2010-12-22
Réhabiliter Jospin...
Les longs cycles idéologiques et politiques m'interpellent.
Dans la foulée de la Première Guerre mondiale et du krach de 1929 (deux événements séparés par un intervalle pas si différent de celui qui sépare le 11 septembre 2001 du krach de 2008), les tenants d'un État interventionniste, voire providentiel, soit de droite (corporatisme, fascisme) soit de gauche (socialisme, communisme), l'ont disputé aux ultimes défenseurs du libéralisme du XIXe siècle. Entre l'élection de Franklin Delano Roosevelt et la victoire des Travaillistes anglais à la fin de la Seconde Guerre mondiale, on peut dire que l'État-providence l'a emporté sur tous les fronts.
Ces repères historiques laissent croire que de nombreux événements contingents auraient joué un rôle dans le triomphe d'une idéologie redistributionniste dans de nombreux pays occidentaux et au-delà. Mais il s'agissait d'une tendance de fond, que les autoritarismes de droite et de gauche ont exploitée, et qui a fini par s'imposer même aux pays les plus libéraux. Un succès aussi large amène à croire qu'il devait exister à la base une conscience largement partagée d'un problème à résoudre. En première approximation, j'aurais tendance à suggérer qu'il s'agissait de la grande pauvreté des « misérables » de Hugo ou des « prolétaires » de Marx, en somme, de l'exclusion d'une grande masse de la population des fruits de la prospérité engendrée par les grandes révolutions industrielles du XIXe siècle. La conscience d'une grande indigence (matérielle, sociale, culturelle) coexistant avec une richesse capable d'y remédier aurait permis la mise en place d'un système assurant une meilleure répartition de la richesse.
Les sentiments mènent le monde, plus que la logique ou la raison. Sans la conviction que la pauvreté était un problème, les faits n'auraient rallié que la frange de la population qui prend le parti des faits (et peut-être uniquement parce que les faits sont de leur côté).
Où en sommes-nous aujourd'hui? Au sein des pays occidentaux, existe-t-il encore le sentiment que la pauvreté est un problème criant? Ou bien l'a-t-on abolie comme problème en la délocalisant en Chine ou en Inde, ou en la confinant à des populations marginales, issues de l'immigration, par exemple, dont la grande majorité de la population ne se sent pas solidaire? En fait, les succès mêmes de l'État-providence semblent avoir miné le sentiment d'une urgence et le débat public le plus viscéral porte depuis près d'un demi-siècle sur les coûts de ce système. Mais cela ne cache-t-il pas en fait le sentiment que la richesse de la majorité a cessé d'augmenter depuis la fin des Trente Glorieuses, ou de leurs équivalents dans la plupart des pays occidentaux? L'idéologie néo-conservatrice de droite s'est emparée de cet enjeu pour proposer une explication de cette stagnation de la croissance : fardeau fiscal trop lourd et dépenses sociales trop généreuses. L'échec de la gauche a été de nier jusqu'à très récemment la réalité des pressions économiques subies par la grande majorité des contribuables. La réaction la plus concrète — mais écartée avec obstination par les gauches dites « réalistes » ou de « troisième voie » depuis une vingtaine d'années — a consisté à proposer de relever le fardeau fiscal des plus riches (ou des banques, ou des grandes compagnies). Mais comme cette mesure ne profiterait pas de manière évidente à la majorité des contribuables des classes moyennes, mais surtout aux plus défavorisés et au maintien du statu quo, elle n'a pas obtenu l'adhésion du plus grand nombre, en l'absence du sentiment d'une urgence reliée à la pauvreté.
C'est pourquoi il faut réhabiliter Lionel Jospin, qui disait en 1999 qu'avant de répartir la richesse, il fallait la créer (ce qu'a repris depuis Dominique Strauss Kahn) : « Avant de redistribuer les fruits de la croissance économique, il faut qu'il y ait croissance et donc production. » Pas seulement d'un point de vue comptable, mais d'un point de vue profondément politique — parce que c'est nécessaire (mais non suffisant) à l'adhésion populaire en faveur d'une politique de redistribution. Outre ce desserrement de l'étau financier subi par les classes moyennes, il faudrait aussi ranimer un sentiment d'urgence ou d'indignation ou de pitié — en fait, n'importe quel sentiment autre que l'indifférence — face à la pauvreté et à la précarité.
