2009-06-06

 

Le potentiel des espaces post-naturels

La première session du matin porte sur l'environnement et les jeunes. Charlotte Amanda Hagood analyse les écrits de Rachel Carson et se penche sur Horton Hears A Who! du Docteur Seuss. L'écologiste Mike Vandeman intervient ensuite pour offrir une critique de l'ouvrage de Richard Louv, Last Child in the Woods: Saving Our Children from Nature-Deficit Disorder. Il souligne qu'en réclamant que les jeunes passent plus de temps en pleine « nature », on ne se demande pas si la nature (les forêts, les milieux naturels et leurs créatures) réclament pour leur part une plus grande présence humaine (on fait, on voit mal lesquels auraient besoin de visiteurs humains, à part les maringouins...). Et il pose la question de savoir quelles activités seraient les plus propices à favoriser une sympathie des jeunes pour l'environnement en général. Louv cite la chasse, la pêche, la construction de forts, le ranching... ce qui semblerait plutôt inculquer aux jeunes une attitude propice à l'exploitation de la nature. Louv recommande que les jeunes emportent leurs téléphones portables dans les bois, ce qui indigne Vandeman, pour qui il n'y a rien de moins favorable à la communion avec la nature. Mais c'est peut-être parce qu'une génération plus âgée les associe encore à la vie en ville et à la civilisation technologique au lieu de les tenir pour acquis de la même façon que Vandeman accepterait peut-être d'avoir une montre avec lui...

Mary Gove et Catherine D. Ross-Stroud prennent ensuite la relève pour discuter des ouvrages pour les jeunes lecteurs et de l'environnement bâti où les jeunes vivent. Gove fournit une liste de titres, mais elle n'avait pas apporté suffisamment d'exemplaires pour tout le monde. J'ai donc dû m'en passer, mais la liste incluait The Lorax du Docteur Seuss et The Giving Tree de Shel Silverstein. Comme enseignante, Gove espère inculquer à ces élèves une culture critique au moyen de ces livres afin de les aider à établir des liens entre leurs propres vies et les grandes questions de l'heure. Quant à Ross-Stroud, elle rappelle l'influence de Le Corbusier sur l'urbanisme moderne en notant que l'ensemble des éléments de sa conception d'une « machine à habiter » a souvent été oublié par les architectes qui s'en sont tenus à dresser de grandes barres et des logements sociaux massifs privés des environnements verdoyants voulus par Le Corbusier — et par d'autres architectes français avant lui, en fait, comme Auguste Perret. Or, Ross-Stroud relève que les effets de ces environnements urbains austères, dénudés, bétonnés et carrément brutaux n'apparaissent pas souvent dans les romans qui s'intéressent aux jeunes défavorisés des banlieues et des complexes de logements sociaux, alors que ces choix architecturaux coupent les jeunes habitants des barres de leur environnement urbain.

Enfin, William Stroup rappelle la création de notre conception moderne de l'enfance vers la fin du XVIIIe s. (par Rousseau, etc.) en citant des poètes romantiques (Wordsworth, etc.) qui témoignent de la transition. Il note au passage que l'enfance de ce temps ne manquait pas de contacts avec la nature, au contraire, car la maladie, les intempéries et les mauvaises récoltes jouaient un rôle bien plus grand dans les vies de tous...

La discussion a porté entre autres sur les comportements des jeunes quand ils découvrent la nature. Quelques personnes ont rappelé que les jeunes garçons d'autrefois ne devenaient pas automatiquement des amis de la nature quand ils couraient par monts et par vaux : ils chassaient, ils pêchaient et certains s'amusaient à embrocher des grenouilles sur un bâton, voire à en écorcher vives. Ce qui m'a rappelé que le soir précédent, les filles de mon cousin parlaient d'amis de l'école qui avaient piégé un des lapins de l'Université de Victoria, l'avaient tué, l'avaient fait cuire et l'avaient mangé. Comme j'ai vu certains lapins manger dans la main de visiteurs, attraper un des lapins universitaires n'est pas exactement une grande prouesse. Du coup, on se demande s'il ne vaut pas mieux encadrer les rapports des jeunes à la nature en les initiant aux rituels de la pêche ou de la chasse plutôt que de les laisser s'en prendre à des bêtes à demi apprivoisées pour le plaisir de transgresser les règles? La seconde session de la matinée commence avec une communication un peu chaotique de Lee Rozelle, de l'Université de Montevallo en Alabama — un établissement dont je n'avais jamais entendu parler. Il nous propose d'accepter que le monde n'est pas sur le point de prendre fin, ce qui va effectivement un peu à contre-courant dans un tel congrès. Et il suggère d'attaquer le problème des espaces post-naturels au moyen de l'inventaire des trois phases de la maturation adolescente selon Turner : la séparation du sujet de son groupe d'appartenance ; la phase de liminalité durant laquelle le sujet vit un brouillage des catégories et des frontières habituelles à l'écart du groupe ; la phase de (ré)intégration qui voit le sujet rejoindre la communauté en accédant à un nouveau statut. Rozelle utilise l'exemple du roman Underground de Don DeLillo, qui met en scène des espaces blancs qui sont les dépotoirs, les accumulations de déchets, les sites d'enfouissement, les lieux de traitement et d'épuration, dans la mesure où ces lieux sont effacés de notre conscience collective, au point de devenir invisibles. Pour les réintégrer et admettre leur existence, il faut s'occuper de nos déchets, en les recyclant tout en éliminant les sites devenus inutiles, si j'ai bien compris... Du coup, ces lieux aussi symboliquement post-naturels que sont les dépotoirs accèdent à notre conscience collective.

