2025-04-06
Une uchronie darwinienne au théâtre
Le point de départ de la pièce Vous êtes animal , que j'ai vue à la Bordée la semaine dernière, est une proposition très stimulante de l'auteur Jean-Philippe Baril Guérard. Il s'agit d'imaginer comment l'ouvrage phare de Charles Darwin, De l'origine des espèces (1859) aurait été reçu s'il avait été écrit et s'il était sorti pour la première fois en 2022. J'avais beaucoup aimé la pièce de science-fiction antérieure de Baril Guérard, La Singularité est proche. Toutefois, l'inspiration de l'auteur de la pièce semble se tarir dans la seconde moitié de l'histoire, une fois qu'il a posé les bases de l'uchronie.
La mise en scène de Patrice Dubois privilégie l'efficacité. Un immense paravent sépare la scène en deux. Quelques sièges constituent le principal mobilier de l'avant-scène, selon les scènes, mais le paravent sert d'écran pour des projections. Comme le paravent est translucide, il permet aussi aux spectateurs de discerner ce qui se passe derrière : enregistrement des prestations filmées et projetées, changements de costumes dans certains cas, etc. Le fil conducteur du récit est fourni par le projet de Jean-Philippe Baril Guérard qui joue son propre rôle en affirmant préparer une pièce de théâtre documentaire avec l'équipe d'acteurs qu'il présente sur scène dans une veine presque pirandellienne également présente dans les pièces Le jour où tout a merdé et H+. L'équipe n'est constituée que de cinq acteurs, qui vont aligner jusqu'à vingt-cinq rôles distincts en tout. Charles Darwin est incarné par Mustapha Aramis (qui remplace Lyndz Dantiste, lequel avait créé le rôle précédemment pour le Quat'sous) et sa femme Emma Wedgwood est jouée par Isabeau Blanche. Laurence Dauphinais, Zoé Ntumba (qui remplace Phara Thibault) et Harry Standjoski complètent la distribution.
Le choix du titre peut sembler incongru, car il est fort peu question d'animalité dans la pièce alors que le Darwin historique a lui-même retardé le moment d'affirmer noir sur blanc que l'être humain était un animal comme les autres, sachant qu'il allait heurter des convictions bien enracinées au XIXe siècle. L'enjeu que fait ressortir la pièce, c'est plutôt celui de la mortalité. La sélection naturelle passe par la mort des moins bien adaptés (ou des plus faibles, selon le contexte ou selon Spencer). Baril Guérard opte pour une interprétation qui associe la mort de la fille de Darwin, Anne Elizabeth, à la rédaction par le Darwin du XXIe siècle de l'ouvrage qui donne une valeur à la mort. (Ce décès aurait joué un rôle dans la décision du Darwin historique de publier son ouvrage, mais pas dans la conception de la théorie de l'évolution par la sélection naturelle qui était antérieure.) La pièce aurait-elle dû s'intituler Vous êtes mortels ? Peut-être.
La pièce s'interroge sur les choix d'un Darwin de 2022 : aurait-il renoncé à porter la vérité de sa théorie dans le contexte contemporain ? Aurait-il affronté sans jamais plier les rigidités universitaires, le scepticisme du grand public, l'incompréhension des profanes et les oppositions idéologiques, politiques ou religieuses ? La réponse de la pièce, c'est qu'il aurait sans doute fini par capituler puisque le Darwin de 2022 proclame finalement qu'il a signé un roman et/ou monté un canular, afin de ne plus avoir à défendre une thèse aussi impopulaire.
C'est la plus grande faiblesse de la pièce. Jean-Philippe Baril Guérard semble réduire la question de la vérité à l'intention de l'auteur, mais il élude complètement la question de la vérité scientifique, bref, de la concordance entre une théorie et les faits observés. Il ne met jamais en scène des scientifiques qui prendraient parti en faveur de la théorie de l'évolution par la sélection naturelle, ne serait-ce que pour la dédaigner en affirmant que c'était tellement évident qu'il était inutile d'en faire tout un plat.