Certes, depuis quelques années, les politiques de droite ont comme effet d'accroître la précarité, sinon la pauvreté en tant que telle. Ceci pourrait produire à terme des effets politiques, mais je doute de leur imminence, du moins tant qu'un contre-discours n'aura pas été articulé. La réalité ne suffit pas, même si elle est insupportable, tant qu'elle ne suscite pas de réaction largement partagée et qu'elle ne s'inscrit pas dans un cadre de compréhension des choses qui porte à l'action. Mais si la certitude d'une relance de la croissance était acquise, si la pauvreté de nos semblables redevenait une question brûlante et si un parti politique était capable d'exprimer pourquoi la solidarité rapporte plus que l'égoïsme, il serait alors permis d'espérer.
Dans la foulée de la Première Guerre mondiale et du krach de 1929 (deux événements séparés par un intervalle pas si différent de celui qui sépare le 11 septembre 2001 du krach de 2008), les tenants d'un État interventionniste, voire providentiel, soit de droite (corporatisme, fascisme) soit de gauche (socialisme, communisme), l'ont disputé aux ultimes défenseurs du libéralisme du XIXe siècle. Entre l'élection de Franklin Delano Roosevelt et la victoire des Travaillistes anglais à la fin de la Seconde Guerre mondiale, on peut dire que l'État-providence l'a emporté sur tous les fronts.
Ces repères historiques laissent croire que de nombreux événements contingents auraient joué un rôle dans le triomphe d'une idéologie redistributionniste dans de nombreux pays occidentaux et au-delà. Mais il s'agissait d'une tendance de fond, que les autoritarismes de droite et de gauche ont exploitée, et qui a fini par s'imposer même aux pays les plus libéraux. Un succès aussi large amène à croire qu'il devait exister à la base une conscience largement partagée d'un problème à résoudre. En première approximation, j'aurais tendance à suggérer qu'il s'agissait de la grande pauvreté des « misérables » de Hugo ou des « prolétaires » de Marx, en somme, de l'exclusion d'une grande masse de la population des fruits de la prospérité engendrée par les grandes révolutions industrielles du XIXe siècle. La conscience d'une grande indigence (matérielle, sociale, culturelle) coexistant avec une richesse capable d'y remédier aurait permis la mise en place d'un système assurant une meilleure répartition de la richesse.
Les sentiments mènent le monde, plus que la logique ou la raison. Sans la conviction que la pauvreté était un problème, les faits n'auraient rallié que la frange de la population qui prend le parti des faits (et peut-être uniquement parce que les faits sont de leur côté).
Où en sommes-nous aujourd'hui? Au sein des pays occidentaux, existe-t-il encore le sentiment que la pauvreté est un problème criant? Ou bien l'a-t-on abolie comme problème en la délocalisant en Chine ou en Inde, ou en la confinant à des populations marginales, issues de l'immigration, par exemple, dont la grande majorité de la population ne se sent pas solidaire? En fait, les succès mêmes de l'État-providence semblent avoir miné le sentiment d'une urgence et le débat public le plus viscéral porte depuis près d'un demi-siècle sur les coûts de ce système. Mais cela ne cache-t-il pas en fait le sentiment que la richesse de la majorité a cessé d'augmenter depuis la fin des Trente Glorieuses, ou de leurs équivalents dans la plupart des pays occidentaux? L'idéologie néo-conservatrice de droite s'est emparée de cet enjeu pour proposer une explication de cette stagnation de la croissance : fardeau fiscal trop lourd et dépenses sociales trop généreuses. L'échec de la gauche a été de nier jusqu'à très récemment la réalité des pressions économiques subies par la grande majorité des contribuables. La réaction la plus concrète — mais écartée avec obstination par les gauches dites « réalistes » ou de « troisième voie » depuis une vingtaine d'années — a consisté à proposer de relever le fardeau fiscal des plus riches (ou des banques, ou des grandes compagnies). Mais comme cette mesure ne profiterait pas de manière évidente à la majorité des contribuables des classes moyennes, mais surtout aux plus défavorisés et au maintien du statu quo, elle n'a pas obtenu l'adhésion du plus grand nombre, en l'absence du sentiment d'une urgence reliée à la pauvreté.
C'est pourquoi il faut réhabiliter Lionel Jospin, qui disait en 1999 qu'avant de répartir la richesse, il fallait la créer (ce qu'a repris depuis Dominique Strauss Kahn) : « Avant de redistribuer les fruits de la croissance économique, il faut qu'il y ait croissance et donc production. » Pas seulement d'un point de vue comptable, mais d'un point de vue profondément politique — parce que c'est nécessaire (mais non suffisant) à l'adhésion populaire en faveur d'une politique de redistribution. Outre ce desserrement de l'étau financier subi par les classes moyennes, il faudrait aussi ranimer un sentiment d'urgence ou d'indignation ou de pitié — en fait, n'importe quel sentiment autre que l'indifférence — face à la pauvreté et à la précarité.
