2011-02-06
Incendies à éteindre
Incendies, le film de Denis Villeneuve, démontre — presque aussi implacablement que Waltz with Bashir — à quel point la guerre civile libanaise aura été une des tragédies humaines les plus inextricables du siècle dernier. Contrairement à Waltz with Bashir, le film de Villeneuve tiré d'un scénario de Wajdi Mouawad opte pour un léger décalage fictionnel : l'action est transposée dans un pays fictif, où Beyrouth devient Daresh, les camps de Sabra et Chatila celui de Deressa, la prison de Khiam celle de Kfar Ryat, l'invasion israélienne l'invasion « ennemie » et l'assassinat de Bachir Gemayel celui d'un chef des milices chrétiennes tué par la protagoniste pour venger les victimes de Deressa...
Là-dessus se greffe la double quête de deux jeunes Canadiens — pour un père qu'ils croyaient mort et pour un frère qu'ils ignoraient avoir. Jeanne et Simon sont des jumeaux, les enfants de Nawal Marwan, qui a voulu réécrire l'histoire de Roméo et Juliette en s'éprenant d'un réfugié (palestinien) alors qu'elle est une chrétienne (libanaise). Les enfants découvrent peu à les détails de la vie de leur mère tandis qu'à l'écran, son parcours au cœur de la guerre civile nous est donné à voir d'une manière plus immédiate et nettement plus brutale.
D'ailleurs, c'est une des nombreuses forces du film que de mettre en scène le fossé presque infranchissable entre la fureur des événements tels que vécus dans le feu de l'action et les conséquences ou retombées à plus long terme, quand les acteurs ont pris leur retraite, ont filé ailleurs, entretiennent leurs rancœurs ou se retrouvent exactement là où ils se trouvaient au début de tout — enfermés dans un camp de réfugiés. Quelle forme la fidélité à la mémoire doit-elle prendre quand elle se réduit à un inventaire d'horreurs? Comment fait-on pour fouler un sol qui a déjà bu tant de sang?
Comme dans une tragédie grecque (on songe à Œdipe roi), le nœud du drame est familial, inscrivant la tragédie libanaise dans les liens mêmes du sang au sein d'une seule famille. C'est ce qui en fait quelque chose de plus personnel, de plus détaché du contexte historique.
À première vue, on pourrait reprocher à Mouawad de trop exiger du hasard. Qu'un enfant perdu devienne un chien fou de la guerre, qu'il soit recueilli (recruté) par une milice pour ensuite passer de l'autre bord afin de devenir un tortionnaire, juste assez vieux pour avoir des rapports avec sa mère, cela bouscule la chronologie et frise l'invraisemblable.
Bien entendu, l'exceptionnel nous est imposé par la force des images et la logique de ce qui nous est montré, mais, dans ce contexte, il est avant tout symbolique. La guerre civile dresse depuis toujours le frère contre le frère, la femme contre le mari, les enfants contre les parents. Que la guerre dégénère, échappant à toutes règles, et que les atrocités s'y mêlent et il ne faudra guère plus pour qu'une simple histoire d'amour entre un homme et une femme se transforme en une série d'épreuves, aussi bien pour les principaux intéressés que pour leurs héritiers.
En un sens, Incendies n'est qu'une réécriture de l'histoire de Roméo et Juliette. Mais là où la destruction d'une amour adolescente suffisait à établir l'inanité de la vendetta opposant deux familles de Vérone, il en faut beaucoup plus à Mouawad (et Villeneuve) pour conclure, comme le prince de Vérone, que l'amour ne doit pas payer le prix de la haine si on ne veut pas perdre ce qu'on a de plus cher. Toutefois, je ne peux pas m'empêcher de penser que ce serait peut-être plus convaincant si, au lieu de nous montrer des atrocités extraordinaires de part et d'autre, on nous montrait des raisons pour les uns d'apprécier les autres, et inversement. De ce point de vue, les portraits de la vie ordinaire pourraient faire autant que l'intrigue incendiaire d'un brûlot comme Incendies. Je suis train de lire la Trilogie de Naguib Mahfouz (dont le prénom se prononce différemment en Égypte et au Liban) qui fait vivre le petit peuple du Caire au milieu du siècle dernier. La haine peut-elle enseigner l'amour? Nawal Marwan affirme le contraire dans Incendies : la haine lui a enseigné la haine. Peut-être faudrait-il essayer le contraire...
