2011-03-22
Stratégies d'une fin de siècle
Lire No Logo de Naomi Klein avec un décalage de dix ans (par rapport à la seconde édition qui date de 2001-2002) produit un curieux effet. Dès les années 90, j'étais suffisamment débranché de l'économie de consommation (manque d'argent et manque de temps pour m'inquiéter des marques des vêtements que je porte ou de la plupart des biens indifférenciés que je consomme) pour avoir du mal à m'énerver à ce sujet. Dix ans plus tard, le branding apparaît d'autant plus comme une tendance qui fut sans doute importante, mais pas vraiment décisive ou déterminante, à l'aune des événements qui ont marqué l'actualité depuis, que l'on songe à l'invasion de l'Irak, à la crise économique de 2008, aux vicissitudes du projet européen ou au réchauffement climatique.
De plus, la méthode de Naomi Klein (qui me donnait déjà de l'urticaire quand elle écrivait dans le journal étudiant de l'Université de Toronto) demeure essentiellement polémique. Quand elle cite des statistiques, ce n'est pas pour éclairer, c'est pour convaincre. Ainsi, quand elle fournit des courbes démontrant l'augmentation des frais de publicité des super-marques sur près de vingt ans, elle ne cite que les chiffres absolus, sans indiquer si c'est en dollars constants et sans les rapporter à la croissance de l'économie (ou de la taille des compagnies en cause) durant cette période. Du coup, le lecteur a du mal à décider s'il s'agit vraiment d'un phénomène significatif, ou de quelque chose de relativement marginal.
L'ouvrage n'est pas exempt de contradictions et d'aveux escamotés aussi rapidement que possible. Après avoir souligné comment les compagnies qui ont investi dans leurs marques ont délégué l'« encombrante logistique » de la fabrication à des pays pauvres, Klein consacre plusieurs pages à évoquer l'insoutenable légèreté de ces usines de misère, aptes à s'envoler d'un pays pauvre à l'autre, en cherchant le mieux offrant. Il aurait suffi de dix camions pour en déménager une... Éventuellement, le chat sort du sac : ces établissements ne monopolisent pas toute la chaîne de la fabrication et de la production, comme au temps des vastes usines de Henry Ford. Il s'agit souvent de simples usines d'assemblage qui installent dans un pays pauvre les étapes de la production qui exigent le moins d'équipement lourd ou de savoir-faire, et le plus grand apport de travail manuel.
Klein établit une équation entre la valeur des biens mis en vente et l'addition de l'assemblage et du branding, comme s'il n'existait que ces deux derniers termes, de sorte que si une compagnie consacre plus d'argent au branding, il faudra qu'elle en consacre moins à l'assemblage. Du coup, elle néglige les apports des innovations techniques, du design ou de la gestion scientifique tayloriste à la valeur finale des biens, ce qui complique l'histoire. Sans parler de la rémunération (stock options, etc.) des cadres et PDG. Le problème, c'est que la fabrication a été systématiquement vidée de ce qui était l'apport essentiel des ouvriers d'il y a un peu plus d'un siècle : le savoir-faire. C'est précisément parce que le savoir-faire s'est dissous dans la planification des tâches et l'automatisation machinique qu'il est maintenant possible de déplacer les usines à volonté et de faire de cette étape de la production quelque chose d'éminemment portatif. Le rôle du branding dans cette transformation est loin d'aller de soi.
Dans No Logo, Klein ne cherche pas d'ailleurs à démonter les mécanismes qui ont influencé cette transformation. Elle se concentre surtout sur les stratégies, d'abord celles des compagnies investissant dans leur branding, puis celles des résistants. Ce retour en arrière sur les opposants de l'époque me laisse aussi sceptique qu'à l'époque. Le problème, lorsqu'on ciblait des compagnies en cherchant à nuire à leur image de marque, c'était que des pressions affectant leur profitabilité affectaient aussi leur capacité d'influencer la politique. Et si des compagnies isolées changaient de comportement, le changement serait-il systémique ? Les détournements publicitaires, les événements spontanés, les boycotts et les prétentions des autres moyens de consommer restaient souvent épidermiques. Les racines du mal étaient souvent ailleurs, dans une culture qui avait fait de la consommation un moyen d'expression et qui avait érigé le repli sur soi en vertu, fondant un mouvement politique de grande ampleur axé non sur le partage mais sur un maximum d'accumulation. Les manifs politiques de ces dernières années, en particulier aux États-Unis, ont employé des slogans, dont « If you're a millionaire, pay your fair share », qui trahissent une conscience plus aiguisée des sources du problème. Quand ils ne seront plus nécessaires parce qu'ils auront été compris et assimilés, on assistera à un tournant véritable.
Les identités salvatrices
Pour Klein, qui critique le branding des multinationales de l'intérieur d'une culture mondialisée, il va de soi que la résistance tout autant que la tendance en question doivent être mondialisées. Pourtant, les cultures propres sont sans doute ce qu'il y a de plus local et de plus susceptible de contrer la mondialisation des emplois ainsi que la dévalorisation des connaissances et savoirs trop facilement reproductibles ailleurs. En effet, si même les métiers les plus qualifiés ne sont plus à l'abri de la compétition internationale ou de la concurrence robotisée, il va falloir se rabattre sur des spécialistions trop bien enracinées pour être maîtrisées ailleurs. Pourtant, le branding repose en partie sur une mondialisation du prestige ; une culture capable de produire ses propres sources de prestige serait sans intérêt pour les stratégies de commercialisation des marques internationales. Mais la délégitimation des cultures trop marginales a aussi accompagné la marche de la privatisation depuis le début des années 80 ; dans ce cas aussi, des choix politiques ont été à l'origine de ce tassement des voix trop originales ou trop particulières (que l'on parle de cultures régionales ou de cultures trop ardues pour être plébiscitées), mais c'est aussi passé inaperçu d'observateurs comme Klein, trop facilement gagnés par les mouvements culturels récupérés — même quand elle s'en défend.
