les extrémités lorsqu'elle est trop sensible aux malheurs des autres. Cette compassion, qui cache sans doute une part de culpabilité refoulée, est sans doute singulièrement européenne, et il est fascinant de la voir surgir dans l'œuvre de Shelley au moment même où la Révolution industrielle établit le triomphe absolu de la civilisation européenne sur toutes ses rivales.
Mary Shelley ramenait sans doute ce débat entre une conception stoïque du monde et une conception... catastrophée de l'existence à des dimensions personnelles de sa propre vie. Vivre jusqu'au bout, ce qui sous-entend au moins l'espoir de découvrir des joies humbles dans le fait même d'exister, ou abandonner ogni speranza comme disait Dante, que cite justement Beatrice dans le passage en question? Mary elle-même, héritière d'une pionnière du féminisme et d'un père souvent décrit comme irresponsable, était sensible aux souffrances des autres parce qu'elle était ouverte à toutes les émotions que le Rousseauisme avait permis d'éprouver, pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Mais si cette ouverture, si cette sensibilité était aussi la brèche qui laissait entrer le désespoir, l'amertume et le chagrin, le prix n'était-il pas trop élevé?
Je suis curieux de voir comment Mary Shelley va clore le débat dans Valperga...
Libellés : Histoire, Italie, Livres