Là-dessus se greffe la double quête de deux jeunes Canadiens — pour un père qu'ils croyaient mort et pour un frère qu'ils ignoraient avoir. Jeanne et Simon sont des jumeaux, les enfants de Nawal Marwan, qui a voulu réécrire l'histoire de Roméo et Juliette en s'éprenant d'un réfugié (palestinien) alors qu'elle est une chrétienne (libanaise). Les enfants découvrent peu à les détails de la vie de leur mère tandis qu'à l'écran, son parcours au cœur de la guerre civile nous est donné à voir d'une manière plus immédiate et nettement plus brutale.
D'ailleurs, c'est une des nombreuses forces du film que de mettre en scène le fossé presque infranchissable entre la fureur des événements tels que vécus dans le feu de l'action et les conséquences ou retombées à plus long terme, quand les acteurs ont pris leur retraite, ont filé ailleurs, entretiennent leurs rancœurs ou se retrouvent exactement là où ils se trouvaient au début de tout — enfermés dans un camp de réfugiés. Quelle forme la fidélité à la mémoire doit-elle prendre quand elle se réduit à un inventaire d'horreurs? Comment fait-on pour fouler un sol qui a déjà bu tant de sang?
Comme dans une tragédie grecque (on songe à Œdipe roi), le nœud du drame est familial, inscrivant la tragédie libanaise dans les liens mêmes du sang au sein d'une seule famille. C'est ce qui en fait quelque chose de plus personnel, de plus détaché du contexte historique.
À première vue, on pourrait reprocher à Mouawad de trop exiger du hasard. Qu'un enfant perdu devienne un chien fou de la guerre, qu'il soit recueilli (recruté) par une milice pour ensuite passer de l'autre bord afin de devenir un tortionnaire, juste assez vieux pour avoir des rapports avec sa mère, cela bouscule la chronologie et frise l'invraisemblable.
Bien entendu, l'exceptionnel nous est imposé par la force des images et la logique de ce qui nous est montré, mais, dans ce contexte, il est avant tout symbolique. La guerre civile dresse depuis toujours le frère contre le frère, la femme contre le mari, les enfants contre les parents. Que la guerre dégénère, échappant à toutes règles, et que les atrocités s'y mêlent et il ne faudra guère plus pour qu'une simple histoire d'amour entre un homme et une femme se transforme en une série d'épreuves, aussi bien pour les principaux intéressés que pour leurs héritiers.
En un sens, Incendies n'est qu'une réécriture de l'histoire de Roméo et Juliette. Mais là où la destruction d'une amour adolescente suffisait à établir l'inanité de la vendetta opposant deux familles de Vérone, il en faut beaucoup plus à Mouawad (et Villeneuve) pour conclure, comme le prince de Vérone, que l'amour ne doit pas payer le prix de la haine si on ne veut pas perdre ce qu'on a de plus cher. Toutefois, je ne peux pas m'empêcher de penser que ce serait peut-être plus convaincant si, au lieu de nous montrer des atrocités extraordinaires de part et d'autre, on nous montrait des raisons pour les uns d'apprécier les autres, et inversement. De ce point de vue, les portraits de la vie ordinaire pourraient faire autant que l'intrigue incendiaire d'un brûlot comme Incendies. Je suis train de lire la Trilogie de Naguib Mahfouz (dont le prénom se prononce différemment en Égypte et au Liban) qui fait vivre le petit peuple du Caire au milieu du siècle dernier. La haine peut-elle enseigner l'amour? Nawal Marwan affirme le contraire dans Incendies : la haine lui a enseigné la haine. Peut-être faudrait-il essayer le contraire...
