2017-09-16

 

Lectures gothiques dans le Québec du XIXe siècle

Dans le numéro de juillet 1833 de la revue littéraire The Montreal Museum, or Journal of Literature and Arts, on retrouve une histoire de fantôme, « The Spectre Girl » (pp. 453-465).  Il s'agit, en premier lieu, d'une réimpression, car la nouvelle était parue d'abord dans le Dublin Weekly Journal le 18 mai 1833, comme le signale ce billet d'un blogue spécialisé.  Il s'agit, en second lieu, d'une traduction, car le texte d'origine est français, comme on pouvait s'en douter à la lecture du récit, qui concerne un voyage en diligence jusqu'à Lyon, puis en patache pour descendre le Rhône.  Au nombre des voyageurs, il y a un jeune aristocrate, Maurice, à la veille de son mariage avec une fille de son rang.  Il y a aussi une jeune sourde-muette tout habillée de blanc, aux yeux injectés de sang et aux traits cadavériques.  La narration laisse entendre que Maurice, autrefois coureur de jupons sans scrupule, aurait débauché une fille du peuple, Ursule, et que celle-ci aurait péri à proximité du trajet de la diligence où son fantôme est monté en suscitant un malaise partagé par tous les autres passagers.  Hanté par le spectre d'une ancienne amour même s'il ne l'a pas reconnue tout de suite, Maurice se jette dans le Rhône.

L'autrice de « La fille spectre », conte publié dans Le Salmigondis, est Agathe-Pauline Caylac de Ceylan, comtesse de Bradi (1782-1847).  Née à Paris, elle a épousé un Corse de la sous-préfecture de Sartena [Sartène] en Corse méridionale et elle aurait revendiqué pour sa nouvelle famille une dignité comtale pas entièrement justifiée afin de n'avoir pas déchu en épousant quelqu'un d'un rang inférieur.  L'auteur corse Michel Lorenzi de Bradi serait issu de la même famille sartenaise.  Le désir de reconnaissance et de légitimation de Pauline de Bradi l'incite aussi à faire connaître l'histoire ainsi que les contes et légendes de la Corse.  Toutefois, le conte qu'elle signe pour ce périodique parisien reflète plutôt la popularité de la littérature gothique (parfois dite frénétique en France) à cette époque.  Le Salmigondis, qui prend en 1833 le titre Contes de toutes les couleurs, accueillait les meilleurs auteurs de l'époque : dans le troisième volume paru en 1832, on retrouve les signatures de Mary Shelley, Alexandre Dumas et Hoffman.  Le fantastique de « La fille spectre » n'était pas isolé : en 1975, Frank Paul Bowman recense, au sein des cinq cents contes et nouvelles parues en 1832 qu'il a pu lire, jusqu'à 67 textes fantastiques (p. 197).  Dans le quatrième volume, je signale « Maître Diétrich ou l'Homme vert » de l'auteur allemand Karl Wilhelm Salice-Contessa et « La Wivre » du futur historien Henri Martin.  Le cinquième volume inclut un texte de la jeune Georges Sand.

C'est dans le septième volume qu'on retrouve « La fille spectre » (que l'on peut aussi lire ici et que Bozzetto analyse rapidement ici).  Cet avatar de la « Dame blanche » a donc été lu au Québec en 1833, en anglais, quelques mois à peine après sa parution à Paris en français.  « The Spectre Girl » nous rappelle donc la perméabilité du Québec aux influences littéraires anglaise et française à une époque éprise de textes plus ou moins gothiques.  En janvier et février 1833, The Montreal Museum publie également « The Pole », une longue nouvelle attribuée à l'auteur de Frankenstein (même si on sait aujourd'hui que le texte est en majorité de Claire Clairmont et que Mary Shelley aurait surtout composé le dénouement), ce qui suggère que la rédaction de la revue s'attendait à ce que ce roman gothique célèbre soit connu des lecteurs montréalais. Quelques années plus tard, Philippe Aubert de Gaspé, fils, signera L'Influence d'un livre, dont la prose s'adresse souvent à des lectrices et lecteurs que l'auteur suppose familiers avec de nombreux procédés des romans contemporains.