Dans cet univers uchronique, l'absence du Darwin historique aurait sans doute éliminé une partie des investigations et des observations que la formulation de la théorie de l'évolution par la sélection naturelle a inspirées dans notre réalité. Dans certains cas, les théories produisent des faits parce qu'on chercher à les prouver ou à les infirmer. Néanmoins, les faits naturels en faveur de la théorie de Darwin étaient connus depuis Lamarck, voire Buffon, qui sont tous les deux cités par Darwin, et la sélection (artificielle) était pratiquée en connaissance de cause par de nombreux éleveurs depuis au moins le XVIIIe siècle en Grande-Bretagne.
Même si la recherche biologique avait suivi une autre trajectoire jusqu'au XXIe siècle, il aurait été difficile de nier la validité de la conception darwinienne et c'est un aspect que le dramaturge occulte presque complètement. Du coup, Baril Guérard adopte par la bande un point de vue constructiviste qui fait dépendre la validité d'une théorie scientifique de ses appuis sociaux, indépendamment du point de vue des savants. Suggère-t-il qu'il faudrait qu'une société se réconcilie avec la mort pour accepter la théorie de l'évolution ? Pas sûr.
La critique a été élogieuse pour sa création en janvier-février 2023, suivie d'une publication aux Éditions De ta mère. La pièce est divertissante et plutôt passionnante, puisqu'il y a un mystère à résoudre. Malgré toutes ses qualités, pourtant, elle me laisse sur l'impression d'une occasion ratée.
Libellés : Québec, Science-fiction, Théâtre
2025-04-03
Le jour où tout a merdé
Une chronique à retardement... C'est en novembre dernier que j'ai assisté à une représentation au théâtre Périscope de cette pièce, Le jour où tout a merdé, qui campe sur les limites de l'écofiction et de la science-fiction, voire de la métafiction en prime. Deux intrigues s'entrecroisent : d'une part, on a les mésaventures sanitaires d'une petite troupe d'acteurs dont le studio souffre de graves problèmes de plomberie et d'inondations merdeuses en raison d'un vice de construction, et, d'autre part, on s'intéresse à l'organisation médiatique du négationnisme climatique.
Un auteur catalan, Joan Yago, conseillait les membres de la troupe Sortie de Secours pour développer une pièce sur le négationnisme climatique, mais les infortunés membres de l'équipe basée à Québec ont été victimes d'un problème de plomberie qui leur attire des ingénieurs, inspecteurs et entrepreneurs qui ne vont rien résoudre tout de suite, ce qui les a décidés à mettre en scène cette série d'avanies. La gravité grandissante du problème est à la fois comique et instructive, voire symbolique. L'édifice concerné reposait sur des fondations bâclées dont les faiblesses ont fini par se révéler. On peut facilement dresser des parallèles entre ce problème émergent et le réchauffement climatique qui est la conséquence d'une gabegie industrielle vieille de deux siècles. En outre, les réactions des autres locataires, qui se lavent les mains du problème et refusent de collaborer, rappellent aussi l'inertie, l'obstruction et le négationnisme observés depuis quarante ans.
La seconde intrigue nous plonge dans les manigances de coulisse qui souhaitent justement obtenir du grand public ces refus répétés d'accepter la réalité, de croire et d'agir. Ces préparatifs qui posent un cas de conscience à la personne recrutée par des intérêts pétroliers ou autres anticipent une grande conférence internationale dont la nature reste floue, mais elle pourrait s'inscrire dans un futur proche, ce qui classerait le tout dans la science-fiction ou tout au moins le genre de l'histoire secrète.
La mise en scène est de Philippe Soldevila, qui a aussi assuré la traduction des contributions, suppose-t-on, de Joan Yago. Les acteurs proviennent de l'équipe de Sortie de secours, qui jouent dans une certaine mesure leurs propres rôles puisqu'ils auraient vécu en direct le problème des toilettes de leurs bureaux et salle de répétition. Au final, c'est une pièce assez divertissante et surprenamment cohérente. Il lui manque sans doute une dimension émotive, au-delà du comique de situation et de la dimension démonstrative.
Libellés : Québec, Science-fiction, Théâtre