Certes, depuis quelques années, les politiques de droite ont comme effet d'accroître la précarité, sinon la pauvreté en tant que telle. Ceci pourrait produire à terme des effets politiques, mais je doute de leur imminence, du moins tant qu'un contre-discours n'aura pas été articulé. La réalité ne suffit pas, même si elle est insupportable, tant qu'elle ne suscite pas de réaction largement partagée et qu'elle ne s'inscrit pas dans un cadre de compréhension des choses qui porte à l'action. Mais si la certitude d'une relance de la croissance était acquise, si la pauvreté de nos semblables redevenait une question brûlante et si un parti politique était capable d'exprimer pourquoi la solidarité rapporte plus que l'égoïsme, il serait alors permis d'espérer.
Libellés : Politique
Comments:
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Il ne faut pas évacuer du problème la question du changement d'idéologie. Au sortir de la Première Guerre, les politiciens influents étaient encore des gens issus de milieux où l'on avait pour tradition de prendre soin de "nos gens" (domestiques, famille élargie plus pauvre, employés, etc). Les "grands" tiraient fierté d'assurer la prospérité de leurs subordonnés.
De nos jours, les "grands" en veulent plus pour eux et eux seuls. Souvent ce sont des supposés "self made man" qui ont profité des conjonctures économiques favorables et des programmes sociaux très généreux. Il n'est pas rare de voir des parents très riches répondre à leurs propres enfants "débrouillez-vous, nous personne ne nous a aidé". Cela va à l'encontre des façons traditionnelles de bâtir des patrimoines et de lutter contre les inégalités à long terme.
De plus, comme toutes les études le démontrent, les salaires stagnent en Occident (mais pas les profits des entreprises). Cela influe sur la motivation des employés et la productivité.
De nos jours, les "grands" en veulent plus pour eux et eux seuls. Souvent ce sont des supposés "self made man" qui ont profité des conjonctures économiques favorables et des programmes sociaux très généreux. Il n'est pas rare de voir des parents très riches répondre à leurs propres enfants "débrouillez-vous, nous personne ne nous a aidé". Cela va à l'encontre des façons traditionnelles de bâtir des patrimoines et de lutter contre les inégalités à long terme.
De plus, comme toutes les études le démontrent, les salaires stagnent en Occident (mais pas les profits des entreprises). Cela influe sur la motivation des employés et la productivité.
Redonner l'espoir, voilà le sens profond que je vois dans ce billet.. et oui il y en a besoin ! De plus en plus quand on parle des pauvres, la réaction est "ils l'ont cherché"... pour voir depuis quelques mois des gens sur le salaire minimum, je peux dire que ce qui manque le plus, outre l'argent pour simplement manger correctement tout le mois, c'est l'espoir que la situation peut changer.
Effectivement, il faudrait que ce soit une croissance qui serait de nature à profiter aux classes moyennes. Dans la mesure où les fruits de la croissance des dernières décennies ont été confisqués, les classes moyennes ont effectivement eu l'impression — et ce n'était pas qu'une impression — qu'elles n'amélioraient pas leur sort.
Le paternalisme des patrons d'antan était peut-être préférable à l'égoïsme quasi absolu des possédants d'aujourd'hui, mais cet égoïsme est peut-être aussi le résultat de l'inégalité des revenus qui creuse le fossé entre les riches et les moins riches au point de garantir l'incompréhension. Cela dit, vu la popularité des écoles privées et des universités d'élite, je ne suis pas convaincu que les riches laissent vraiment leurs enfants se débrouiller seuls. Peut-être au Québec, où les grandes fortunes francophones sont plus récentes... mais je ne crois pas que l'exemple soit généralisable.
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Le paternalisme des patrons d'antan était peut-être préférable à l'égoïsme quasi absolu des possédants d'aujourd'hui, mais cet égoïsme est peut-être aussi le résultat de l'inégalité des revenus qui creuse le fossé entre les riches et les moins riches au point de garantir l'incompréhension. Cela dit, vu la popularité des écoles privées et des universités d'élite, je ne suis pas convaincu que les riches laissent vraiment leurs enfants se débrouiller seuls. Peut-être au Québec, où les grandes fortunes francophones sont plus récentes... mais je ne crois pas que l'exemple soit généralisable.
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