2009-05-21
Montée à Peyresq
Le voyage de Nice à Peyresq suffirait à convaincre les participants qu'ils sont appelés à s'isoler pour se concentrer sur le sujet des Troisièmes Journées interdisciplinaires Sciences et Fictions de Peyresq, du 21 au 24 mai. La route quitte la plaine côtière pour la montagne, puis se tortille dans des vallées de plus en plus encaissées, avant de monter abruptement, toujours plus étroite, vers un col du Haut-Verdon. Les maisons se font plus rares et les villages s'accrochent à des flancs escarpés tandis que les bois et les alpages s'étendent sur les versants et les sommets. De la neige apparaît même sur les cimes, si blanche qu'elle est presque étincelante. Au bout d'une route sans issue, l'autobus doit s'engager prudemment entre des parois rocheuses si rapprochées qu'il risque d'égratigner sa carrosserie. De l'autre côté, il y a Peyresq. Après l'arrivée au village, le buffet et le retour dans la salle de réunion (dont le tableau nous souhaitait bienvenue), les travaux commencent avec une introduction de la notion de subjectivité collective par Gérard Klein. Nous avions tous reçu au préalable une version (plus complète?) d'un essai de sa plume paru en 1968 dans Science-fiction et psychanalyse : L'imaginaire social de la S.-F. chez Dunod, intitulé « Trames et moirés : À la recherche d'autres sujets, les subjectivités collectives ». Si je ne trahis pas sa pensée dans ce qui suit (une précaution oratoire obligatoire), Klein commence par nous mettre en garde qu'il s'agit moins d'une conférence que d'une improvisation sur un thème. Il pose d'emblée une question : « un être humain peut-il penser ? » Et sa réponse est a priori négative. Il faut ajouter à l'individu, pris comme un corps qui est une tabula rasa, plusieurs choses en plus pour lui permettre de penser, dont le langage. Un des éléments nécessaires au travail de la pensée serait la subjectivité collective, qui forme et oriente la pensée en fonction d'un ensemble d'attitudes propres à un groupe social qui, de par ses expériences partagées (physiques, émotionnelles, intellectuelles), se trouve dans une situation spécifique qui lui permet de faire circuler les informations obtenues de chaque personne dans ce même contexte. Un individu peut toutefois appartenir à plusieurs groupes, dont l'existence sera brève ou longue, et il est donc l'intersection de plusieurs subjectivités collectives interagissant. Dans l'essai de 1986, Klein avertissait qu'il ne faut pas croire que l'individu est nécessairement conscient d'appartenir à un groupe social donné ou d'exprimer les expériences correspondantes; seulement, de par sa situation, il est constitué par de nombreuses subjectivités collectives (formant une trame propre à sa personnalité) dont l'aperçu de l'extérieur prend la forme d'un moiré — chaque personne est un « espace d'interférences généralisées »... Klein a aussi indiqué le point de départ de sa réflexion. Pour illustrer les origines de ses propres subjectivités collectives, il a rappelé qu'il a fait des études d'économie (Sciences Po) et des études de psychologie (Sorbonne) avant de passer par l'Algérie. Il a fait carrière comme économiste dans une société d'études, ou peut-être plus justement comme socio-économiste et sociologue de terrain s'intéressant à l'urbanisme, l'épargne des ménages et la pratique de la prospective. En même temps qu'il débutait une psychanalyse de six ans, il a commencé à écrire et publier. En 1967, le directeur des éditions de l'Herm lui demande de contribuer à un numéro spécial sur Lovecraft. C'est en travaillant sur cet article qu'il développera le concept de subjectivité collective, exposé au long dans l'essai de 1986.
L'approche critique correspondant à la notion de subjectivité collective imposerait d'examiner les ouvrages littéraires comme s'ils émanaient non pas d'un individu mais d'un groupe social auquel appartient l'auteur. Ce groupe social n'est pas réifié, toutefois, car il est lui-même construit par la subjectivité collective dont il favorise l'apparition, mais qui le distingue ensuite des autres groupes. L'analyse révèle alors non pas une dimension de l'ouvrage, mais bien la subjectivité collective qui a joué le plus grand rôle dans sa création dans la mesure où ce qui dit, écrit, publié est une expression de la subjectivité collective qui lui permet de vivre. Bref, le concept de subjectivité collective est-il opératoire, tant pour les sciences que pour les fictions? Telle est la question posée aux participants.
