2011-01-15

 

Au Québec, tout s'explique (1)

Le Québec n'est pas la seule partie du monde à refuser de regarder les choses en face. Mais l'art de l'explication des réalités déplaisantes y atteint parfois des sommets. Je viens récemment de découvrir le site de l'Institut de recherche sur le français en Amérique (IRFA) dont la première publication annoncée en 2010 avait pour titre — assez délicieusement — Niveaux de participation aux études supérieures : les francophones du Québec ne sont pas anormaux. Notons le présupposé : parce qu'une étude récente (.PDF) de l'Institut de la Statistique du Québec (ISQ) concluait que les francophones du Québec sont proportionnellement moins nombreux que les allophones et les anglophones du Québec à détenir un grade universitaire et parce qu'ils sont également proportionnellement moins nombreux à détenir un grade universitaire que les Franco-Ontariens, cela veut dire que les Québécois francophones seraient anormaux (!)... à moins qu'on parvienne à noyer le poisson. Ce à quoi l'IRFA s'emploie avec diligence dans cette note technique.

Selon l'IRFA, les chiffres bruts (pour 2001) donnent ce qui suit pour la proportion des personnes de 25-34 ans qui détiennent un grade universitaire :

(langue maternelle) — QuébecOntario
anglais — 32,3 % — 25,8 %
français — 22,5 % — 26,7 %
autre(s) — 30,5 % — 36,3 %

En 2006, l'ISQ obtenait les chiffres suivants, guère différents à première vue (peut-être un peu gonflés parce que l'ISQ inclut les certificats universitaires tandis que l'IRFA s'en tient apparemment aux seuls grades universitaires) :

(langue maternelle) — QuébecOntario
anglais — 34,9 % — 29,2 %
français — 24,8 % — 31,3 %
autre(s) — 37,4 % — (indisponible)

L'ISQ avait noté que les immigrants, plus scolarisés que la moyenne, augmentait les chiffres de la scolarisation des allophones. L'IRFA fait remarquer dans sa note technique que, si on tient compte de l'immigration (interprovinciale et internationale, de première et seconde génération), les chiffres pour les populations nées sur place au Québec et en Ontario, de parents nés au Canada, sont les suivants (en date de 2001, parce que les données de 2006 ne permettent pas d'effectuer une telle analyse)

(langue maternelle) — QuébecOntario
anglais — 25,3 % — 21,2 %
français — 21,0 % — 18,8 %
autre(s) — 14,2 % — 13,6 %

Ce résultat est certainement intéressant. Il démontre que l'ISQ avait tort de tirer de la première série de chiffres des conclusions au sujet du système d'éducation de la Révolution tranquille et du rattrapage québécois dans ce domaine. Et dans la mesure où l'ISQ montrait en exemple les francophones ontariens (ce que je ne perçois pas dans le texte de l'ISQ, en fait), il faudrait en rabattre.

Cela dit, il est possible d'émettre certaines réserves en ce qui concerne le discours lénifiant de l'IRFA, qui tend à conclure qu'en raison de la similitude des taux d'obtention d'un grade universitaire des populations anglophones et francophones bien établies au Québec (21,0%) et en Ontario (21,2%), tout va très bien, madame la Marquise...

Tout d'abord, le jupon dépasse plus qu'un peu quand l'IRFA lance que « Les Québécois anglophones "de souche" sont concentrés dans les strates supérieures de la société québécoise » sans citer de source à l'appui. Les statistiques les plus récentes démontrent qu'à l'extérieur des centres urbains, là où l'immigration est plus faible, les revenus des anglophones et francophones québécois sont pratiquement égaux. En l'absence de données plus précises, il est possible de croire que l'écart de revenu (moyen, pas médian) qui subsiste en faveur des anglophones québécois relativement aux francophones serait essentiellement dû à une immigration fortement scolarisée (concentrée dans les villes) et que les anglophones québécois bien établis au Québec ne se distinguent guère des francophones, sauf peut-être par une pauvreté plus marquée dans certains cas. En termes clairs, ceci correspondrait à la division entre une élite anglophone internationale présente dans quelques hautes instances corporatives, récoltant de très forts salaires, et une communauté anglophone établie vivotant avec des salaires réduits (les Juifs d'Outremont, par exemple).

