2009-03-03
Le Montréal de la Crise
Les photos de la Dépression des années trente sont souvent célèbres, reproduites à l'infini et infiniment troublantes parce qu'elles mettent en scène la détresse et l'indigence. Ainsi, la photo ci-contre (LC-G623- 19736-A), prise le 10 mars 1933 par Samuel Herman Gottscho (1875-1971), nous montre une vieille femme qui tente de vendre quelques-unes de ses maigres possessions sur la rue Houston à New York, ce bout de rue étant devenu un marché aux puces en plein air. Qu'est-ce qui a incité le photographe à s'arrêter pour la prendre en photo? A-t-il été frappé par le landau qui semble lui appartenir et qui témoigne d'une époque plus prospère, à en juger par l'ornementation des flancs? Le manteau aussi ressemble à un vestige d'une splendeur évanouie, avec son col en fourrure (si ce n'est pas l'ensemble du manteau qui est fait de fourrure). Par contre, les objets étalés devant elle sont quelconques, dans la mesure où on peut les identifier : deux pots, un vase, peut-être une casserole renversée, une paire de ce qui pourrait être des claques d'hiver... Un peu plus loin, un autre vendeur aux abois offrait le même jour un assortiment nettement plus intéressant. Dans cette photo (LC-G623- 19737-H) également prise par Samuel Gottscho, on voit cette fois un homme d'un certain âge, mis avec un certain soin (chapeau, manteau de bonne coupe, un porte-documents à ses pieds) qui attend le chaland, une cigarette à la main. Ce qu'il offre aux passants, ce sont (je crois) deux ou trois horloges et réveils, ainsi que des bibelots divers, dont un flacon de terre cuite, une carafe et une fort belle coupe ouvragée. Derrière loin s'étend un terrain vague jonché de gravats, jusqu'à la façade d'un édifice (commercial?) devant laquelle des hommes sont rassemblés, assis ou debout. Et on se dit tout d'un coup que l'homme qui a encore quelque chose à vendre dans le cadre de cette brocante improvisée n'est peut-être pas le plus à plaindre... En mars 1933, Franklin Delano Roosevelt venait de devenir président et le pays était au bord de la faillite. Le taux de chômage avoisinait les 25% et la production industrielle avait chuté de plus de moitié. Pour l'instant, nous en sommes loin, tout comme nous sommes encore loin des sans-emploi se pressant dans ce réfectoire d'une soupe populaire à Montréal en 1931, dans la photo (Bibliothèque et Archives Canada / PA-168131) ci-dessous.Mais Montréal en 2009 sent déjà les effets de la crise économique. Pour l'instant, on parle de commerces qui ferment boutique, comme ce restaurant devant lequel je suis passé une nuit, il n'y a pas si longtemps. En plein centre-ville, tout près de Sherbrooke et du Ritz-Carlton, ce restaurant du Golden Mile avait fermé ses portes. Et les portes fermées arborent maintenant les stigmates d'un édifice abandonné : quand elles ne sont pas ornées de graffiti, elles abritent maintenant des empilages précaires de rebuts. Dans la photo ci-contre, on voit qu'un vandale a démoli au passage la lanterne qui flanquait autrefois l'entrée du Gulliver Steak House, avant que les clients ne désertent ses tables ou que le crédit devenu trop rare force les propriétaires à arrêter les frais s'ils avaient trop emprunté... Désormais, il faut sans doute s'attendre à voir de plus en plus d'établissements qui ferment. À première vue, cela peut sembler surprenant que les premiers touchés soient des restaurants fréquentés par les riches, mais il s'agit aussi de restaurants qui représentent des dépenses superflues.De sorte que lorsqu'il faut se serrer la ceinture, on va commencer par réduire les sorties aux restaurants les plus coûteux, en substituant une sortie au Macdo à la soirée au Gulliver. Ou encore, on remplacera le repas d'affaires en milieu de journée par une sortie