Stephanie LeMenager offrait ensuite une communication sur le pic pétrolier et la pétromodernité. En pratique, elle a commencé par recommander la BD Fashion 2012 de Mark Herbst qui explore les réactions possibles à la fin d'un mode de vie (capitaliste et consumériste) qui n'est pas la fin du monde. Selon elle, cet ouvrage illustre l'affectivité qu'il faudrait pouvoir associer aux modes de vie moins consuméristes pour avoir une chance, comme société, de survivre à la fin de la pétromodernité. Prenant le cas du roman Oil (1927) d'Upton Sinclair (qui a inspiré le film There Will Be Blood), LeMenager souligne à point même un auteur hostile à l'industrie pétrolière se voit forcé de reconnaître des attraits à l'automobile. De fait, le pétrole bénéficie de tout un univers médiatique dont les représentations enchevêtrées (réclames, suppléments dans les journaux, etc.) valorisent la voiture et la consommation d'essence. Et la vie en automobile n'est pas seulement caractérisée par la vitesse et la liberté de mouvement de l'automobiliste : on ne peut nier que les routes qui sillonnent l'Amérique du Nord ont donné aux automobilistes un accès (potentiel) sans précédent à la nature du continent. Enfin, LeMenager admet que le pétrole est associé de par sa nature physique, noire et visqueuse, aux plaisirs du corps le plus souvent jugés inférieurs (sexe, défécation, etc.), ce qui s'ajoute aux autres facteurs pour faire du pétrole une source d'énergie irrésistiblement séduisante parce que sa séduction opère à plusieurs niveaux.

L'intervention de Lance Newman porte ensuite sur les origines de la nature en ville, qu'il associe aux Transcendantalistes étatsuniens comme Thoreau. Plus précisément, il fait remonter la tradition culturelle de la cité verte à Margaret Fuller (qui signait en 1843 l'essai proto-éco-féministe « The Great Lawsuit » ) et aux écrits sur New York de Lydia Maria Child, qui remontent aux mêmes années. Child critique le chaos et la saleté de New York, tout en notant l'existence malgré tout de « sunny spots of greenery » (concrets ou figurés) et en souhaitant en voir beaucoup plus. Ainsi, le Central Park d'Olmstead aurait répondu à ces critiques en prolongeant l'aspiration à la verdure en ville, mais en renonçant aux petits parcs de quartier dont les réformateurs comme Child auraient rêvé. Les commentaires subséquents font remarquer que Central Park a déplacé une importante communauté noire (Seneca Village) et que la tradition du film noir participe sans doute du complexe médiatique favorable à l'automobilité dans la mesure où la vie en ville est dénigrée comme sale et dangereuse, au profit des nouvelles banlieues pavillonnaires.

Je suis descendu en ville pour manger à midi avec des amis et collègues de SF Canada et Lyngarde, de sorte que j'ai raté la plénière avec Andrew Revkin. Mais il se trouvait dans la salle quand je suis arrivé pour les deux dernières communications de la journée, dans le cadre d'une session sur les catastrophes, et ce qui suivra peut-être. Corey Lee Lewis a lu des extraits d'un livre sur lequel il travaille, où il tient pour inévitable l'effondrement massif de notre culture actuelle. Au passage, il renvoie au livre de John Michael Greer, The Long Descent, pour expliciter sa conception du déclin comme non pas une apocalypse mais un effondrement catabolique — en français, voir ce bulletin (.PDF) sur le sujet — ponctué de chocs et de plateaux, mais toujours à la baisse. (Le catabolisme étant l'ensemble des réactions de dégradations moléculaires, on comprend qu'un effondrement catabolique est fait d'une série de dégradations successives de l'état premier.) Pour Lewis, il faut se résigner au déclin, et même y participer, si je puis dire. Non pas qu'il faille aider à la dégradation de la société, mais qu'il serait futile de combattre un phénomène de fond. Par conséquent, Lewis préconise une réduction de notre consommation (pour amortir les chocs) et un retour à la production locale (le biorégionalisme), susceptible de préparer l'avenir. Mais il est conscient du risque de se faire piéger par le paradoxe de Cassandre : si on croit aux avertissements prophétiques de Cassandre, on agit en s'exposant à les rendre nuls et non avenus; mais si on refuse d'y croire, ses prédictions risquent de se réaliser. Ce qui voudrait dire que plus on prédit l'effondrement, moins il est sûr?

Enfin, l'écrivain Gerald Gabriel nous a lu des extraits de son nouveau livre, New Land, qui semble relever d'une forme de fantastique ou de réalisme magique.

Les commentaires qui ont suivi ont posé la question du contrôle que Lewis prône : ne réitère-t-il pas nos tentatives de contrôler le monde naturel — des tentatives qui nous ont bien mal servis, en définitive? En fait, Lewis souligne qu'il propose que l'humanité apprenne à se contrôler elle-même au lieu de contrôler la nature.

Ce qui n'est pas un mauvais mot de la fin.

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Comments:
hmmm. Après cet exposé de Stephanie LeMenager, je ne regarderais plus du pétrole avec la même innocence... :^)
 
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