2005-12-18

 

La fin de Valperga

J'ai fini par le finir. Le roman de Mary Shelley est long, mais Valperga était plus long, semble-t-il, avant les coupes opérées par son père pour en faciliter la publication à Londres. Malgré certaines naïvetés, et beaucoup d'outrance juvénile (ou romantique?) dans la description des situations sentimentales, c'est un ouvrage admirable quand on se rappelle qu'il a été écrit par une jeune femme qui ne comptait pas même vingt-cinq années de vie. Mais comme je le disais il y a quelques jours, quelle vie que sa vie! Voyages, aventures, naissances, deuils, et le tout en compagnie de génies comme Percy Bysshe Shelley, Lord Byron, à l'ombre de son propre père William Godwin et du souvenir de sa mère féministe Mary Wollstonecraft...

Et puis, il y a la fréquentation des classiques de la littérature. Il est de bon ton, de nos jours, de ne parler ni de génies ni de chefs-d'œuvre, mais quel autre nom donner à l'ouvrage d'un esprit sagace, avisé, généreux, imaginatif? Il en reste sûrement quelque chose quand on a l'habitude de fréquenter les grandes plumes, et ce n'est pas notre époque portée à diriger les yeux des enfants vers la lucarne télévisuelle et ses inanités qui pourrait s'aviser de critiquer... Les maîtres du passé avaient leurs limites, mais il ne faudrait pas oublier leurs forces. Et je soupçonne que c'est à la fois la lecture des grands auteurs et une vie tumultueuse — et donc riche d'enseignements — qui permirent à Mary Shelley de signaler avec perspicacité, au détour d'un passage : « No one can act conscientiously up to his sense of duty, or perhaps go even beyond that sense, in the exercise of benevolence and self-sacrifice, without being repaid by the sweetest and most secure happiness that man can enjoy, self-approbation. » (p. 341)

Il y a deux semaines, John Park me demandait si, par Valperga, il fallait entendre Walpurga, c'est-à-dire sainte Walburge, dont la fête est le premier mai et la nuit précédente est restée vouée aux démons, la Walpurgisnacht qui se fête avec tous les êtres acquis aux puissances des ténèbres — et qui est sans doute apparentée à la nuit sur un mont chauve décrite par Gogol, mise en musique par Moussorgski et mise en images par Walt Disney... Je n'y avais pas pensé, même si sainte Walburge apparaît dans les «Saisons de Nigelle». Et j'avais oublié que Rossington y fait allusion dans sa préface, suggérant que la consécration à Walburge fait du château d'Euthanasia un lieu à part, une enclave hors du monde, tout comme la Walpurgisnacht échappait à l'ordre des choses en laissant les démons s'en donner à cœur joie.

Mais Walburge était aussi une sainte anglaise, sœur de saint Boniface et avec lui à l'œuvre sur le continent européen lors du renouveau de l'évangélisation chrétienne du Haut Moyen-Âge. Elle éloignait les chiens furieux ou rabiques (dans le roman, Euthanasia sauve Beatrice des Dominicains, les chiens de Dieu comme on disait en blaguant à l'époque) et elle apaisait les tempêtes. Quand Castruccio prend et rase la forteresse de Valperga, puis envoie Euthanasia sur la mer, la protection de Valperga n'opère plus et Euthanasia disparaît dans une terrible tempête...

Valperga pouvait donc évoquer aussi pour Mary Shelley le souvenir d'une moniale active à l'égale de ses compagnons masculins, mais plus ou moins identifiée à la constitution de ces mondes entièrement féminins qu'étaient les couvents et béguinages. Et Valperga apparaît plus ou moins comme un refuge assiégé par les démons du temporel, et par les maux du monde ici-bas qu'évoque Beatrice, tout comme les démons faisaient la fête aux portes mêmes de la journée de sainte Walburge le premier mai.

Si j'ai exprimé précédemment des réserves sur le travail du compilateur Michael Rossington, elles sont confirmées par son silence presque complet sur le dénouement du roman, soit la mort d'Euthanasia en mer. Il se borne à insérer une note qui rapproche la description de la disparition de l'héroïne dans la tempête des écrits de Mary sur la disparition de son mari dans une tempête sur la même mer, dont la description publiée par Mary dans sa préface aux Posthumous Poems de Percy, en 1824... Rappelons les dates. Le roman, nous le savons d'après la correspondance des Shelley, a été composé en 1819 et 1820, mais il n'est paru qu'en 1823, un an environ après la mort de Percy Shelley en mer en juillet 1822. Évidemment, Rossington est dans l'embarras parce que, une poignée de feuillets à part, il ne reste aucun état manuscrit du roman, seulement la première édition imprimée. La mort d'Euthanasia dans une tempête en mer, entre la Toscane et la Sicile, est-elle le résultat d'une révision postérieure à la mort de Percy Shelley ou n'est-elle qu'une coïncidence lugubre? Le nom même d'Euthanasia prend alors de nouvelles connotations et il faudrait savoir quand le nom a été donné. Mais, bien trop soumis aux décrets de la critique moderne qui interdit de rapprocher la fiction et le vécu de l'auteur, Rossington n'aborde pas ces questions. Dommage, car ce serait alors la vraie fin (c-à-d la finalité) de Valperga qui en serait éclairée.

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