au bar de 5 à 7. En particulier, si la comptabilité se met à refuser les notes de frais et à obliger les cadres à payer de leur poche pour un repas... Ce qui est peut-être révélateur si on regarde de plus près pour inventorier la nature des déchets échafaudés dans l'ancienne entrée du restaurant, c'est qu'on distingue des caisses de boissons gazeuses, et non des caisses de Beaujolais. Un signe d'un changement des habitudes de consommation? Quoique, en regardant d'encore plus près, on remarquera non seulement des boîtes de tomates et d'huiles de canola, ainsi qu'une boîte d'un fabricant de pâtes, mais aussi une caisse de vin blanc italien Fontana Morella de la Cantina Cerveteri — sauf qu'il ne s'agit pas d'un grand cru, car il se vend 7.15$ la bouteille en Ontario. Évidemment, rien ne prouve que ces rebuts sont des restes du Gulliver; n'importe quel restaurant (italien?) des environs pourrait se débarrasser de ses déchets en les abandonnant à la porte du restaurant condamné. Des rebuts de New York en 1933 à ceux de Montréal en 2009, on a décidément envie de déchiffrer sinon le futur du moins le passé dans la lie de nos quotidiens...
Libellés : Montréal, Photographie
Comments:
<< Home
ce billet m'rappele un peu du là (http://www.boingboing.net/2009/03/07/detroit-and-the-futu.html)
mais ce analyse c'est plus profond . . .
mais ce analyse c'est plus profond . . .
Merci pour ce témoignage. Ici certains commencent à s'inquiéter. Mais personne ne sait où l'on va vraiment.
Je me permet de vous signaler ce forum, dont je m'occupe :
http://avenirdufutur.ovh.org/forum/viewtopic.php?f=29&t=68
Amicalement
Je me permet de vous signaler ce forum, dont je m'occupe :
http://avenirdufutur.ovh.org/forum/viewtopic.php?f=29&t=68
Amicalement
Oui, la question posée dans votre forum n'est pas inintéressante : peut-on relier la crise actuelle aux futurs post-apocalyptiques de la science-fiction?
Si on limite la crise actuelle à une crise économique et financière, je ne pense pas que la plupart des récits post-apocalyptiques s'inquiètent de difficultés aussi banales. Il y a quand même une marge entre le chômage en hausse (et tout ce qui l'accompagne) et des pays dévastés par la guerre ou d'autres désastres, obligeant les survivants à tout reconstruire... Par contre, si on faisait le lien entre la crise économique et les défis environnementaux (pénuries possibles, réchauffement climatique), on pourrait alors se rapprocher des scénarios explorés par la science-fiction.
Cela dit, il y a eu des ouvrages de science-fiction des années 70 qui prolongeaient les crises de l'époque (inflation, crise de la croissance, crise de l'énergie) pour annoncer des effondrements de la civilisation. Il me semble que c'est en gros la trame de la BD Simon du Fleuve d'Auclair. D'ailleurs, c'est ce que semble confirmer cette page.
Publier un commentaire
Si on limite la crise actuelle à une crise économique et financière, je ne pense pas que la plupart des récits post-apocalyptiques s'inquiètent de difficultés aussi banales. Il y a quand même une marge entre le chômage en hausse (et tout ce qui l'accompagne) et des pays dévastés par la guerre ou d'autres désastres, obligeant les survivants à tout reconstruire... Par contre, si on faisait le lien entre la crise économique et les défis environnementaux (pénuries possibles, réchauffement climatique), on pourrait alors se rapprocher des scénarios explorés par la science-fiction.
Cela dit, il y a eu des ouvrages de science-fiction des années 70 qui prolongeaient les crises de l'époque (inflation, crise de la croissance, crise de l'énergie) pour annoncer des effondrements de la civilisation. Il me semble que c'est en gros la trame de la BD Simon du Fleuve d'Auclair. D'ailleurs, c'est ce que semble confirmer cette page.
<< Home