De plus, la méthode de Naomi Klein (qui me donnait déjà de l'urticaire quand elle écrivait dans le journal étudiant de l'Université de Toronto) demeure essentiellement polémique. Quand elle cite des statistiques, ce n'est pas pour éclairer, c'est pour convaincre. Ainsi, quand elle fournit des courbes démontrant l'augmentation des frais de publicité des super-marques sur près de vingt ans, elle ne cite que les chiffres absolus, sans indiquer si c'est en dollars constants et sans les rapporter à la croissance de l'économie (ou de la taille des compagnies en cause) durant cette période. Du coup, le lecteur a du mal à décider s'il s'agit vraiment d'un phénomène significatif, ou de quelque chose de relativement marginal.
L'ouvrage n'est pas exempt de contradictions et d'aveux escamotés aussi rapidement que possible. Après avoir souligné comment les compagnies qui ont investi dans leurs marques ont délégué l'« encombrante logistique » de la fabrication à des pays pauvres, Klein consacre plusieurs pages à évoquer l'insoutenable légèreté de ces usines de misère, aptes à s'envoler d'un pays pauvre à l'autre, en cherchant le mieux offrant. Il aurait suffi de dix camions pour en déménager une... Éventuellement, le chat sort du sac : ces établissements ne monopolisent pas toute la chaîne de la fabrication et de la production, comme au temps des vastes usines de Henry Ford. Il s'agit souvent de simples usines d'assemblage qui installent dans un pays pauvre les étapes de la production qui exigent le moins d'équipement lourd ou de savoir-faire, et le plus grand apport de travail manuel.
Klein établit une équation entre la valeur des biens mis en vente et l'addition de l'assemblage et du branding, comme s'il n'existait que ces deux derniers termes, de sorte que si une compagnie consacre plus d'argent au branding, il faudra qu'elle en consacre moins à l'assemblage. Du coup, elle néglige les apports des innovations techniques, du design ou de la gestion scientifique tayloriste à la valeur finale des biens, ce qui complique l'histoire. Sans parler de la rémunération (stock options, etc.) des cadres et PDG. Le problème, c'est que la fabrication a été systématiquement vidée de ce qui était l'apport essentiel des ouvriers d'il y a un peu plus d'un siècle : le savoir-faire. C'est précisément parce que le savoir-faire s'est dissous dans la planification des tâches et l'automatisation machinique qu'il est maintenant possible de déplacer les usines à volonté et de faire de cette étape de la production quelque chose d'éminemment portatif. Le rôle du branding dans cette transformation est loin d'aller de soi.
Dans No Logo, Klein ne cherche pas d'ailleurs à démonter les mécanismes qui ont influencé cette transformation. Elle se concentre surtout sur les stratégies, d'abord celles des compagnies investissant dans leur branding, puis celles des résistants. Ce retour en arrière sur les opposants de l'époque me laisse aussi sceptique qu'à l'époque. Le problème, lorsqu'on ciblait des compagnies en cherchant à nuire à leur image de marque, c'était que des pressions affectant leur profitabilité affectaient aussi leur capacité d'influencer la politique. Et si des compagnies isolées changaient de comportement, le changement serait-il systémique ? Les détournements publicitaires, les événements spontanés, les boycotts et les prétentions des autres moyens de consommer restaient souvent épidermiques. Les racines du mal étaient souvent ailleurs, dans une culture qui avait fait de la consommation un moyen d'expression et qui avait érigé le repli sur soi en vertu, fondant un mouvement politique de grande ampleur axé non sur le partage mais sur un maximum d'accumulation. Les manifs politiques de ces dernières années, en particulier aux États-Unis, ont employé des slogans, dont « If you're a millionaire, pay your fair share », qui trahissent une conscience plus aiguisée des sources du problème. Quand ils ne seront plus nécessaires parce qu'ils auront été compris et assimilés, on assistera à un tournant véritable.
Les identités salvatrices
Pour Klein, qui critique le branding des multinationales de l'intérieur d'une culture mondialisée, il va de soi que la résistance tout autant que la tendance en question doivent être mondialisées. Pourtant, les cultures propres sont sans doute ce qu'il y a de plus local et de plus susceptible de contrer la mondialisation des emplois ainsi que la dévalorisation des connaissances et savoirs trop facilement reproductibles ailleurs. En effet, si même les métiers les plus qualifiés ne sont plus à l'abri de la compétition internationale ou de la concurrence robotisée, il va falloir se rabattre sur des spécialistions trop bien enracinées pour être maîtrisées ailleurs. Pourtant, le branding repose en partie sur une mondialisation du prestige ; une culture capable de produire ses propres sources de prestige serait sans intérêt pour les stratégies de commercialisation des marques internationales. Mais la délégitimation des cultures trop marginales a aussi accompagné la marche de la privatisation depuis le début des années 80 ; dans ce cas aussi, des choix politiques ont été à l'origine de ce tassement des voix trop originales ou trop particulières (que l'on parle de cultures régionales ou de cultures trop ardues pour être plébiscitées), mais c'est aussi passé inaperçu d'observateurs comme Klein, trop facilement gagnés par les mouvements culturels récupérés — même quand elle s'en défend.
Libellés : Économie, Politique