Il y aurait néanmoins une réflexion à mener sur le statut du fantastique dans le Québec de la première moitié du XIXe siècle.  Dans Les Anciens Canadiens de Philippe Aubert de Gaspé, père, celui-ci exprime clairement son scepticisme d'héritier des Lumières face aux manifestations des superstitions populaires, comme la sorcière de Beaumont.  Une petite recherche dans les journaux québécois en ligne suggère que les lettrés québécois du début du siècle emploient « loup-garou » et « vampire » comme des métaphores (le seigneur qui se cramponne au régime seigneurial est un « vampire féodal »).  Il est de bon ton, pour les personnes éduquées en général mais pour les esprits progressistes en particulier, de stigmatiser la crédulité populaire.

Ainsi, le Journal de Québec (9 mars 1850) — organe conservateur — paraphrase en ces termes une dénonciation libérale et progressiste de l'Avenir : « Le sabbat est une assemblée nocturne de sorciers accompagnés de sorcières. Les sorciers sont des prêtres, les sorcières des personnes de mauvaise vie, comme on verra plus loin. Pour cacher leurs turpitudes, les prêtres ont donné à ces orgies le nom mystérieux de sabbat. Les sorciers, les revenants, les loup-garous, les vampires, la chasse-galerie etc., toutes ces folles croyances du peuple sont inventées par les prêtres pour tromper l’ignorance et cacher l’infamie.  La philosophie heureusement fait disparaître ces mystères d’iniquité ; le sort de la pauvre humanité est assez mauvais sans cela ; même dans ce siècle, tout impie qu’il soit, on croit que les feux-follets sont tout simplement des exhalaisons de la terre, et par conséquent un phénomène très naturel (sic). »

Si ces invectives vont trop loin, aux yeux de l'éditorialiste conservateur, en faisant du clergé catholique une entreprise de mystification, il n'est pas question pour autant d'accepter que la chasse-galerie ou les vampires existent sous les traits que leur prête la tradition populaire.  Quand il est question de vampirisme humain (et non des chauves-souris vampires), même le Journal de Québec (13 avril 1852) reproduit sans broncher le compte rendu français d'une jeune meurtrière et anthropophage de onze ans qui interprète son goût pour la chair humaine comme une « manie » susceptible d'être guérie par une thérapie appropriée.

Serait-il possible d'établir un lien entre l'essor du fantastique québécois et le triomphe du cléricalisme ultramontain entre 1860 et 1960 ?  Même si l'Église ne pouvait pas cautionner l'existence littérale des loups-garous, revenants et vampires, sous peine d'être ridiculisée, elle ne pouvait pas accepter non plus que la possibilité du surnaturel soit battue en brèche trop facilement par les sceptiques.  Si le goût pour les ouvrages gothiques du jeune Philippe Aubert de Gaspé était quelque peu sulfureux quand il faisait d'un alchimiste criminel un protagoniste, l'intérêt pour le fantastique rejoignait, aux yeux d'un abbé Casgrain, le désir de rendre aux croyances populaires une légitimité qui rapprocherait l'Église catholique de ses ouailles.

Il y a, dans la littérature québécoise du XIXe siècle, deux manières d'aborder les motifs fantastiques du folklore local.  D'une part, il y a les sceptiques — les deux Aubert de Gaspé, Fréchette, etc. — qui, en dénonçant la crédulité des ignorants, accréditent en fait l'existence de croyances sincères.  D'autre part, il y a les conteurs et folkloristes, qui répètent les histoires transmises de bouche à oreille, parfois en jouant sur l'hésitation du fantastique todorovien, ou qui brodent en faisant intervenir des créatures de plus en plus surnaturelles.  La ligne de partage est-elle politique ?  Pas entièrement, sans doute.  Plus les légendes québécoises deviennent légendaires, à la fin du XIXe siècle, plus il deviendra facile pour les écrivains de s'emparer des créatures fantastiques pour raconter des histoires merveilleuses, sans se soucier des superstitions en voie de disparition.

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