En fin de journée, après la pause-café et l'installation dans nos chambres, les organisateurs (Ugo Bellagamba, Éric Picholle, Daniel Tron et Anouk Arnal) nous souhaitent la bienvenue et rappellent le cadre général des journées de Peyresq, tout en introduisant le sujet de l'enchantement de la technique. J'ai enchaîné avec une présentation, intitulée à l'origine « Les origines de la SF et la crise des années 30 », puis rebaptisée « La Singularité des années 30 et la science-fiction ». J'y dressais un parallèle entre l'émergence de la science-fiction aux États-Unis entre 1926 et 1941 et les conditions économiques. Ce qu'on oublie, c'est que la Dépression des années 30 s'accompagne aussi d'une valorisation du progrès technique, d'investissements dans les BTP et d'une recherche de l'efficacité par les compagnies en manque de clients solvables, tout cela se traduisant par une augmentation de la productivité économique que l'on retrouve dans les statistiques. La subjectivité collective des premiers auteurs et lecteurs de science-fiction est donc façonnée par des attentes de progrès techniques et scientifiques (nous sommes aussi à l'époque des grandes découvertes de la physique nucléaire et de la cosmologie) qui sont comblés à un rythme si régulier qu'ils tiennent désormais ce rythme pour normal. C'est pourquoi on prend au sérieux de nombreuses projections des années 30 (dont celle de l'Expo universelle de New York en 1939-1940) et qu'on rêve de voitures volantes. La question se pose de savoir si les prédictions aujourd'hui d'une Singularité technologique ne reposent pas sur une projection injustifiée du même genre, fondée sur des tendances actuelles qu'il serait dangereux de prolonger à l'infini. (Photographie du Trylon et de la Périsphère emblématiques de l'Exposition universelle de New York en 1939, par Gottscho-Schleisner, Inc. — Library of Congress, LC-G612- 35097)
L'approche critique correspondant à la notion de subjectivité collective imposerait d'examiner les ouvrages littéraires comme s'ils émanaient non pas d'un individu mais d'un groupe social auquel appartient l'auteur. Ce groupe social n'est pas réifié, toutefois, car il est lui-même construit par la subjectivité collective dont il favorise l'apparition, mais qui le distingue ensuite des autres groupes. L'analyse révèle alors non pas une dimension de l'ouvrage, mais bien la subjectivité collective qui a joué le plus grand rôle dans sa création dans la mesure où ce qui dit, écrit, publié est une expression de la subjectivité collective qui lui permet de vivre. Bref, le concept de subjectivité collective est-il opératoire, tant pour les sciences que pour les fictions? Telle est la question posée aux participants.
En fin de journée, après la pause-café et l'installation dans nos chambres, les organisateurs (Ugo Bellagamba, Éric Picholle, Daniel Tron et Anouk Arnal) nous souhaitent la bienvenue et rappellent le cadre général des journées de Peyresq, tout en introduisant le sujet de l'enchantement de la technique. J'ai enchaîné avec une présentation, intitulée à l'origine « Les origines de la SF et la crise des années 30 », puis rebaptisée « La Singularité des années 30 et la science-fiction ». J'y dressais un parallèle entre l'émergence de la science-fiction aux États-Unis entre 1926 et 1941 et les conditions économiques. Ce qu'on oublie, c'est que la Dépression des années 30 s'accompagne aussi d'une valorisation du progrès technique, d'investissements dans les BTP et d'une recherche de l'efficacité par les compagnies en manque de clients solvables, tout cela se traduisant par une augmentation de la productivité économique que l'on retrouve dans les statistiques. La subjectivité collective des premiers auteurs et lecteurs de science-fiction est donc façonnée par des attentes de progrès techniques et scientifiques (nous sommes aussi à l'époque des grandes découvertes de la physique nucléaire et de la cosmologie) qui sont comblés à un rythme si régulier qu'ils tiennent désormais ce rythme pour normal. C'est pourquoi on prend au sérieux de nombreuses projections des années 30 (dont celle de l'Expo universelle de New York en 1939-1940) et qu'on rêve de voitures volantes. La question se pose de savoir si les prédictions aujourd'hui d'une Singularité technologique ne reposent pas sur une projection injustifiée du même genre, fondée sur des tendances actuelles qu'il serait dangereux de prolonger à l'infini. (Photographie du Trylon et de la Périsphère emblématiques de l'Exposition universelle de New York en 1939, par Gottscho-Schleisner, Inc. — Library of Congress, LC-G612- 35097)
Libellés : France, Science-fiction