Ensuite, l'ensemble de la discussion de l'IRFA tend à noyer le poisson en ce qui concerne les conséquences d'une scolarisation en retard sur la productivité de l'économie québécoise. La rémunération moyenne par heure travaillée était, en 2009, de 27.72$ au Québec, de 29.43$ au Canada et de 29.90$ en Ontario. Malgré toutes les difficultés connues par l'Ontario en 2009, son économie restait donc plus productive de richesses que le Québec. Y aurait-il un rapport avec une scolarisation insuffisante de la majorité francophone? Voici la question qu'il faudrait poser.

On peut l'illustrer autrement en calculant l'augmentation de la population fortement scolarisée qui résulte de l'immigration pour chaque communauté linguistique dans les deux provinces.

(langue maternelle) — QuébecOntario
anglais — +27,7% — +21,7%
français — +7,1% — +42,0%
autre(s) — +114,8% — 166,9%

Alors que le Québec contrôle depuis déjà assez longtemps son immigration, il n'attire (ou ne retient) pas de francophones fortement scolarisés. En tout cas, nettement moins que l'Ontario n'attire d'anglophones fortement scolarisés. Ceci nous apprend-il quelque chose sur les causes de la productivité économique inférieure au Québec? Sur la réception québécoise des personnes scolarisées et l'ouverture à la connaissance? Voilà des questions qu'il faudrait poser.

Ensuite, il y a un élément de l'étude de l'ISQ que l'IRFA passe soigneusement sous silence : le niveau de faible scolarisation dans les différents groupes linguistiques au Québec. Globalement, le Québec se classe sous la moyenne canadienne pour ce qui est de la population de 25 ans et plus sans diplôme d'études secondaires, cette proportion étant de 22,9% au Québec, de 20,6% dans tout le Canada et de 18,7% en Ontario. Chez les héritiers de la Révolution tranquille, les 25-34 ans et les 35-44 ans, ce sont toujours et encore les francophones du Québec qui sont les plus nombreux à ne détenir aucun diplôme. Les chiffres sont les suivants:

(langue maternelle) — 25-34 ans35-44 ans
anglais — 8,7 % — 10,2 %
français — 12,2 %14,2 %
autre(s) — 11,8% — 13,2 %

Il semble peu probable qu'une immigration qui se démarque par sa forte scolarisation ait pu modifier les chiffres à l'autre extrême. Par conséquent, toute la démarche de l'IRFA tient plus de la justification que de l'analyse. Les faits demeurent : le Québec francophone est à la traîne pour ce qui est de l'éducation (ou fait tout au plus jeu égal) et, surtout, de la valorisation de l'éducation. L'IRFA est parvenue à identifier une sous-catégorie qui permet de voir les choses en rose, mais c'est tout.

Enfin, en ce qui concerne l'Ontario et ses francophones, notons que l'écart entre francophones établis du Québec et de l'Ontario est relativement petit (moins de 2 points de pourcentage) alors que les francophones québécois disposent d'un réseau universitaire très complet tandis que les francophones ontariens doivent soit étudier en anglais soit se satisfaire d'une université francophone et demie. Et que les francophones ontariens, de plus, doivent payer presque trois fois plus que les francophones québécois en frais de scolarité universitaire.

Ce qui peut relancer le débat au sujet de ce modèle québécois qui justifie les bas frais de scolarité universitaire au Québec au nom de l'accès à l'éducation... Que les Québécois francophones « de souche » fassent jeu égal avec les Ontariens anglophones « de souche » en ce qui concerne l'obtention d'un grade universitaire, alors que les frais universitaires ontariens représentent plus du double des frais québécois, est en fait assez inquiétant. Car il faudrait en déduire soit que l'importance des frais exigés n'ait absolument aucune incidence sur le taux de succès des études universitaires soit qu'il existe une différence culturelle entre les deux communautés quant à la valorisation de l'éducation universitaire... De ce point, le choix du gouvernement Charest d'augmenter les frais au Québec correspond à un choix — celui d'adopter la première hypothèse. Un choix obligé, peut-être, dans la mesure où il serait politiquement impossible d'aborder la seconde hypothèse en public. On se souviendra du brouhaha de dénégations qui s'est ensuivi quand Charest a osé avancer que les parents devaient accepter une part de responsabilité dans le décrochage ou non de leurs enfants...

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