Libellés : Films
Comments:
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Cher Monsieur,
J'ai apprécié vos commentaires sur ce film que j'ai découvert avant hier.
il me semble toutefois que si Nawal et Wahad, assasiné par les frères de Nawal, ont été liés par une impossible histoire d'amour symbolisée par celle de Roméo et Juliette, l'engagement pris par Nawal ne trouve pas sa source à cet endroit, mais dans la douleur d'une mère qui pense avoir perdu son enfant dans "les flammes", "avalé par la guerre", l'épisode du massacre des passagers du car et de la petite fille palestinienne est l'élèment déclencheur, du fond de son coeur de mère, non d'amante orpheline.
J'ai apprécié vos commentaires sur ce film que j'ai découvert avant hier.
il me semble toutefois que si Nawal et Wahad, assasiné par les frères de Nawal, ont été liés par une impossible histoire d'amour symbolisée par celle de Roméo et Juliette, l'engagement pris par Nawal ne trouve pas sa source à cet endroit, mais dans la douleur d'une mère qui pense avoir perdu son enfant dans "les flammes", "avalé par la guerre", l'épisode du massacre des passagers du car et de la petite fille palestinienne est l'élèment déclencheur, du fond de son coeur de mère, non d'amante orpheline.
En fait, je proposais une lecture à un autre niveau, celui de l'auteur pour qui l'intrigue sentimentale est contrecarrée par le contexte.
Au niveau de l'histoire, en revanche, je crois que vous avez raison de dire que l'amour maternel de Nawal est sans doute le moteur principal de l'histoire. Le fils qu'elle a perdu, cherché, retrouvé. Les enfants qu'elle a vu mourir dans la guerre. Et les enfants qu'elle a élevés au Canada en surmontant plus ou moins sa propre souffrance. C'est un amour maternel immense qui la porte, mais qui ne trouve pas nécessairement de solutions, puisqu'elle laisse le soin à ses enfants canadiens de trouver une solution... Ce qui est assez dur.
Au niveau de l'histoire, en revanche, je crois que vous avez raison de dire que l'amour maternel de Nawal est sans doute le moteur principal de l'histoire. Le fils qu'elle a perdu, cherché, retrouvé. Les enfants qu'elle a vu mourir dans la guerre. Et les enfants qu'elle a élevés au Canada en surmontant plus ou moins sa propre souffrance. C'est un amour maternel immense qui la porte, mais qui ne trouve pas nécessairement de solutions, puisqu'elle laisse le soin à ses enfants canadiens de trouver une solution... Ce qui est assez dur.
Après la lecture de ce film complexe et riche de niveaux de lecture, je vous remercie de me passionner par vos échanges.
J'ai eu une interprétation plus clinique des troubles que peuvent entrainer les traumas de la guerre. Ce qui est très décris à mon sens dans ce film.
Comment survivre à l'horreur de la guerre où toutes les règles de l'humanité sont effacées: sinon que s'identifier au bourreau (le fils tortionnaire), cliver en bon/mauvais, ou encore comme Marwal refouler de façon drastique la souffrance. Cette dernière solution suppose une inondation de ces souffrances au hasard d'un détail de la vie (ici très romancé dans l'issu du scénario)... ce qui la tue psychiquement et permet de briser le silence des origines non dites de l'histoire des jumeaux. ces secrets de famille font partie d'un héritage qui malheureusement fait des dégâts psychique dans la maladie et les désordres mentaux.
M. Le Calvez, psychothérapeute, en milieu carcéral puis auprès d'enfants.
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J'ai eu une interprétation plus clinique des troubles que peuvent entrainer les traumas de la guerre. Ce qui est très décris à mon sens dans ce film.
Comment survivre à l'horreur de la guerre où toutes les règles de l'humanité sont effacées: sinon que s'identifier au bourreau (le fils tortionnaire), cliver en bon/mauvais, ou encore comme Marwal refouler de façon drastique la souffrance. Cette dernière solution suppose une inondation de ces souffrances au hasard d'un détail de la vie (ici très romancé dans l'issu du scénario)... ce qui la tue psychiquement et permet de briser le silence des origines non dites de l'histoire des jumeaux. ces secrets de famille font partie d'un héritage qui malheureusement fait des dégâts psychique dans la maladie et les désordres mentaux.
M. Le Calvez, psychothérapeute, en milieu carcéral puis auprès d'enfants.
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