2009-06-22

 

Comment traduire Esther Rochon?

Les moments de transcendance ont besoin de tarte aux pommes.

Examinée au microscope, la prose d'Esther Rochon peut souvent paraître indécise, vague, voire maladroite... Pourtant, même si le mot juste n'est pas toujours au rendez-vous, cette imprécision même contribue au trait le plus particulier et le plus original de ses fictions : l'évocation de profondeurs tapies sous les pieds des personnages et l'indication de mystères en plus, qui s'ajoutent aux surprises de l'intrigue, qui se laissent deviner mais qui restent toujours à exhumer, que l'on relise un texte dix ou vingt fois...

Du coup, il faut repenser le caractère apparemment ordinaire de l'écriture rochonienne. Et si la banalité était au service de l'extraordinaire? Les réticences, repentirs et hésitations de sa prose font partie d'un rapport global au réel qui passe aussi par les sujets de conversation et les menus incidents de la vie quotidienne. De sorte que lorsque l'intrigue déborde soudain de ce cadre pour offrir un moment de transcendance, celui-ci est mis sur le même pied et traité sur le même ton que la dégustation d'une tarte aux pommes et au caramel, acquérant ainsi d'emblée la même crédibilité que cette tarte aux pommes. L'abolition de toute tension entre la dimension merveilleuse de l'événement et les autres péripéties oblige presque le lecteur à accepter le merveilleux sans barguigner et, l'ayant accepté, à en digérer toute la saveur.

Dans une nouvelle comme « L'épine de cerf », l'approximation, l'imprécision, le flou des mots et des tournures accouche d'un espace incertain ouvert à plus d'une interprétation. Le mystère naît dans l'obscurité et ces choix stylistiques créent une marge où l'imagination peut se glisser, déteignant sur les autres descriptions, même les plus directes, en suggérant la présence d'ombres là où il n'y aurait peut-être pas lieu d'en percevoir. Ceci faisait aussi partie de l'art du chiaroscuro si je me souviens bien.

Même si je n'avais jamais discuté avec Esther Rochon de son écriture, j'aurais certainement soupçonné la présence dans cette nouvelle d'une allégorie. Bien que la nouvelle soit inscrite dans notre monde contemporain (de par la présence d'ordinateurs et d'internet, par exemple), certains détails laissent supposer que l'écrivaine a une autre époque en tête, quand une jeune fille de Montréal s'installant à Québec afin de s'adonner à des expériences artistiques pouvait passer pour particulièrement hardie, voire rebelle.

L'allégorie alimente aussi le mystère, car plus un texte donne l'impression de s'expliquer par le renvoi à un autre récit, plus il semble incomplet, sinon incohérent. L'allégorie plaque une fiction sur la surface d'une réalité sous-jacente et elle crée alors quelque chose comme un masque mortuaire, qui est façonné par le visage du défunt tout en le cachant à notre vue.

Mais si l'imprécision et l'allégorie sont les moteurs du mystère dans la fiction rochonienne, comment peut-on traduire un texte de Rochon si le traducteur n'a pas accès à la réalité qui nourrit l'allégorie et s'il doit composer avec une prose à laquelle le flou artistique confère une consistance élastique, en quelque sorte, puisque l'approximation verbale estompe la nature exacte de l'idée (si tant est qu'il y en avait une) à l'origine d'une image?

C'est la question à laquelle j'ai tenté de répondre en abordant la traduction de ce texte. Si je suis parvenu à relever le défi, le résultat paraîtra dans On Spec. Sinon...

On verra bien. Traduire du français à l'anglais est un art difficile pour un francophone. Quand je dois me lancer dans une traduction littéraire alors que je n'ai pas écrit en anglais depuis longtemps, je m'assure aussi de lire en anglais. Ainsi, pour compléter cette traduction, j'aurai aussi lu en même temps Air de Geoff Ryman, In and Down d'Alexander Brett Savory et Living Room d'Allan Weiss. Et j'ai aussi fait jouer de la musique en anglais. De vieux succès : Leonard Cohen, ABBA, la trame musicale du film Forrest Gump, Enya... Mais l'immersion linguistique ne suffit pas à résoudre les dilemmes habituels du traducteur, en particulier quand il doit gérer un texte dont le titre même est un jeu de mots trans-linguistique, et qu'il doit choisir entre une traduction littérale et une adaptation du texte à son nouveau public...

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Comments:
Je trouve aussi que la prose d'Esther a un côté insaisissable, bien plus connotatif que dénotatif, donc à peu près intraduisible et à peine intelligible - bref, du Rochon, ça ne se comprend pas, ça s'éprouve.
La traduire me semble une gageure.
 
Je ne sais pas si la "simplicité" du style d'Esther Rochon s'impose à elle instinctivement, ou si elle est le résultat d'un choix littéraire conscient et assumé. Une chose est sûre, son style "sans artifices" n'a rien à voir avec celui d'un écrivain novice ou de la prose journalistique . C'est une sorte de trompe-l'oeil. Ses collègues écrivains ne s'y trompent pas et la considèrent comme une styliste habile. Il m'arrive de pouffer de rire à des passages non humoristiques de son oeuvre, tant son écriture est singulière. Bonne chance pour transposer ça!

Joël Champetier
 
J'ai l'impression que, dans ce texte, elle a consciemment voulu adopter un registre parlé.

À mon avis, Joël, les passages que tu évoques font rire en raison du contraste, et non en raison du seul style. C'est l'intuition à la base du réalisme magique de Gabriel García Marquez quand il entreprenait l'écriture de Cien Años de Soledad, qu'il relatait en ces termes en remontant à une inspiration qui lui était venue sur une route du Mexique : « ¡Mercedes!, dijo. Encontré el tono. ¡Voy a narrar la historia con la misma cara de palo con que mi abuela me contaba sus historias fantásticas »

Cette cara de palo, ou « face de bois », est dite brick-faced en anglais. Et c'est ce ton qu'Esther adopte souvent, de sorte que le contraste entre l'étrangeté du propos et la banalité du style en ressort renforcé, au point de paraître incongru. Et ce qui est incongru est comique.

Toutefois, je me demande si la stylistique anglaise se prête à ce procédé. En français, il existe une distinction très nette entre le registre littéraire et le registre oral, sur lequel on peut jouer. Je ne saurais me prononcer pour l'espagnol, mais je me demande si ce ne serait pas aussi le cas... En revanche, les prosateurs anglais du vingtième siècle, en particulier aux États-Unis, ont presque toujours prôné et pratiqué une langue littéraire beaucoup plus naturelle — voire vulgaire, terre-à-terre... et même prosaïque. Si le réalisme magique n'a pas vraiment pris aux États-Unis, serait-ce parce que la prose anglaise est plus apte à verser tout de suite dans la fantasy, où tout est magique parce qu'il est beaucoup plus difficile de créer le contraste voulu?

Par contre, le français est peut-être trop littéraire dans la mesure où un ton familier peut sembler agressivement ordinaire, voire banal. À moins de commencer un texte avec les précautions d'usage du conteur, qui justifie d'emblée son niveau de langage....
 
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